Publié le 3 Dec 2013 - 18:45
AFFAIRE HISSEIN HABRE

 L’immense colère des Tchadiens contre les Sénégalais

 

Les victimes présumées de l’ancien président tchadien sont dans une colère aussi grande que le fleuve Chari, sur les berges de Ndjamena. En particulier contre les Sénégalais qui soutiennent Hissein Habré. Dans un de leurs antres qui fait office de quartier général fonctionnant à la vitesse V, ils cherchent les mots pour raconter et dénoncer «les massacres» survenus entre 1982 et 1990. Pour eux, ces Sénégalais, «en paix à Dakar et dans leurs salons feutrés», ignorent ce qu’il s’est passé au Tchad «avec cet homme».

 

En phase d’accélération depuis l’arrivée de Macky Sall à la Présidence de la République, le procès de l’ex chef de l’Etat tchadien prévu à Dakar à une date indéterminée poursuit son chemin entre incertitudes sur la tenue effective du procès (devenues faibles), bataille de communication et de procédures (qui font rage), luttes d’influence (ouvertes aux manipulations de toutes sortes), etc.

Dans ce qui semble un imbroglio qui prendra fin un jour où l’autre, d’une manière ou d’une autre, les victimes présumées de Hissein Habré s’activent comme des abeilles à la tâche, décidées à faire aboutir «un acte essentiel de justice humaine», le jugement (et la condamnation) de l’ex leader des Forces armées nationales tchadiennes (FANT). Cela, il faut être à Ndjamena pour le voir, pour le constater. A près de 6 000 km de Dakar, des Tchadiens « meurtris jusqu’à la moelle» par les «excès inhumains» de «Hissein», s’indignent contre ceux qui, dans les salons feutrés de la capitale sénégalaise, par « ignorance » ou par « idéologie », s’acharnent à défendre l’ancien patron de leur pays.

Au siège de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme (ATPDH), sur l’immense avenue Goukouni Oueddeï, les mots manquent, chez certains, pour qualifier ce qui est considéré comme une «émotion» sénégalaise.

Cet homme-là est particulier : en racontant le drame qui lui est tombé sur la tête en tant que victime collatéral, il n’arrête pas de le faire avec joie. Intrigant ! Quand la question lui est posée, il répond : «Je rigole car Hissein Habré est quand même un intellectuel, il connaît trop bien la politique pour savoir que ce qu’il faisait comme violences et tueries est bête et idiot».

A près de 70 ans, encore costaud au plan physique, cheveux poivre sel et hirsutes, voix nasillarde et vivante, on le prendrait pour un de ces fous qui circulent en liberté à Dakar avec son accoutrement pas comme il faut. Cet homme est un saint d’esprit pur et dur. Les misères qu’il dit avoir vécues semblent l’avoir poussé à tout relativiser. Il est rescapé d’un certain enfer qu’il décrit avec une passion joyeuse.

‘’Maintenant tu vas pleurer comme une chamelle qui cherche son petit, puis comme une mouche, un serpent, un oiseau’’

«Hissein Habré faisait des affaires avec mon oncle paternel. Ce dernier voyage en Arabie Saoudite, me laissant la gestion du business», raconte Mahamat. «Habré m’appelle un jour chez lui, en présence de Youssouf Sidi Sougouni, alors secrétaire général du gouvernement, de Idriss Miskine, son bras droit et de quatre gardes du corps. Il me dit : ‘’Ton oncle me doit de l’argent’’. Je lui réponds : ‘’Avant de partir, lui m’a dit que c’est toi qui lui dois de l’argent’’. Crime de lèse-majesté ! Le Président entre dans une colère noire et, après m’avoir attaché les mains de derrière ainsi que les pieds, il me donne les ordres suivants : ‘’Maintenant tu vas pleurer comme une chamelle qui cherche son petit, puis comme une mouche, un serpent, un oiseau’’.»

Dans la salle où nous étions attablés hier matin, le vieux Mahamat joint l’acte à la parole : il imite la chamelle, singe le cri de la mouche, siffle comme le serpent et chante comme l’oiseau. Le tout à grands éclats de…rire. Et quand Habré lui demande, à un moment, pourquoi il pleure, il lui rétorque : «Si je t’avais attaché comme tu me l’as fait là, tu aurais pleuré toi aussi.» Au bord de la rupture physique, Mahamat dit avoir souhaité mourir sur le champ, explique un de ses proches, mais apparemment, c’était trop tôt. «Il m’a dit : je vais te masser le corps avec du beurre, puis je te mettrai dans une fourmilière.»

«Avez-vous entendu une seule fois Hissein Habré ouvrir la bouche et dire ‘’je suis innocent’’ ?»

Cette torture lui est épargnée, mais une autre lui est appliquée : couché sur une table, pieds et mains attachés à des barres de fer au-dessus du corps… «C’est une souffrance terrible», lâche-t-il, avec un sourire moins marqué qu’auparavant. Balancé au Camp des martyrs rebaptisé Place de l’Indépendance, Mahamat en sort après trois mois d’emprisonnement, complètement déstabilisé. «Avez-vous entendu une seule fois Hissein Habré ouvrir la bouche et dire ‘je suis innocent’», se demande-t-il ? «Il faut aussi lui demander ce que lui ont fait toutes ces personnes qu’il a tuées, fait tuer ou fait souffrir. Est-ce qu’elles lui ont pris son argent ou ses femmes ?»

