Publié le 3 Feb 2012 - 18:28
ÉDITO

Ingérences et Indigestions

Comme tous les mots à forte senteur idéologique, l'Ingérence est partie pour battre tous les records de polysémie. Au Sénégal, elle devient réalité ou fiction, selon que c'est un camp qui l'utilise contre un autre et vice-versa. Le pouvoir la dénonce lorsque l'on convoque Carcassonne pour interpréter la Constitution et disqualifier Wade de la compétition pour la présidentielle.

 

 

L'opposition la démasque dans le dernier séminaire gouvernemental qui a réuni de grands cabinets européens et américains au Méridien-Président. Et crie à la honte nationale. Mais alors que les lettres pleuvent à la pelle sur la table du Président Wade, venant de partout dans le monde avec une cadence effrayante pour l'inviter à ne pas se présenter, le Palais trouve le festival malsain, sournois et dégoûtant. Si dégoûtant qu'il y voit une... ''intolérable ingérence dans les affaires intérieures du Sénégal''; terre des tous les saints, ''forteresse'' de la résistance anti-coloniale et tout le tralala. Comment donc, argumente-t-on du côté du Palais, le Département d'Etat, peut-il pousser l'outrecuidance jusqu'à écrire une lettre au Président d'un pays souverain ?

 

 

Entendu dans les couloirs, le parallélisme des formes aurait voulu que ce soit Barack Obama qui écrive. Mais lui n'a pas le temps. Hillary Clinton non plus. Et ce sont les ''petits'' secrétaires d'Etat qui sont mis à contribution. De quoi fouetter notre ''jom'' national rudement mis à l'épreuve.

 

 

Mais alors qu'on pensait justement que Wade et son clan allaient continuer à taper sur les Occidentaux et leurs officines de propagande, surtout après les sorties fort remarquées et entendues du ministre de l'Intérieur Me Ousmane Ngom, voilà donc qu'on nous sort le coup des congressmen favorables à un troisième mandat du Président Wade. Brad Sherman et Charles Rangel remontent non seulement ses bretelles à ''l'impertinent'' sous secrétaire d'Etat américain Jonnhie Carson, mais tressent des lauriers à Me Wade qui a fait reculer la lutte contre la corruption et initier de ''très grands progrès sous (son) leadership''.

 

On croit rêver. Et... suprême contradiction, lorsque c'est Wade qui était attaqué, on avait vite fait d'indexer des Sénégalais en mal de patriotisme et de forces, qui sont allés jusqu'au-delà des Pyrénées pour porter la mauvaise parole ; là, on préfère voir la main de simples citoyens américains ''imbus de justice et de vérité''. Ces derniers poussent d'ailleurs la galanterie jusqu'à magnifier le rôle de notre cher Président contre l'antisémitisme. Ingérence souhaitée ou provoquée ?

 

Ce sont en tout cas les services du ministère de la Communication, prolongement du directoire de campagne du Président Wade qui envoie la missive à la presse pour exploitation. Service qui a oublié de nous dire que ce travail n'a pas du tout été gratuit et que Brad Sherman et Charles Rangel ont offert leur signature en échange de quelques milliers de dollars. Bref, on trouve du tout, aussi bien chez nous qu'aux Etats-Unis, terre de lobbying et de contre-lobbying.

 

 

Mais ce que cette lettre ne dit pas, c'est que le Congrès américain dans son ensemble, c'est-à-dire la Chambre des représentants et le Sénat, s'était déjà prononcé contre la candidature de Wade, dans une lettre qui porte l'entête de cette institution représentant le peuple américain dans sa globalité et sa complexité. C'est ce qu'on appelle une ''démarche bi-partisane'', opération politique fort rare, qui engage à la fois les Républicains et les Démocrates. Si ces signaux ne sont pas encore clairs, en tout cas par rapport aux rapports de force à l'international, il faudra bien se résoudre à faire comme Diogène, en allumant une torche en plein jour, pour chercher encore plus de lumière.

 

 

En tout état de cause, il faut savoir qu'ingérence ou pas, le débat ne se pose même plus du fait justement que les mots ne peuvent pas grand-chose sur la réalité du monde. L'ingérence est devenue une donnée structurante. Berlusconi a résisté à toutes les frondes dans son pays avec l'arrogance qu'on lui connaît, il a été foudroyé par le système financier mondialisé, qui l'a expédié à la retraite en un laps de temps record.

 

 

Ce sont les mêmes forces, mais avec des habits plus humains, qui ont humilié Kadhafi avant de le tuer à la face du monde. Ironie du sort, c'est le Wade qui a administré un cours formidable depuis Benghazi sur l'ingérence, qui l'a expérimenté sur le terrain devant toutes les caméras du monde, qui dénonce aujourd'hui une conspiration internationale contre son régime. Plus proche de nous, Laurent et Simone Gbagbo ont cru jusqu'au jour de la chute que Dieu était avec eux. Attention donc de prendre l'ombre pour la proie !

 

 

Mais dans tous les cas de figure, il faudra bien comprendre que l'Amérique ou l'Europe ne vont jamais se substituer à nous Sénégalais pour régler nos propres problèmes. Ces puissances ne jouent en vérité que le rôle de catalyseur et d'accélérateur, en s'appuyant dans le cas des Etats-Unis sur la société civile organisée et active. Quelle que soit donc la perception que les Etats-Unis, la France, l'Allemagne peuvent avoir du Sénégal, ce sera à nous de prendre notre destin en main. De dire ce que nous voulons. Clairement. Vox populi, vox dei ! Nous avons vraiment le choix de notre destin.

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