Publié le 26 Oct 2019 - 23:32
20 % DES REVENUS DES MENAGES, 3 000 F PAR MOIS, 71 % DE PRATIQUANTS

Les chiffres et les lettres de la dépigmentation au Sénégal 

 

Malgré son coût économique, la morbidité et la mortalité que la pratique engendre, avec des maladies tels que le diabète, l’insuffisance rénale, les troubles neurologiques, les retards de cicatrisation des plaies opératoires des césariennes, la dépigmentation continue de gagner du terrain au Sénégal où 71 % des femmes s’y adonnent. Dans le département de Pikine, plus de 10 milliards de F Cfa sont injectés par an dans cette pratique.

 

La dépigmentation artificielle, encore appelée dépigmentation cosmétique volontaire (Dcv) a de beaux jours devant elle. Cette pratique, qui consiste à obtenir un éclaircissement de la peau par l’utilisation de produits topiques (application locale) ou injectables, a encore gagné du terrain, au Sénégal, ces dernières années, selon une étude. La plupart des produits dépigmentants sont des médicaments détournés de leur usage. Les principaux sont les suivants : hydroquinone, mercure, propionate de clobétasol et bétamethasone. Ces deux derniers sont des dermocorticoïdes d’activité très forte. Au cours des trois dernières années, un nouveau produit - le glutathion - utilisé par voie injectable, est présent sur le marché des substances dépigmentantes utilisées à visée cosmétique.

Docteur Fatimata Ly, Maître-Assistante en dermatologie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, qui s’est entretenue avec ‘’EnQuête’’, explique qu’il s’agit d’une pratique essentiellement féminine, mais qui tend à se masculiniser.

L'obsession et le désir d'une peau claire constituent des critères de beauté observés chez les mélanodermes, mais retrouvés également chez des sujets de phototypes clairs. Elle s’apparente, de plus en plus, à une addiction, selon certaines enquêtes qualitatives.

D’après toujours elle, plus de 71 % des plus de 15 ans la pratiquent au Sénégal. En moyenne, dans le département de Pikine, elles dépensent 10 milliards de francs Cfa par an dans les produits cosmétiques. ‘’C’est 3 000 F par femme ; vous multipliez par 12 et les 71 %, cela vous donne les 10 milliards l’an. C’est les résultats d’une étude. Au niveau national, 20 % des revenus des ménages étaient consacrés à l’achat de ces produits et à la prise en charge des complications dermatologiques liées à cette pratique. Ce coût n’avait pas pris en compte les nouveaux produits comme le glutathion beaucoup plus onéreux, puisque la somme totale dépensée pour obtenir l’éclaircissement souhaité varie de 250 mille à 450 mille F Cfa (533 à 686 euros). On a constaté aussi que les hommes le font. Dans la plupart du temps, ce sont les artistes ou la communauté gay. Nous n’avons pas de chiffres dans ce sens actuellement’’, explique-t-elle.

Selon toujours la présidente de l’Association internationale de l’information sur la dépigmentation artificielle (Aiida), en Afrique, la dépigmentation volontaire est diversement nommée selon les pays : ‘’xessal’’ au Sénégal, ‘’tchatcho’’ au Mali, ‘’maquillage’’ au Congo, ‘’djansang’’ au Cameroun.  

Des prévalences de 62, 58 et 71 % à Kaffrine, aux Parcelles-Assainies et à Pikine

Depuis 1950, date de son apparition, poursuit-elle, la dépigmentation cosmétique volontaire s’est considérablement développée, pour se retrouver pratiquement sur tous les continents, avec des fréquences variables. La prévalence est plus élevée en Afrique subsaharienne et en Asie, mais elle est également rapportée au Maghreb. Dans une étude menée par Peltzer K et al, la prévalence globale de la Dcv, au cours des 12 derniers mois, était de 24,5 %. Elle variait selon les pays, allant de 0 % en Turquie et en Guinée-Bissau, à 83,8 % en Thaïlande. Elle affecte une partie importante de la population féminine de tous les âges (éduquées, analphabètes, mariées et célibataires). Une prévalence de la dépigmentation de 25 à 67 % a été signalée dans les pays africains, ce qui dénote de l’importance épidémiologique du phénomène.

‘’Au Sénégal, des études récentes menées à Kaffrine, aux Parcelles-Assainies et à Pikine ont retrouvé en population générale des prévalences de 62, 58 et 71 %, respectivement. Outre la fréquence élevée de cette pratique, le coût économique, la morbidité et la mortalité qu’elle engendre contribuent à son importance sur le plan épidémiologique. Ainsi, les complications de cette pratique intéressent pratiquement toutes les spécialités médicales et chirurgicales, sans compter l’addiction et le retentissement sur le plan sociologique et sociétal’’, soutient celle qui sert également à l’Institut d’hygiène sociale (Ihs) à la polyclinique de la Médina et à l’hôpital Aristide Le Dantec.

Selon elle, les complications dermatologiques en zones tropicales sont dominées par les infections fongiques (mycoses superficielles), parasitaires (gale), bactériennes, en particulier les dermohypodermites bactériennes (Dhb) des membres inférieures pour lesquelles une étude de cas témoins multicentriques menée en Afrique subsaharienne a clairement établi la Dcv comme facteur de risque.  

11 cas de cancers cutanés recensés entre janvier et juillet 2019 au Sénégal

Ces Dhb peuvent engager le pronostic vital et contribuent à la mortalité de la Dcv. Il en est de même des cancers cutanés associés à l’utilisation des Pd utilisés à visée cosmétique. Récemment, selon notre interlocutrice, 8 cas de cancers cutanés ont été rapportés au Sénégal et une imputabilité des Pd était très fortement suspectée, sans compter 11 autres cas recensés entre janvier et juillet 2019. Les autres complications non infectieuses sont représentées par les toxidermies sévères comme le syndrome de Lyell dû au glutathion, l’acné, les troubles dyschromiques tels que l’ochronose exogène, l’eczéma, les vergetures, les troubles trophiques.

‘’Si les pathologies dermatologiques demeurent les plus visibles et les plus fréquentes, il n’en demeure pas moins que tous les appareils peuvent être la cible de la toxicité et des effets secondaires de cette pratique. Des maladies endocriniennes (syndrome de cushing, insuffisance cortico-surrénalienne), un diabète cortico-induit, une Hta, une insuffisance rénale, des troubles neurologiques ont été rapportés chez des femmes utilisant des Pd à visée cosmétique. Une fréquence relativement élevée de 34,72 % des complications oculaires au cours de la Dcv a été rapportée dans une étude menée à Dakar’’, renchérit Dr Ly.

Selon la dermatologue, les principales manifestations observées parmi les patientes reçues en consultation ophtalmologique étaient les suivantes : ochronose exogène de la paupière (34,72 %), ochronose oculaire (25,81 %), de la cataracte (19,35 %) et le glaucome (6,45 %). La Dcv a également un impact sur la santé de la reproduction avec une fréquence élevée des infections génitales chez la femme. De plus, une accentuation de la pratique est rapportée chez les femmes enceintes et les retards de cicatrisation des plaies opératoires des césariennes et les infections des sites opératoires sont bien connues du personnel médical.

‘’Dans une étude menée à Dakar, une fréquence de plus de 60 % de la Dcv a été rapportée chez les femmes enceintes. En outre, les auteurs avaient retrouvé une association entre un faible poids de naissance des nouveau-nés, un placenta plus petit et l’utilisation des Pd. Tous ces paramètres constituent des marqueurs de susceptibilité aux infections chez le nouveau-né. En dehors de cette période néonatale, il est rapporté en pédiatrie des observations d’enfants présentant des accidents liés à la toxicité des produits dépigmentant, en particulier le mercure responsable de troubles neurologiques’’, poursuit-elle.

Outre son retentissement sur la santé physique, la Dcv a également un impact sur la santé mentale. Selon Dr Ly, l’impact sur l’environnement avec une écotoxicité des produits dépigmentant (mercure) constitue un autre des effets néfastes de cette pratique.

La toxicité des produits dépigmentant ne se limite pas à la peau et aux organes internes, mais il y a également un impact sur la faune et la flore. En effet, l’eau de bain contenant du mercure est déversée dans l’eau de mer, les poissons qui s’en nourrissent et le mercure se retrouvent ainsi dans la chaîne alimentaire. Du fait de cette pollution de l’environnement, il existe un impact négatif sur le développement durable.

En outre, pour amener les autorités de l’État, au plus haut niveau, à reconnaître la Dcv comme une priorité de santé publique, l’Aiida compte organiser, aujourd’hui, un panel. A la fin de cette journée, selon Dr Ly, sa structure veut obtenir l’engagement de l’État du Sénégal à prendre des mesures idoines appropriées pour réduire la prévalence de la Dcv au Sénégal à court terme et celui des premières dames d’Afrique pour la lutte contre la Dcv.

CHEIKH THIAM

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