Publié le 9 Jul 2019 - 04:56
AÏSSATOU MBAYE, CHARGÉE DE PROJET À ENDA ECOPOP

‘’Il est fondamental qu’on aille concrètement vers l’apprentissage du développement durable’’

 

En septembre 2015, les États membres de l’Onu ont souscrit à l’accord de l’Agenda 2030 pour le développement durable. De nouveaux objectifs de développement durable (Odd) ont été fixés. A la veille du Forum politique qui se tiendra aux Etats-Unis, Aïssatou Mbaye évalue, dans cet entretien, la situation du Sénégal et donne les gages pour l’atteinte de ces objectifs.

 

Vous allez assister au Forum sur le développement qui se tient à New York. Quel  est son utilité ?

Ce forum est important de par son caractère fédérateur, en tant que cadre de gouvernance des Objectifs de développement durable (Odd). C’est une occasion d’échanges de grande envergure. A ce stade de mise en œuvre, toutes les catégories d’acteurs, que ce soit l’Etat ou la société civile ou les organismes internationaux, les citoyens, le secteur privé, etc., y seront représentées et vont partager les leçons apprises, notamment les contraintes et défis rencontrés dans la mise en œuvre de leurs programmes et projets en lien avec l’Agenda 2030. Ce sera un moment où tous les pays du monde auront l’opportunité d’y être représentés.

Rappelons que l’Agenda 2030 du développement durable a été ratifié par les pays du Nord et du Sud.

Une autre utilité que l’on peut associer à cet événement, est le cadre qu’il offre aux gouvernements de partager les résultats de leurs revues nationales volontaires. Par exemple, le Sénégal va présenter cette année pour la seconde fois consécutive. Cette revue fait l’exposé des avancées de chaque pays par rapport à l’atteinte des Odd.

Mais l’autre utilité de cet événement, c’est surtout l’opportunité qu’il offre à la société civile de partager les expériences et expérimentations du développement durable à un plus haut niveau. Même si le développement durable est une démarche qui est plus orientée en termes de mise en œuvre par les Etats, car ce sont eux qui ont volontairement ratifié l’agenda 2030, il ne faut pas perdre de vue le rôle capital que la société civile sénégalaise a joué et continue de jouer pour accompagner les communautés de base et les aider à faire face aux défis de la pauvreté.

Donc, en termes de positionnement, les organisations de la société civile vont pouvoir porter leurs voix dans les hautes instances, en partageant leurs diverses positions sur les questions de développement durable. C’est ce que le réseau Enda/Tiers-monde compte faire cette année au nom de toutes les entités qui le composent.

Où en est le Sénégal dans la mise en œuvre du développement durable ?

Le Sénégal est en action. Il y a un alignement qui est fait avec la phase II du Plan Sénégal émergent. Ce qui est louable. Nous avons le Pudc, le Puma ou d’autres programmes de développement de l’Etat. Il y a donc des efforts faits pour opérationnaliser l’Agenda 2030. Un suivi et une analyse de l’avancée dans la réalisation des objectifs de développement durable se fait avec le ministère de l’Economie et des Finances qui a produit, pour la seconde fois, sa revue nationale volontaire sur le développement durable. Ce, même s’il y a des limites liées à la démarche d’un point de vue purement scientifique et en lien avec les orientations fondamentales de l’Agenda 2030.

Le Sénégal gagnerait à recentrer ses analyses autour des 5 principes des Odd (principe d’interdépendance et de transversalité, par exemple) en procédant à des mises en relation entre les Odd et en sortant des cloisons sectoriels. Le Sénégal gagnerait, dans la production de ses Rnv, à intégrer les expériences d’apprentissage du développement durable effectuées avec les populations et les collectivités territoriales. C’est-à-dire mettre un accent particulier sur la remontée des données de terrain. Le Sénégal gagnerait à favoriser une inclusion et participation active de toutes les parties prenantes, avec de vrais cadres inclusifs et d’implication des acteurs de la société civile pour de meilleures analyses corrélées et précises. Des analyses qui seront issues de processus Bottom-up, à partir de nos territoires. Il y a une plateforme de suivi que dispose la société civile et à laquelle plusieurs organisations ont adhéré, même si, à ce niveau aussi, il y a des améliorations à faire. L’Etat pourrait s’y appuyer pour disposer de données de terrain.

Il y a donc énormément de choses qui se font, mais il reste encore beaucoup à faire. Il est fondamental qu’on aille concrètement vers l’apprentissage du développement durable pour les citoyens (notamment les enfants, les jeunes, les femmes), les élus locaux, les acteurs du niveau central, le secteur privé et même les médias et la société civile aussi. Cela veut dire qu’aujourd’hui, il a été relevé une faible compréhension de l’esprit et de la logique de l’Agenda 2030 et de ses Odd par les acteurs, même ceux des cadres dits intellectuels et la masse, notamment au niveau communautaire.

La mise en œuvre de ce développement durable doit donc aller vers du Learning by Doing avec les populations pour une appropriation, très importante pour réussir le pari de transformer notre monde, prôné par l’Agenda 2030 que le Sénégal a ratifié.

Quels sont les Odd sur lesquels le Sénégal devrait faire davantage d’efforts ?

Je me plais à dire que tous les Odd devraient être importants pour notre pays. Il y a eu beaucoup d’acquis et d’avancées dans des domaines majeurs de développement, si on fait un flash-back de 10 ans.  Mais n’oublions pas que nous faisons encore partie des pays sous-développés, d’après les rapports internationaux, et qu’il nous reste encore beaucoup de problèmes à régler. Et cela, nous n’avons même pas besoin de ces rapports pour nous en apercevoir. Il suffit juste de descendre dans certaines localités, rurales comme urbaines, pour le constater. Que ce soit en termes d’accès à l’eau, d’un système éducatif de qualité, d’un système de santé qui satisfait ces patients et usagers, d’une gestion durable et efficace des inondations ou des changements climatiques. Il nous reste encore beaucoup à faire, mais nous sommes sur la bonne voie, si l’on admet que le développement est un chemin, un long processus.

Donc, les 17 Odd qui touchent à tous les aspects et dimensions de notre vie constituent, avec l’Agenda 2030, une excellente opportunité pour nous, mais à condition que l’on s’approprie de ses principes et philosophie. Nous devons être dans une approche de leur localisation, territorialisation ou domestication. Le développement durable se passe dans les territoires, dans le quotidien de Samba l’éleveur à Médina Yoro Foula, dans le Kolda, ou de Fatou la rizicultrice à Bona, dans le Sédhiou.  Pour y arriver, l’Odd 16, qui aborde les aspects de paix, justice et institutions efficaces, peut être considéré comme un pilier qui est fondamental pour réaliser cette transformation souhaitée par l’Agenda 2030. Cet Odd montre l’importance de la gouvernance qui doit être le socle de tout ce qu’on est en train de faire pour la réalisation de l’Agenda. Que ça soit avec les collectivités territoriales, en termes de gouvernance participative, de processus démocratique et d’engagement citoyen, surtout dans notre contexte de territorialisation des politiques publiques, il faut qu’on arrive à recentrer les énergies autour de la gouvernance.

En tout cas, le Sénégal peut s’appuyer sur la gouvernance pour arriver à des résultats satisfaisants sur l’ensemble des Odd.

On sait que l’atteinte des Odd demande des moyens. Est-ce que le Sénégal dispose d’assez de ressources pour relever le défi ?

Le Sénégal, à travers le Pse, a mobilisé des moyens pour réaliser sa seconde phase déclinée en programmes et actions prioritaires qu’il a alignés avec les 17 Odd. Ne faisant pas une séparation nette entre les Odd et le Pse, on peut se dire que le Sénégal pourrait relever les défis que pose la question du financement. Quand l’Etat du Sénégal pose des programmes ou des projets, pour l’atteinte des objectifs du Pse, c’est comme si on finançait les Odd. Mais il y a surtout des défis qui se posent en termes de financement des Odd au niveau des collectivités territoriales où on sait tout ce qu’il y a comme problèmes en termes de mobilisation des ressources. Les contraintes budgétaires sont nombreuses : la faible exploitation de l’assiette fiscale, la maîtrise du foncier et ses enjeux, la faible mobilisation des taxes, les retards dans les fonds de dotation et toutes les autres contraintes financières que vivent nos communes.

Donc, il est clair que nos collectivités doivent aller vers des financements innovants au niveau local, pour qu’on puisse réussir le pari de la territorialisation des Odd. Mais avec le concours du secteur privé, les partenaires techniques et financiers et même les communautés, il y a des espoirs que les défis du financement soient contournés. Parce que, si les communautés comprennent le bien-fondé, la pertinence et les gains qu’elles peuvent avoir, aujourd’hui et demain pour les générations futures, elles seraient prêtes à donner une partie de leurs ressources pour contribuer à la construction de leur développement durable. Il en est de même pour les collectivités territoriales. Si elles sont bien outillées, accompagnées et coachées, elles seraient davantage efficaces dans l’amélioration durable des conditions de vie des citoyens. Il faut qu’on parvienne à aider les populations à aller vers des consensus de contrats sociaux, des plans locaux de développement pertinents et durables, et c’est là où les acteurs sont attendus.

Maintenant, tout est question de communication, de sensibilisation et surtout d’outils qu’on mettra à leurs dispositions pour que les ressources puissent davantage être orientées vers le bien-être des populations.

Par rapport à cela, on peut donner l’exemple du budget participatif qui peut être un excellent levier pour aller vers des transformations sociétales durables.

Quel rôle joue Enda/Tiers-monde dans la mise en œuvre de ces Odd ?

