Publié le 27 Jul 2019 - 00:08
3e COLLOQUE INTERNATIONAL ASENA

Ces maux qui gangrènent l’Administration publique

 

L’Association sénégalaise des anciens élèves et auditeurs de l’Ena de France (Asena) diagnostique, depuis hier, les poids qui lestent une Administration publique sénégalaise face au défi du Pse et de l’émergence.

 

‘‘Il y a une destruction de valeurs énormes dans notre Administration publique. Il y a des grosses compétences qui ne sont pas utilisées’’. A ces mots du conseiller technique au Port autonome de Dakar (Pad) Touba Fall, des claps d’approbation, timides, brisent l’attention du public select de l’Ena de Dakar, venu plancher sur la problématique du jour : ‘‘La réforme de l’Administration publique face aux défis de l’émergence’’.

‘‘Nous devons passer d’une logique de postes à une logique de compétences. Sinon, pour l’application du Pse, on aura de grandes difficultés’’, pronostique-t-il. Ce fonctionnaire de prendre un exemple personnalisé sur les blocages administratifs qui ont marqué son évolution professionnelle, alors qu’il voulait rejoindre le ministère des Finances après sa formation. Après l’Ena en 1988, il rejoint le ministère du Commerce, puis le Cesag, avant de retourner au Commerce intérieur et intégrer finalement les Finances qui venait de créer un poste de Drh. Il va occuper un poste similaire au Pad, avant d’y être conseiller technique actuellement. Le constat est presque le même que sur le principe, on ne doit pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais que l’Administration a besoin d’une réforme en profondeur. Il faut décloisonner les corps, asseoir l’équité salariale et assurer la mobilité des agents de l’Administration publique...

Bref, passer d’une administration de carrière à une administration d’emploi. Ou, pour calquer le modèle du privé, opter pour une organisation en réseau plus flexible, au lieu de l’organisation pyramidale. Des solutions dont le point zéro est, pour le médiateur de la République, Alioune Badara Cissé, la réforme du système éducatif, en ‘‘dépassant l'école française de type napoléonien pour un modèle anglais-saxon plus adapté aux exigences de l’heure’’.

Deux ans d’attente pour la restitution d’un audit

Mais mettre l’Administration publique dans les starting-blocks, pour le sprint vers l’émergence, n’est pas une mince affaire. Entre les difficultés liées aux corps, à la mobilité, à la rémunération et à l’évaluation des agents, cette mission semble titanesque, quoique réalisable. L’Administration sénégalaise ‘‘est comme un mouton à huit pattes’’ dont il va falloir manœuvrer délicatement pour la délester de toute sa masse superflue. Elle compte 200 corps pour près de 150 mille fonctionnaires, selon le secrétaire général au ministère de la Fonction publique, Mouhamadou Diop, qui donne d’avance la panacée de regrouper certains corps convergents. Mais ce sont les engagements, non suivis d’effets, pris par les autorités centrales qui interpellent.

En janvier 2017, il était prévu l’application de la directive n°06-2009 Cm-Uemoa du 26 juin 2009, relative au cadre harmonisé des finances publiques des pays membres. C’est dans cette perspective que Macky Sall avait instruit son gouvernement, en Conseil des ministres, de préparer le Schéma directeur de modernisation de l’Administration publique (Sdmap) qui tienne compte du cadre harmonisé communautaire axé sur la gestion publique par résultats. Le 8 septembre 2017, le décret n°2017-1546, portant répartition des services de l’Etat et du contrôle des établissements publics, des sociétés nationales et des sociétés à participation publique entre la présidence de la République, la Primature et les ministères, est publié. Sans grand effet concret sur la marche d’une administration où l’on trouve ‘‘des directions ou des sous-directions avec un seul ou deux individus’’.

‘‘Je suis au regret de constater que ça n’est pas appliqué’’, constate le conseiller technique au Port, Touba Fall. Le président Macky Sall a aussi reçu, en mai dernier, les organisations syndicales devant lesquelles il a réitéré sa volonté de passer en mode fast-track pour le Pse, en s’appuyant sur les performances de l’Administration. Quelques jours plus tôt, il prenait un décret portant création et fixant les règles d’organisation et de fonctionnement de la Commission d’évaluation et de suivi des politiques et programmes publics (Ces3p) confiée à l’ancien ministre du Plan Ibrahima Sall.

Mais les observations de Touba Fall, sur les résultats d’un audit qui dort dans les tiroirs, laissent subsister de nombreux doutes sur la future efficacité ou efficience de cette nomination. ‘‘On a commandité un audit de compétence dans trois ministères et le rapport a été produit depuis 2017. Voilà donc deux ans que nous attendons la restitution. Il faut savoir ce que nous voulons finalement dans cette réforme de l’Administration’’, dit-il, invitant à identifier clairement quel concept rétribuer entre les diplômes, les performances, les compétences ou l’appartenance à un corps.

‘‘Nous avons un sérieux problème avec le recrutement. On ne peut plus le faire sur la base des diplômes uniquement (...) On se plaint beaucoup d’une masse salariale énorme, mais c’est dû au fait qu’on recrute à tour de bras des personnels dont on n’a pas besoin’’, analyse-t-il. D’après lui, le fait que tout le monde, dans l’Administration, veuille rejoindre les Finances, s’explique par l’existence de primes dont on bénéficie de facto en intégrant ce département, alors que d’autres administrations qui renferment des compétences tout aussi méritantes n’ont pas ces fonds.

Pour le secrétaire général de la Fonction publique, il ne s’agira pas seulement de formuler des exigences envers l’Administration publique, mais également que la rémunération doit également intégrer les exigences de la Gar et doit reposer sur le mérite, avance Mouhamed Diop. Résultat ? Evaluer adéquatement cette succession de lourdeurs est une gageure. ‘‘Il y a problème dans l’évaluation ; on le sait tous. Tout le monde veut avoir 20. Ils ont 17 ou 18, ils diront que cette note ne servira pas leur avancement. Nous sommes obligés d’avoir recours au critère d’ancienneté pour départager’’, explique Mouhamed Diop, en prenant l’exemple sur la mobilité dans l’éducation. Dans la même logique, le privé évalue aussi les performances, le professionnalisme ou les compétences, mais n’arrive pas, toutefois, à un niveau extraordinaire d’avoir 5 % de talents dans l’entreprise. ‘‘Tout le monde n’est pas El Hadj Diouf ou Sadio Mané’’, avance Mouhamadou Diallo.

Rémunérations gratifiantes ou fuite des cerveaux 

Cette attirance pour les fonds communs du ministère des Finances a son pendant extérieur dans l’Administration publique sénégalaise. En dehors des problèmes de mobilité ou de corps, les rémunérations dans l’Administration publique ne sont pas ce qu’il y a de plus gratifiant, comparées à celles du privé ou de l’étranger. Le ‘‘Brain drain’’ (fuite des cerveaux) qui arrache aux pays africains, au Sénégal notamment, leurs meilleurs cadres, est ‘‘terrible, terrible, terrible’’, constate le médiateur de la République. Abc estime que les quelques cadres formés dans le post-Bac sénégalais qui choisissent de rentrer après un séjour dans les pays occidentaux, sont très en deçà de ceux qui choisissent de rester en Europe ou en Amérique, pour des rétributions plus consistantes. ‘‘Ils ne reviennent pas, car il n’y a rien d'incitatif dans ce qu’on leur propose ici’’. Une analyse que partage le président de la Commission stratégie et développement de l’Association privée des ressources humaines.

Dans le secteur privé, des enquêtes de salaire sont intégrées dans les stratégies des grandes compagnies pour repérer, et éventuellement débaucher les talents d’une boite concurrente ou préserver les valeurs sûres. La justice distributive ne doit pas être un simple concept autant dans le privé que dans le public. ‘‘Si la valeur créée par les travailleurs ne leur est pas retournée, il y a un risque énorme qu'ils partent’’, déduit Mouhamadou Diallo.

Amadou Hott : ‘‘Certains veulent construire des murs’’

Les lignes étant de plus en plus perméables entre le public et le privé, ‘‘il y a un alignement stratégique de l’Administration publique sur l’administration globale du Pse à opérer’’, suggère Mouhamadou Diallo. Il préconise qu’une nouvelle politique de ressources humaines soit définie, qui intégrerait des postes totalement inconnus dans l’Administration publique sénégalaise comme un ‘‘Chief happiness officer’’. Un directeur du bonheur qui prendrait en compte un volet social devenu une nouvelle filière dans les Rh du secteur privé et dont les administrations publiques gagneraient à s’inspirer.

Le ministre de l’Economie, Amadou Hott, estime que pour impulser cette dynamique, l’Etat doit être à la manœuvre. Il doit disposer d’outils de veille stratégique qui sachent identifier les besoins pour les 20-30 ans à venir et définir la mobilisation des ressources adéquates. ‘‘L’Etat doit être stratège, prospectiviste, proactif, au-delà de son rôle régulateur et sa mission régalienne. Un Etat stratège suppose d’agir avec efficacité et efficience, et d’être un gestionnaire à long terme pour développer les partenariats public-privé, le secteur privé national et attirer les investissements directs’’. Ce qui passera forcément par la mise à profit de la digitalisation pour l’état civil ‘‘qui doit être le point de départ’’, les paiements gouvernementaux, le dossier médical des patients... Les rapports doivent être améliorés et mieux travaillés entre l’Administration publique et le secteur privé, car, estime Amadou Hott, l’endettement systématique de l’Etat pour des projets structurants n’est pas une option.

‘‘Le financement public ne peut pas se substituer en permanence à l’investissement privé’’, fait-il savoir.

La formule duale requiert donc que les étudiants de l’Ena aillent faire des immersions de plusieurs mois dans des entreprises avant leur stage dans les ministères, pour réussir cette symbiose et espérer le miracle économique, comme l’ont fait certains pays dans les années 1970-1980. ‘‘Le secteur privé sera le driver de la croissance, dans cette 2e phase du Pse. Il va falloir minimiser les investissements à 100 % de l’Etat pour maximiser à 100 % les investissements du privé. Il faut qu’on casse ce mur entre Ena, Administration et secteur privé. Certains veulent construire des murs, mais nous voulons les démolir’’, avance Amadou Hott.

A ce titre, le médiateur de la République soulignera également que les querelles d’école sont un frein à l’intégration de l’Administration publique par les plus grandes compétences. ‘‘Occuper un poste de l’Administration est tributaire du lobbying des grandes écoles. Ceux qui ont fait l'école ailleurs auront des problèmes ici’’, souligne-t-il, en dénonçant les regroupements et les pistons par affinités entre énarques sénégalais diplômés en France et énarques du Sénégal ou même dans l’armée, entre sortants de l'Enoa, de Saint-Cyr, de West Point ou de Meknès.

ET DE TROIS POUR L’ASENA

L’Association sénégalaise des anciens élèves et auditeurs de l’Ecole nationale d’administration de France (Asena) a réussi son troisième pari d’envergure, après ceux de décembre 2007 et février 2015. Le jeune think tank, 13 ans, a réussi à faire de son colloque un rendez-vous incontournable de l’agenda intellectuel et académique sénégalais.

Pour le thème de cette année - ‘‘Réforme de l’Administration publique face aux défis de l’émergence’’ - le président de l’Asena, Yoro Dia, a souligné toute la nécessité d’œuvrer à harmoniser les positions pour que l’Administration publique et le privé riment avec performance. ‘‘On cherche à développer une culture d’ensemble afin qu’il ait une symbiose ou un pont entre l’Administration et le secteur privé, en vue de favoriser la création des richesses’’, a-t-il déclaré à l’ouverture du colloque.

Un cadre de réflexion qui va prend fin ce vendredi et qui permettra, avec 5 panels sur les différentes problématiques contemporaines relatives à l’Administration publique, de disposer des éléments de solution.  

OUSMANE LAYE DIOP

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