Publié le 29 Feb 2016 - 22:07
ABDOULAYE CISSE (SOCIOLOGUE, CHERCHEUR À L’IFAN)

‘’Le mouvement Y en a marre est contesté’’

 

Chercheur à l’Ifan, le sociologue Abdoulaye Cissé explique à travers cet entretien le contexte dans lequel Y en a marre  a pris naissance. Pour ensuite faire un diagnostic sans complaisance du mouvement de Fadel Barro et Cie. A en croire le doctorant Cissé, Y en a marre a perdu aujourd’hui de sa superbe.

 

Le mouvement Y en a marre a connu un certain succès en 2011, comment expliquez-vous cela?

Le mouvement Y en a marre est né dans un contexte préélectoral très tendu au Sénégal, contexte au cours duquel le pays traversait des moments difficiles dans quasiment tous les domaines. Au plan social, le sous-emploi et le chômage étaient devenus monnaie-courante et frappaient essentiellement les jeunes et les femmes, malgré la prise de nombreuses initiatives qu’on peut qualifier de ‘’populistes’’ par le régime libéral pour essayer d’honorer ses promesses électorales.

Il y avait à l’époque une sorte d’avalanche d’évènements malheureux ayant un impact réel sur la vie de chaque Sénégalais. Les coupures intempestives d’électricité, la montée exponentielle des prix des denrées de première nécessité, les grèves répétitives des enseignants, des étudiants, des agents de santé etc., sont entre autres éléments, des baromètres plausibles qui renseignaient encore, en 2011, des conditions difficiles dans lesquelles se trouvait l’essentiel de la population sénégalaise. La plupart des manifestations étaient marquées par des morts d’hommes, des jeunes en particulier, comme l’illustrent à bien des égards les cas d’Abdoulaye Wade Yinghou, Mamadou Sy, Mara Dieng, du policier Fodé Ndiaye et bien d’autres victimes.

 Qu’en était-il du contexte politique ?

Au plan politique par contre, au-delà de la polémique née de la ‘’constitutionnalité’’ voire de ‘’l’inconstitutionnalité’’  de la candidature du Président Abdoulaye Wade, la décision de faire passer la loi sur le ticket présidentiel à l’Assemblée nationale, un certain 23 juin 2011, a été un tournant décisif. C’est en réalité lors de ce rassemblement massif et spontané, lors de ce soulèvement populaire et citoyen, que le Mouvement Y en a marre s’est bien illustré et a définitivement pris son envol. Autrement dit, le contexte était propice pour faire adhérer une jeunesse désœuvrée, désorientée, laissée à elle-même, en soif de liberté et en quête perpétuelle d’un cadre propice d’expression de son ras-le-bol, à un mouvement porté pour l’essentiel par des jeunes qui ont eu à faire, par le passé, leur preuve notamment du côté de Kaolack.

Le groupe de rap Keur Gui qui a en effet impulsé le mouvement Y en a marre était connu pour le rôle de sentinelle qu’il a toujours joué avec une musique très engagée. Ce sont des jeunes qui ont eu à faire la prison à Kaolack pour avoir osé dénoncer certaines pratiques politiciennes qui s’y faisaient du temps de feu Abdoulaye Diack alors maire de la ville. Ainsi, leurs discours, associés à leur accoutrement spécifique en sus de l’image individuelle que reflète chacun des leaders du mouvement, sont positivement perçus par les jeunes.

Y en a marre était devenu en 2011-2012 une sorte de miroir pour une bonne partie de la jeunesse sénégalaise avec un style de communication bien adapté à la cible, dans un contexte où le régime libéral avait quasiment réussi à installer dans la conscience collective des Sénégalais, l’ambition politique non avouée de la plupart des leaders de la société civile. Il a été ainsi une sorte d’alternative et a bien joué son rôle au cours de cette période.

 Aujourd'hui, le mouvement a-t-il la même force ? Ne s'est-il pas émoussé ? 

Evidemment, le mouvement n’a malheureusement plus le même tonus qu’en 2011 ! Le constat est là.

 Pourquoi ?

Y en a marre ne mobilise plus comme avant et cela est dû au fait qu’il était resté silencieux pendant une longue période. Depuis l’avènement de la seconde alternance politique au Sénégal, on ne l’a pas du tout senti dans les revendications citoyennes. Combien de manifestations citoyennes et politiques ont été interdites par l’actuel régime sous le prétexte fallacieux de « troubles à l’ordre public » ? Quid de la traque des biens mal acquis qui ne semble pour le moment ne concerner que le fils de l’ancien président de la République ? Et sur bien d’autres luttes, Y en a marre est resté aphone.