Enda/Tiers-monde est en train de faire un travail remarquable avec les collectivités territoriales et les communautés qui sont à la base. Il faut préciser que ce travail n’a pas commencé en 2015 avec les Odd. Dans ses orientations stratégiques et ses piliers fondamentaux, Enda a toujours œuvré pour le développement durable dans les pays du Sud, malgré les défis de différents ordres. Présentement, avec ses 20 entités, principalement 13 au Sénégal travaillent sur cela et 7 autres au Mali, en Tunisie, en Ethiopie, à Madagascar, en République dominicaine, au Vietnam et en Colombie. Les cibles traditionnelles d’Enda sont les communautés qui sont à la base, les collectivités territoriales. Ce sont les paysans, les éleveurs, les commerçants regroupés ou non en organisations communautaires de base, sans oublier les élus locaux avec les aspects de gouvernance. Enda couvre toutes les thématiques que l’on retrouve dans l’Agenda 2030 et ses Odd. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Union européenne nous a fait confiance et a noué un partenariat avec le réseau sur une durée de 4 ans, pour la mise en œuvre de cet agenda transformateur.

 Maintenant, le défi sera d’arriver à sortir de l’héritage sectoriel et d’aller vers une orientation systémique à travers des actions qui vont s’appuyer sur le pilier gouvernance, notamment l’Odd 16.  En effet, chaque entité d’Enda couvre un Odd précis. Par exemple, Enda Energie qui travaille sur les Odd 2, 7, 8, 12, 15 et 17. Enda Ecopole est concernée par les Odd 1, 4 et 12, ou bien Enda Ecopop, qui s’oriente sur les Odd 11, 16 et 17. L’erreur à ne surtout pas commettre, c’est de rester cloisonné dans son secteur. Du coup, cette approche systémique et non sectorielle que l’on attend fortement de l’Etat est aussi un défi pour Enda. Mais heureusement, de plus en plus, des passerelles sont trouvées entre les entités qui mènent des actions conjointes de développement durable sur le terrain.

Donc, l’atteinte des Odd est importante oui, mais le plus important, c’est de comprendre et de s’approprier de leurs principes et de la philosophie du développement durable. Enda est en train de faire un travail assez considérable dans ce sens, pour parvenir à des sociétés durablement transformées.

Avez-vous espoir que le Sénégal, à travers Enda, pourra atteindre ces objectifs ?

Peut-être bien, si l’on décide d’être optimiste. Mais, à mon humble avis, le pari à gagner pour notre pays le Sénégal, dans ce contexte de l’Agenda 2030, c’est d’avoir un état d’esprit de durabilité dans nos actions de développement. Le pari à gagner est de parvenir à prendre conscience que le développement durable doit se faire de concert avec les collectivités territoriales. Tout en négociant avec les communautés et surtout à travers une démarche qui ne laisse personne en rade ‘’Leaving no one Behind’’, en n’oubliant pas qu’en 2030, les jeunes d’aujourd’hui seront des adultes qui vont occuper des postes de responsabilité dans ce pays.

Du coup, si ces jeunes du niveau secondaire, par exemple, parviennent à grandir en étant conscients de l’importance des actes qu’ils posent vis-à-vis de leur environnement, rien que cela, on aura gagné à transformer notre société.  C’est la même chose pour les enfants du niveau primaire. Les informer et les sensibiliser sur le développement durable dès l’enfance est un pari à gagner. Parce que, si c’est fait, en 2030, on aura une  jeunesse consciente des enjeux que pose le développement durable, de s’engager dans la gouvernance de leur territoire et d’être plus enclin à gérer leur environnement, en tenant compte des générations qui viendront après eux. On ne peut pas transformer notre monde, si les mentalités n’ont pas changé, si nos comportements n’ont pas évolué.  Maintenant, les Odd ont été formulés avec une batterie d’indicateurs quantitatifs et il faut que le Sénégal gagne un autre pari à ce niveau. C’est de les contextualiser, afin que ces indicateurs puissent permettre de prendre en charge nos réalités sociétales et culturelles.

L’objectif ultime étant la transformation de notre monde, il faut qu’au moment de l’évaluation, qu’on soit à l’aise en termes de méthodologie. On a des objectifs, mais chaque Etat est libre de les adapter par rapport à son contexte. Ce sont certes des objectifs validés pour tous les pays, mais les problèmes que nous avons dans nos territoires, ceux des pays du Nord ne l’ont pas, notre contexte est diffèrent du leur. Nous devons nous approprier des Odd à notre manière, en tenant compte de nos valeurs et de nos réalités.

Un dernier pari à ne pas louper, c’est la gouvernance dans toutes ses dimensions. Par exemple, les inondations auxquelles nous sommes confrontés chaque année peuvent se régler en jouant les cartes d’une bonne gouvernance territoriale. On ne peut pas continuer à espérer des solutions à partir des téléthons ou de continuer d’injecter des milliards. Ce n’est pas une approche qui s’inscrit dans les logiques de durabilité. Mais  avec de bons mécanismes de gouvernance qui fonctionnent de manière participative et qui engage ou responsabilise le citoyen, on peut anticiper sur ces problèmes et avoir des solutions appropriées par toutes les populations.

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