Publié le 24 Nov 2015 - 12:29
ABDOURAHMANE GUEYE, UNE DES VICTIMES DU REGIME DE HISSEIN HABRE

‘’L’objectif de mon arrestation était de me dépouiller de mes biens’’

 

Deux victimes sénégalaises ont comparu hier, devant la Chambre d’assises des Chambres africaines extraordinaires (CAE), dans le cadre du procès de Hissein Habré. Si Abdourahmane Guèye a eu la chance de faire sa déposition, ce n’est pas le cas de son compagnon Demba Gaye, décédé en 1987, au cours de sa détention par la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS).

 

Fournisseurs de bijoux en or et de pierres précieuses des forces françaises établies en Bangui, dans les années 80, Abdourahmane Guèye et son compatriote Demba Gaye espéraient faire une grosse affaire en se rendant à N’Djamena, le 26 mars 1987, à bord d’un avion militaire. Comme il se faisait tard, les militaires français ont suggéré aux deux Sénégalais de passer la nuit sur leur base, le temps de procéder aux formalités administratives. Le lendemain, les deux émigrés basés à Bangui ont été appréhendés, alors qu’ils se rendaient à l’aéroport civil de N’Djamena pour les formalités administratives.

«Circulation dans une zone militaire» a été le motif officiel de leur arrestation, selon les archives de la DDS. Mais Abdourahmane Guèye pense qu’il n’en était rien, les autorités tchadiennes en avaient plutôt après leurs biens. ‘’C’est du cinéma ! Si c’était le cas, les militaires nous l’auraient notifié. Ils nous ont arrêtés uniquement pour nous dépouiller de nos biens’’, a soutenu l’ancien homme d’affaires qui est revenu largement sur les circonstances de son arrestation et les conditions de sa détention et de sa libération.

’’J’avais reçu une commande de la part du 20e Bima basé à Bangui, mais entre-temps, ils ont été affectés au Tchad. Alors pour livrer la marchandise, des militaires m’ont proposé de me conduire à bord de leur avion. Le lendemain, le commandant m’a délivré un laisser-passer provisoire’’, a raconté M. Guèye. Poursuivant, il a ajouté que lorsqu’ils ont quitté la zone militaire française, des militaires tchadiens les ont interpellés et conduits à la présidence de la République. ‘’Un homme vêtu d’un djellaba nous a accueillis. Comme nous ne comprenions pas l’arabe, il nous a demandé nos papiers et pourquoi nous avons voyagé avec l’avion militaire français.

Lorsque je lui ai expliqué l’objet de notre voyage, il a déchiré toutes les enveloppes contenant les bijoux’’, a confié Abdourahmane Guèye. La suite les a scotchés. Car l’homme en djellaba leur a lancé : « Vous êtes des suspects. Vous êtes des espions envoyés par Kadhafi ». A l’en croire, lorsqu’ils ont réfuté les accusations, en tentant de faire comprendre à leur interlocuteur qu’ils étaient venus avec les Français, celui-ci leur a rétorqué : « Les Français jouent double-jeu, car c’est eux qui ont fait sortir Kamougué ». C’est ainsi que le cauchemar des deux Sénégalais a commencé, car tous les deux ont été envoyés dans deux centres de détention différents. Demba Gaye n’a pas survécu à son emprisonnement. Selon sa sœur Sata Gaye, le certificat de genre de mort renseigne que son frère est décédé, suite à une sévère anémie, une dysenterie amibienne et des œdèmes.

‘’Ces maladies attestent d’une mauvaise condition de détention’’, a conclu la sage-femme d’Etat. Abdourahmane Guèye également a vécu de mauvaises conditions de détention, même s’il a échappé à la mort. ‘’On m’a fait entrer dans une cellule bondée de monde. Un homme qui se trouvait au fond du nom de Capitaine Djamil m’a interpellé et m’a demandé ce que j’avais fait pour entrer dans cette prison’’, a commencé par narrer M. Guèye. Et d’ajouter : ‘’Quand je lui ai tout expliqué, il a remué la tête. Et lorsque je lui ai demandé si je pouvais avoir un avocat, il a rigolé, en me disant : « Sénégalais, ici c’est le camp des martyrs. C’est la prison de Habré. Il faut prier et attendre Dieu, sinon, il faut prier pour que le régime soit renversé. » Ensuite, il m’a fait savoir qu’il a été arrêté parce qu’il est hadjaraï.

 Renseignant sur les conditions de sa détention, Abdourahmane Guèye a avoué qu’il n’a pas fait l’objet de maltraitance physique. ‘’On ne m’a jamais torturé ni menacé. Mais j’ai vécu de terribles choses. Il y avait 30 personnes dans notre cellule qui n’avait même pas de fenêtre. On faisait nos besoins dans un fût installé dans la cellule. J’étais obligé de transformer mon pantalon en drap, car nous dormions sur le ciment’’, a fait savoir l’ancien prisonnier à la DDS. Pour la nourriture, il a confié qu’il se contentait de manger du riz seulement, servi tous les jours dans l’après-midi. ‘’Le Capitaine Djamil  m’avait conseillé de ne pas manger la sauce car elle était cuite avec des condiments pourris dans un fût rouillé’’, a soutenu M. Guèye qui, malgré cette précaution, s’est retrouvé avec une dysenterie, mais n’a pas pu bénéficier de soins. L’ancien détenu a fait état de plusieurs morts de prisonniers. ‘’Lorsqu’un détenu mourait la nuit, ce n’est que le lendemain que son corps était évacué de la cellule’’, a-t-il précisé, tout en précisant que le journaliste Saleh Ngaba était son codétenu et était fréquemment torturé.

Sauvé par Serigne Abdou Lahad Mbacké

Le calvaire d’Abdourahmane Guèye a duré jusqu’à ce que des fidèles mourides mettent au parfum le khalife général des mourides de l’époque, Serigne Abdou Lahad Mbacké. Ce dernier a saisi à son tour le ministère des Affaires étrangères qui a posé le problème à l’ambassadeur du Sénégal au Tchad. Le processus de libération était ainsi enclenché pour le Sénégalais qui a été transféré dans un autre lieu. ‘’C’était pour que je sois en forme, car j’étais squelettique et le Président Diouf devait me voir. Alors, les militaires ont commencé à me donner du lait, à me perfuser et je mangeais de la viande comme eux’’, a indiqué l’homme d’affaires. Le ministre de l’Intérieur tchadien de l’époque lui a présenté des excuses, à sa libération, devant l’ambassadeur sénégalais en poste au Tchad. Aujourd’hui, il dit être peiné de voir certains de ses compatriotes le traiter de ‘’victime fabriquée’’, malgré tout ce qu’il a vécu.

A ce propos, il a précisé que c’est lui-même qui est allé vers les défenseurs des droits de l’Homme, en 2005, lorsqu’il a entendu Alioune Tine déclarer, lors d’une conférence de presse, qu’ils n’avaient plus de nouvelles des deux victimes sénégalaises. Avant de porter son espoir sur les défenseurs des droits de l’Homme, Abdourahmane Guèye a cherché à obtenir justice, par ses propres initiatives. ‘’J’ai cherché pendant longtemps à rencontrer Habré, par le biais de Me Madické Niang qui était son avocat’’, a-t-il révélé. Il n’est pas le seul à réclamer justice. La sœur de Demba Gaye est dans la même dynamique, car elle veut connaître les véritables circonstances de la mort de son frère aîné enterré dans une fosse commune, selon Clément Abaïfouta. Elle estime que, ‘’quand on arrête une personne, il faut lui donner la chance de se défendre, d’avoir un avocat’’. Ce dont Demba Gaye et Abdourahmane Guèye n’avaient pas bénéficié, lorsqu’ils se sont retrouvés entre les mains de la DDS. 

FATOU SY

 

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