Un bref silence glacial envahit la petite salle où nous sommes. Reprenant son souffle, le vieil homme à l’allure d’un lutteur à la retraite, suggère : «S’il vous plaît, avant de publier cet article, faites lire mon témoignage à Habré, il s’en rappellera, c’est certain.»

Insolence ! Noyoma Jean, haut cadre de la Santé publique à l’époque de la toute puissance de Hissein Habré, ne décolère pas contre les soutiens du «dictateur déchu». «C’est une attitude très choquante pour les victimes que nous sommes», dit-il. Chef de service dans la région de Sarh, il est arrêté pour «intelligence avec l’ennemi» libyen de feu Kadhafi. Cet homme d’âge mûr, qui a séjourné à Dakar dans le cadre des luttes contre Abdoulaye Wade autour du même dossier, est d’autant plus irrité que le Sénégal a eu également ses propres victimes parmi lesquelles il cite l’homme d’affaires Abdourahmane Guèye.

«C’est choquant !»

«Moi, on m’a fait subir trois jours d’interrogatoire dans les locaux de la DDS, les mains liées, par la méthode du gavage à l’eau sous pression avec un tuyau, puis on me jette à terre comme un sac de mil pourri, jusqu’à ce que vous avouiez», raconte cet ex haut fonctionnaire formellement réintégré dans la Fonction publique.

Arrêté un 12 mai 89, il est libéré le 22 décembre de la même année, par la grâce d’un référendum organisé et gagné par…Hissein Habré. «Il était content du résultat obtenu. On m’a remis une attestation de remise en liberté», explique Noyoma Jean, le plus sérieusement du monde.

«Aujourd’hui, je peux vous dire que mon tortionnaire dort à la Maison d’arrêt Amsenen de Ndjamena. C’est une première satisfaction (il écrit le nom de cet homme sur un carnet pour notre information). Mais j’ai besoin d’être face à mon bourreau quand il sera jugé.» Les efforts du gouvernement sénégalais pour organiser le procès lui donnent espoir et forgent une conviction en lui : «Me Wade nous a plus torturés que Hissein Habré, et il me semble que Macky Sall est plus juriste que lui, l’avocat.»

 «Si les Sénégalais avaient vécu ce que nous avons enduré avec Habré, ils n’auraient pas soutenu cet homme», s’insurge Emmanuel Naguerngué, un habitant du village de Safoyo, dans le Moyen Chari.  «Eux, ils sont en paix à Dakar, ils peuvent dire ce qu’ils pensent, mais c’est nous qui avons vécu les atrocités de ce régime, pas eux.»

C’était il y a trente ans presque. Il en a gardé une cicatrice béante sous la nuque. «Ça s’est passé à Safoyo, dans le Moyen Chari. Nous étions six hommes. Des soldats de Habré nous sont tombés dessus et en ont tué trois. Nous avons eu le temps de nous enfuir dans la brousse pour nous cacher», rapporte cet homme entre deux âges, et dont le visage, noir foncé comme un pêcheur lébou de Dakar, donne l’impression d’avoir été rouillé par des événements brutaux.

«Les Sénégalais, ils sont en paix à Dakar, ils peuvent dire ce qu’ils pensent, mais c’est nous qui avons vécu les atrocités de ce régime, pas eux.»

Rattrapé par ses bourreaux, il commence à être «égorgé» quand sa mère, par ses cris, décourage les «tueurs» qui abandonnent le fils, sa cicatrice éternelle est témoin de son histoire tragique. «J’estime qu’un chef doit s’assumer, c’est honteux de dire ‘’je n’étais pas au courant’’. C’est trop facile !».

Jacqueline Moudeïna, avocate teigneuse et partie civile dans le dossier Habré, vient de quitter les lieux pour se rendre à une rencontre avec quelque juge des commissions rogatoires arrivées en fin de semaine à Ndjamena, pour un autre round avec leurs homologues tchadiens. Mais les locaux de l’Atpdh ne désemplissent point. Les présumés témoins et autres responsables de l’association bossent, relax ! Les téléphones n’arrêtent pas de sonner dans cette salle au décor simple, une grosse parabole de télévision semble jouer au vigile à l’entrée, tandis qu’un groupe électrogène fait plus de bruit qu’un avion bombardier en décollage. Ici, on dit que les coupures d’électricité sont infernales du matin au soir en dépit des sommes faramineuses que le Tchad d’Idriss Deby a commencé à tirer de la manne pétrolière.

Ousmane Abakar,  coordinateur de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissein Habré (AVCRHH), ancien partisan du président Goukouni Oueddeï dans les violents combats de Ndjamena, arrêté sur le champ de bataille après le retour victorieux de Habré dans la capitale, emprisonné durant quatre ans à la Maison d’arrêt, est lui aussi furieux contre les fans de Habré. «J’ai vu de mes yeux des corps ligotés, avec jambes cimentées, qui ont été retirés d’un bras de mer du Fleuve Chari. Cela s’est passé dans le quartier de Sabangali, derrière le siège de l’ONRTV, la radio télévision tchadienne. C’est affreux», râle-t-il.

Pour le vieux Mahamat, éternel souriant, pas besoin de chercher midi à 14 heures. «Ceux qui disent que Habré n’a rien fait, soit ils sont ignorants de tout, soit ils n’ont rien dans le cœur.»

MOMAR DIENG (ENVOYE SPECIAL AU TCHAD)

 

Section: