Publié le 7 Jul 2012 - 15:03
ÉLECTIONS LÉGISLATIVES

 Le sens de l’abstention du 1er juillet 2012

 

En mars 2012, le Sénégal était décrit comme un modèle de maturité et de vitalité démocratiques. En Juillet 2012, les mêmes fabricants de l’opinion soutiennent que le Sénégal aurait lamentablement régressé. En effet, 3,4 millions de votants n’ont pas jugé utile de se déplacer en vue d’élire leurs représentants. Ce qui représente 63% des électeurs inscrits. Comment rendre compte de cela ? Comment expliquer que l’abstentionnisme soit le premier parti politique du Sénégal, le vainqueur silencieux de la plupart des élections ? Comment expliquer la rupture entre mars et juillet 2012 ? Les explications abondent.

 

En 2007, le faible taux de participation (34,7%) aux législatives a été attribué au boycott de l’opposition. Cinq ans plus tard, on se rend compte que cette explication n’était pas la bonne. Sans boycott d’aucun parti, le taux de participation est à peine supérieur.

 

Autre situation, autres explications : les « politiciens » ont une image très négative qui fait que personne n’a envie de faire le déplacement jusqu’aux urnes ; les Sénégalais jugent les législatives moins importantes que les présidentielles ; le calendrier des législatives est trop proche de la présidentielle (d’autres disent le contraire : c’est parce que les législatives n’auraient pas été couplées aux présidentielles !) ; le débat préélectoral était pauvre à tout point de vue voire nauséabond ; le résultat de ces joutes était couru d’avance vu les pratiques monopolistes des membres de Benno Bokk Yakkar et le faible répondant qu’il y avait à côté ; Macky Sall n’a pas tenu sa promesse de réduire significativement le prix des denrées de première nécessité. Dans ce lot, le faible taux de participation a même été corrélé avec le fait que ces élections aient été organisées un dimanche. Sans doute s’agissait-il d’un lapsus !

Sortons un peu du nombrilisme sénégalais et du conjoncturisme politique. Ce qui se passe au Sénégal est observable dans la plupart des « démocraties représentatives ». Depuis les années 80, dans les pays occidentaux, le taux de participation aux joutes électorales connaît une tendance baissière.

 

Aux Etats-Unis, depuis 1945, le taux de participation aux présidentielles a rarement dépassé les 50%. Pour les élections locales et législatives, il tombe même parfois jusqu’à 20-25%. Plus près de chez nous, au Mali, pays jadis loué comme un modèle de « démocratie », les taux de participation à des élections présidentielles et législatives n’ont jamais atteint 40%.

 

«L’élection permet la rotation du pouvoir politique au sein de la même 'classe'».

 

Il ne faut pas chercher des explications compliquées à cet état de fait. La « crise de la représentation » existe partout. Le Sénégal ne fait pas exception. Ce n’est pas seulement la classe politique qui souffre d’un déficit de légitimité. Le problème est plus grave. C’est la nature du système politique qui est remise en question par les populations. La « démocratie représentative », ce système que le 19e siècle appelait « aristocratie élective », ne les satisfait pas. Non seulement, elle les exclut.

 

Mieux, elle produit tout au plus que de la démagogie. Les vraies questions sont éludées. Les « élus » sont incapables de produire les performances attendues par la majorité des citoyens. A la place, leur bilan se résume souvent à un accroissement des inégalités sociales.

 

Les intellectuels trompent les peuples en leur disant que l’élection est un outil démocratique. Cela est une contre-vérité. La notion d’ « élections démocratiques » est une imposture. Consultez tous les ouvrages sérieux de théorie politique qui ont été écrits de Platon à Rousseau, vous ne verrez jamais un philosophe associer l’élection à la démocratie. Aristote par exemple souligne que l’élection est un outil oligarchique.

 

Montesquieu, Rousseau, Spinoza et les autres philosophes disent la même chose. Quand vous organisez des élections, c’est pour donner le pouvoir politique aux «riches» et aux «intrigants». Cela est un secret de polichinelle pour tout intellectuel qui se respecte et qui a pris le temps de lire consciencieusement les «classiques».

 

Prenez le cas des élections présidentielles françaises de 2007 : le classement électoral du premier tour est quasiment conforme au classement des budgets de campagne. Autrement dit, la règle de l’élection veut que ceux qui ont le plus de moyens soient toujours les mieux placés. Oui, l’élection est un outil oligarchique. Elle permet la rotation du pouvoir politique au sein de la même « classe ». Sans être philosophes, les peuples ont compris cela.