Un silence qui inquiète et interpelle tout observateur avisé de la scène politique sénégalaise. Leur défense de principe serait qu’il fallait accorder un temps de grâce au nouveau régime mais jusqu’à quel point ? Ou bien étaient-ils juste là pour « chasser » Wade du pouvoir et s’en arrêter là ? Voilà autant de questions qui taraudent aujourd’hui l’esprit des Sénégalais mais aussi de nombreux autres Y en marristes qui ont fini par les désavouer. Pendant que le peuple peinait à exercer ses droits les plus élémentaires comme la tenue d’une marche pacifique sur la corniche Ouest pour s’insurger contre la construction d’une ambassade dans ce patrimoine collectif (marche sévèrement réprimée par la police), ils voyageaient à travers l’Afrique et le monde pour « vendre » leur modèle, tournant ainsi le dos au peuple qui leur a donné pourtant cette légitimité populaire dont ils se vantent.

Est-ce qu’il n’existe pas d’autres raisons pour expliquer la perte de vitesse de Y en a marre ?

Mais ce qui a le plus perdu le mouvement Y en a marre, c’est la nébuleuse dans laquelle il s’est engouffré. Justement les leaders de ce mouvement, malgré leurs nombreuses sorties pour éclairer la lanterne des Sénégalais sur les sources de financements de leurs activités et autres tournées internationales, peinent encore à convaincre. Ils ont en effet essayé, à un certain moment, de se justifier avec la publication d’une liste de leurs principaux bailleurs dont OXFAM, mais cela n’a pas suffi pour faire toute la lumière sur les sources réelles de leurs financements. Et aujourd’hui, l’affaire Lamine Diack vient encore étayer ces inquiétudes. Cependant, contrairement à plusieurs autres leaders de la société civile comme les Abdoul Aziz Diop, Penda Mbow, Alioune Tine, Abdou Latif Coulibaly etc., aucun membre connu du mouvement n’a rejoint le régime de l’Apr et cela est un mérite qu’il faut toutefois saluer.

Aujourd’hui, les y en a marristes tentent de revenir en force et le contexte est favorable pour qu’ils puissent redorer leur blason et retrouver la place qui était sienne puisqu’ils appellent à voter massivement pour un NON au référendum du 20 mars prochain. Reste maintenant à savoir si le peuple suivra ou pas, même s’il faut reconnaitre que le référendum n’est pas aujourd’hui un instrument pertinent de mesure de la force du mouvement.

Pouvez-vous revenir sur les méthodes du mouvement ? Car, hormis le contexte qui leur était favorable, ils avaient aussi leurs méthodes 

J’ai effleuré dernièrement cette question en expliquant qu’ils avaient une façon particulière de procéder en termes non seulement de communication mais aussi d’organisation. Leur modus operandi était aussi flatteur. Au-delà d’avoir des leaders charismatiques aux discours accrocheurs, une forme de communication expressive avec des tee-shirts, des banderoles, l’organisation de foires aux problèmes etc., le mouvement insistait également sur certaines valeurs civiques. D’abord la manière dont les rassemblements étaient organisés avec le croisement des bras pour montrer le caractère pacifique de leur combat. Ils n’ont jamais prôné la violence aussi bien dans leurs discours que dans leur manière de faire, malgré le fait que la plupart de leurs rassemblements se terminaient en queue de poisson avec l’arrestation des leaders et la révolte de la masse.

En tant que sociologue, j’étais toujours à la place de l’obélisque pour observer et décrire le mouvement, car comme le dit Raymond Boudon, ‘’les actions individuelles ne sont comprises qu'à l'intérieur du système d'interaction auquel les individus participent’’. Nous partons dès lors du principe qu’il faut toujours observer un mouvement de l’intérieur pour mieux comprendre son fonctionnement et la manière sont les interactions s’y font. Cette immersion dans la masse nous a permis de constater qu’après chaque manifestation, les y en marristes invitaient toujours leurs militants à ramasser les déchets et les verser dans des poubelles en vue d’asseoir la propreté des lieux. Ainsi, derrière un discours accrocheur, plein d’engagement et reflétant tel un miroir les conditions difficiles de vie des Sénégalais et Sénégalaises, nous avons également noté dans leur manière de faire une nouvelle forme d’expression du civisme, avec bien évidemment l’intonation collective de l’hymne national au cours de leurs marches. Donc leur méthode aussi était révolutionnaire à tout point de vue. 

AISSATOU THIOYE

 

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