Publié le 19 Mar 2019 - 01:01
ABLAYE BARR DIOUF (CONSULTANT EN ÉMIGRATION)

“Lalla faisait partie de la génération qui voulait changer les choses en Italie’’

 

Ablaye Barr Diouf, consultant en émigration, témoigne sur Lalla Kamara, tuée la semaine dernière en Angleterre, qu’il a connue. L’expatrié sénégalais de Brescia (Italie), venu passer ses congés à Dakar, analyse aussi, dans cet entretien, la situation des Sénégalais en l’Europe, notamment en Italie. Une ancienne génération en déphasage et une nouvelle qui essaie de surnager et de s’en sortir dans une Italie où l’extrême droite a pris le pouvoir.

 

Comment avez-vous vécu le meurtre de Lalla Kamara qui a été votre voisine en Italie ?

Je l’ai vécu avec tristesse et la chose la plus grande a été la surprise. Vers le mois de décembre, j’étais avec son frère Ibra Kamara, chez ma famille adoptive sénégalaise de Brescia. Et à cette période, je lui demandais les nouvelles de Lalla qui se trouvait en Angleterre. Il m’a confié qu’elle se portait bien et qu’elle progresse dans ses études. Dans ces mêmes jours, j’ai rencontré son père qui me disait la même chose. Lalla faisait partie des jeunes étudiants sénégalais de Brescia et provinces ; cette génération prenait ma personne comme référence. J’avais cherché à les encadrer pour leur faire intégrer le système sénégalais.

Je leur disais qu’ils étaient la nouvelle génération. Au Sénégal, à un moment donné, l’appellation ‘’Modou-Modou’’ (émigrés sénégalais d’Europe, Ndlr) a surgi. Le terme était un peu péjoratif. Je leur disais souvent : ‘’Vous êtes les fils de cette ancienne génération et que vous êtes capables de relever le défi. Parmi vous, il y en a qui veulent devenir infirmiers ou avocats.’’ Lalla était devenue infirmière, mais malheureusement, elle n’a pas exercé son métier. Ce groupe est sorti du lot à Brescia. Cette ville accueille beaucoup plus de Sénégalais. Donc, il faut avoir une certaine expérience pour s’en sortir. C’est une génération qui avait pris la décision de changer les choses. Ils se sont battus pour obtenir leurs diplômes et intégrer l’Administration italienne. Son décès m’a vraiment trop affecté et touché. Son papa, Alioune Kamara dit ‘’Alliance’’ a toujours œuvré pour sa ville natale, à travers l’Association des Kaolackois de Brescia. Lalla venait souvent aux rencontres.

Vous avez dit tantôt que Lalla Kamara faisait partie de ce lot qui voulait changer les choses. Pourquoi ?

Au temps, on disait que l’expérience des émigrés se limitait à aller travailler dans les industries ou bien être commerçants. La majorité des émigrés ne voulaient pas que leurs enfants partent à l’école. Donc, ils préféraient qu’ils choisissent autre chose que le système éducatif. Mais Lalla Kamara a adopté la rupture. Elle était une étudiante et elle s’est battue pour réussir.

Quels sont les enseignements à tirer de ce drame ?

Je m’excuse, je sais que ça ne va pas plaire, mais je vois que ces enfants qui arrivent en Europe à l’âge de 15 ans sont le plus souvent distraits. Ceux qui sont nés en Europe sont plus tranquilles (stables, Ndlr) que ceux qui viennent à l’âge de 15 ans. Je lance un appel aux parents sénégalais pour qu’ils préparent leurs enfants avant leur venue en Europe, parce que cela nécessite une rééducation. Souvent, les enfants viennent avec l’esprit ‘’sénégalais’’, c’est-à-dire un mental ‘’il y a un peu de distraction’’.  Ceux qui viennent à bas-âge sont les meilleurs, ont la volonté de persévérer et Lalla faisait partie de ce lot. Elle était bien éduquée.

Vous dites qu’il faut un bon encadrement pour préparer l’arrivée des enfants âgés de 15 ans…

Bien sûr. Celui qui vient à l’âge de 15 ans pense que tout est cool. En Europe, il y a un melting-pot. Tu vois un groupe de Sénégalais mélangés à des Marocains, Pakistanais ou Egyptiens, etc. Cela peut pousser un jeune Sénégalais à emprunter une autre voie. Donc, il doit avoir un bon encadrement pour échapper aux dérives. C’est un autre monde. En Europe, le Sénégalais peut suivre les cultures pakistanaise, indienne, etc. Il y a tant de peuples, il faut une vraie maitrise de soi.

Les Européens, dans un pays comme l’Italie, éduquent bien leurs enfants. Les Italiens ont honte d’avoir un enfant qui ne va pas à l’école, mal éduqué. L’enfant est surveillé et bien suivi à l’école. En Europe, on ne tabasse pas, mais l’enfant est bien contrôlé. Sa famille a honte d’être convoquée. En Europe, si un enfant est trop distrait à l’école, cela peut mener à une convocation de ses parents. Si ça continue, ils vont déclencher une procédure et peuvent même décider que l’enfant soit confié à d’autres.