 

«La sphère politique s’est émancipée de la sphère sociale»

 

De plus en plus, la plupart de nos jeunes compatriotes, comme dans beaucoup de pays, en a marre du vote. « Y en a marre » du vote parce que c’est un outil qui devait, disait-on, servir à exprimer les préférences des peuples. Or, de nos jours, ce n’est plus qu’un outil pour départager des conflits oligarchiques : « Votez pour nous et après on vous oublie jusqu’à la prochaine élection ». Partout, les peuples ont compris cette fonction de l’élection. C’est pourquoi ils ne se mobilisent pour aller voter que lorsqu’ils sentent que leur patrie est en danger.

 

Quand il leur apparaît que les conflits oligarchiques peuvent mener leur pays au chaos, les peuples sortent en vue d'assurer une transition pacifique du pouvoir souverain. C’est ce que l’on a vu par exemple lors des élections présidentielles sénégalaises de 2000 et 2012. Dans les circonstances normales, les citoyens restent de plus en plus chez eux. Ils réservent leur sursaut républicain aux moments d’incertitude et d’angoisse. Pour garantir la paix, les gens se mobilisent. Lorsqu’il s’agit simplement de départager des factions rivales, là ils s’abstiennent.

 

D’une certaine manière, le taux élevé d’abstention est le signe que la sphère politique s’est émancipée de la sphère sociale. Et ça, les élites n’arrivent toujours pas à le comprendre. Bien qu’elles aiment parler de séparation des pouvoirs, elles tardent à réaliser que dans nos pays la politique s’est séparée du social. Les représentants ne représentent plus personne. Ils sont là avant tout au service de leurs partis et de leurs intérêts. C’est au parti qu’ils doivent d’abord des comptes, pas à la Nation. Qu’ils soient efficaces ou pas dans leur mission républicaine est une question accessoire.

 

«C'est le système qu'il faut changer de fond en comble»

 

Qu’on ne se méprenne donc pas sur le sens de l’abstention du 1er juillet 2012. Le message des Sénégalais est tout à fait clair : « Votre système ne nous intéresse pas. Nous ne voulons pas être impliqués dans vos querelles oligarchiques. Le vote n’est pas le seul moyen d’exercer la citoyenneté. Trouvez quelque chose qui fasse plus sens et qui soit en phase avec nos préoccupations quotidiennes. Nous ne pouvons vous donner une légitimité que vous ne méritez pas. Votre démocratie n’est pas démocratique ».

Ce n’est pas en rendant le système politique sénégalais moins « présidentialiste », en couplant les élections législatives avec les présidentielles ou en rendant le vote obligatoire que les élites pourront mobiliser le peuple. Comprenez-le bien : le problème réside dans un système qui décide que seuls les partis politiques ont le droit de gouverner.

Il faut changer le système de fond en comble : il faut casser le monopole des partis politiques et faire en sorte que les hommes et femmes de vertu, où qu’ils se trouvent, puissent contribuer à faire avancer notre pays d’une manière constructive et à l’abri de la démagogie. Essayons de favoriser le débat des idées, pas le débat entre les chapelles politiques. Essayons de nous débarrasser de la politique politicienne au profit du politique. Essayons de faire que le politique soit le domaine d’action permanent de tout citoyen.

 

Nous avons besoin d’une transformation profonde de nos institutions. Nous devons essayer autre chose et ne pas nous contenter d’imiter servilement ce qui a été testé ailleurs. Malheureusement, il est difficile d’espérer que les aristocraties qui règnent dans la sphère politique et dans une partie de la « société civile » vont favoriser des systèmes politiques qui les dépossèdent de leurs privilèges quand bien même ils seraient plus participatifs et plus transparents. Malgré ces obstacles, nous devons essayer de faire comprendre à ces gens pourquoi ils sont dans l’erreur.

 

Dans une société où les inégalités sont importantes, disait Aristote, il ne peut exister que trois types de gouvernants : les tyrans, les oligarques et les démagogues. Tâchons de méditer là-dessus chers concitoyens et camarades républicains !

 

Dr. Ndongo Samba Sylla, Economiste. ndongosylla@voila.fr

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