Les Sénégalais sont souvent tués à l’étranger. Qu’est-ce qui explique cela ?

Un Sénégalais qui est bien dans sa communauté, fréquente les ‘’dahira’’, les associations. Celui qui se sent sénégalais est sauvé. Un Sénégalais de l’extérieur doit avoir sa carte consulaire et fréquenter ses compatriotes. Nous émigrés, on a l’exemple de feu Serigne Mouhamadou Mourtada Mbacké (fils cadet de Cheikh Ahmadou Bamba) à suivre. Il a fait beaucoup de tournées dans les pays européens pour aider les Sénégalais de l’extérieur. Il a laissé quelque chose qui peut orienter les Sénégalais. Ses bonnes actions sont aujourd’hui perpétuées par son fils aîné Serigne Mame Mor Mbacké. C’est une source d’inspiration et ses enseignements peuvent nous sauver. Cela peut nous aider. Dans des organisations comme les ‘’dahira’’, on tire des leçons. Si vous êtes dedans, il y a une bonne orientation. Donc, les émigrés qui fréquentent ces groupes ont de fortes chances de se sauver. Ceux qui ont honte de les intégrer et vont dans d’autres groupes où il y a plusieurs peuples, sont souvent victimes de meurtre ou d’assassinat.

Il y a aussi l’aspect politique. Prenons Mateo Salvini, qui est le ministre de l’Intérieur ; ses discours ont des impacts dans l’esprit de certains Italiens. A des gens qui ne comprennent rien, il fait croire que s’ils sont pauvres, c’est à cause des émigrés qui ont envahi le pays, car ils ont tout occupé. Quelqu’un peut se lever, avec ce discours en tête, et prendre l’initiative d’éliminer un Noir. Et voilà, c’est comme ça que ça se passe.

Dans le cas de Lalla, on soupçonne un Sénégalais d’être l’auteur du crime…

Je l’ai souligné, le manque d’éducation mène à tout. Certains sont bien éduqués, d’autres non. S’ils ne sont pas bien éduqués, ils peuvent terroriser leurs compatriotes qui n’ont pas reçu la même éducation.

Quelle est la situation des Sénégalais en Italie ?

Une situation compliquée pour certains, assez bien pour d’autres. Avec le monde d’aujourd’hui, en proie à la mondialisation, certains ne peuvent plus évoluer en Europe comme avant. Il faut changer de stratégie, être en phase avec le système pour mieux vivre en Europe. Cette génération de Lalla est bien plus à l’aise que celle d’avant, parce qu’il y avait du travail pour les qualifiés. Avec la situation qui change, où tout est sélectionné, il faut avoir un background pour s’en sortir. C’est cela qui pose problème pour certains. La première génération de ‘’Modou-Modou’’ se sentait à l’aise. La nouvelle a intérêt à être au top pour percer.

Malgré cela, les jeunes Sénégalais insistent pour se rendre en Europe à tout prix. Pourquoi ?

Aujourd’hui, ceux qui insistent pour venir en Europe, comme en Italie, se trompent. Tout ce qui était humanitaire a été enlevé. Le gouvernement de Salvini a tout gommé. Humanitaire c’est, par exemple, un émigré qui dit : ‘’On m’a chassé, je suis en danger.’’ Et on te donne toutes les opportunités. Maintenant, ce n’est plus le cas. Le Sénégalais ne peut pas demander l’asile politique, parce que le pays est stable. Les Sénégalais qui ont eu l’asile, peuvent obtenir une autre nationalité.

Le danger est que s’il meurt, il ne va pas être inhumé au Sénégal. Egalement, en Italie, les bateaux sont interdits par Salvini. Auparavant, s’ils arrivaient par bateau, ils étaient pris en charge. Puis, ils prenaient des photos et les envoyaient à leurs compatriotes pour montrer qu’ils sont en vie et bien traités. Les Italiens l’ont mal pris. Ils se sont fâchés et ont dénoncé ce fait. Ceux qui venaient à bord de bateau, on leur donnait six mois de séjour pour chercher du travail, après, s’ils n’obtiennent pas de boulot, ils deviennent des clandestins. Après l’étude de dossier, ils peuvent être mis dans des centres de détention provisoire. Après une période, on les rapatrie.

Est-ce que, personnellement, vous avez vécu un acte de racisme durant votre séjour en Italie ?

Non ! En toute sincérité, j’ai cherché à m’intégrer dès les premières heures. Je parle bien l’italien. Même si certains Italiens m’attaquent là-bas, d’autres prennent ma défense. J’ai une renommée que j’ai méritée. J’essaie, au maximum, d’être correct. Je respecte mon travail et ne crée pas de désordre public. Mais je peux dire que je suis solidaire envers mes compatriotes. Si un Sénégalais vit le racisme, c’est comme si je l’ai vécu. J’ai fait mes études supérieures en Italie. Aujourd’hui, je suis un agent de football et consultant en émigration à Office Anolf.

AIDA DIENE

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