Publié le 17 Nov 2018 - 00:19
AFFAIRE KARIM WADE

Le Sénégal face à son obligation morale

 

Même si elle ne lie pas l’Etat, la décision rendue par le Comité des Droits de l’homme des Nations Unies devrait être mise en œuvre par les autorités sénégalaises pour que le Sénégal puisse conserver son statut de pays qui veille sur la garantie des Droits de l’homme. C’est du moins la conviction de spécialistes reconnus contactés par ‘’EnQuête’’.

 

Tous les spécialistes ou presque s’accordent. Le Comité des Droits de l’homme des Nations Unies n’est pas un organe juridictionnel. Ses décisions n’ont pas une force contraignante pour l’Etat du Sénégal. Tel est, en tout cas, le point de vue aussi bien du professeur Jean-Louis Corréa, Directeur du Pôle juridique de l’Université virtuelle du Sénégal, que de Ndiogou Sarr, Professeur de droit à l’Ucad. Le rôle du comité est, estime M. Corréa, de ‘’veiller sur le respect, par les Etats, de leur engagement au respect des Droits de l’homme, notamment le Pacte sur les droits civils et politiques. Les décisions rendues par le comité ont ce que j’appelle une autorité persuasive. Par la qualité des membres qui composent cet organe, les destinataires devraient être persuadés du bien-fondé et de la véracité technique de telles décisions. Même s’il faut l’admettre, l’Etat du Sénégal n’est pas lié. Il doit volontairement s’y plier, en raison de ses engagements internationaux, ayant adhéré lui-même à ce mécanisme’’.

Cela ne sera pas chose aisée. Nos analystes restent peu optimistes quant à une mise en œuvre des mesures qui ont été prises. Le comité, à en croire Corréa, est allé très loin dans cette affaire Karim Wade, en demandant de revoir les décisions qui ont été rendues. Mais, précise-t-il, ‘’l’Etat de droit signifie la volonté des pouvoirs publics à se conformer à la règle de droit qui est au-dessus de l’Etat. Ici, il y a une obligation internationale et morale qui oblige les Etats à se soumettre à la décision. Si nous sommes effectivement dans un Etat de droit digne de ce nom’’. Le directeur à l’Uvs de rappeler que ce désaveu fait suite à d’autres revers essuyés par le Sénégal sur le plan international. Il lance un appel : ‘’Je pense que ce sont toutes nos autorités aussi bien de l’Exécutif que du Judiciaire qui doivent faire de sorte que notre Etat, dont la politique de promotion et de protection des Droits de l’homme a toujours été saluée par les instances internationales, continue à avoir cette même réputation.’’

Pour Ndiogou Sarr, le Sénégal n’a pas besoin de proclamer tout le temps : ‘’Nous sommes un Etat souverain. Tout le monde le sait’’, fulmine-t-il. Admettant que la décision n’a pas de force contraignante, il prévient : ‘’L’Etat a le devoir d’être en phase avec ses engagements internationaux. Ce qui est marrant, c’est que le Sénégal a beaucoup œuvré à la création de ce groupe. On a même eu un compatriote qui a eu à le diriger. Voilà qui est gênant. S’il continue à négliger ces décisions, le Sénégal sera épinglé par les instances internationales. Nous ne devons pas fragiliser ces institutions’’. Le professeur de droit considère que tout ça n’est que la conséquence de l’entêtement du gouvernement. ‘’Depuis le début, tout le monde s’est efforcé à lui expliquer que non seulement la Crei en elle-même pose problème, mais la manière dont le procès a été conduit également pose problème. L’Etat a vraiment à s’exécuter, sinon le comité faire son rapport circonstancié et cela nuirait à l’image de notre pays’’.

La leçon d’humilité des juges français dans l’affaire Baby Loup

Comme à son habitude, le directeur du Pôle juridique de l’Université virtuelle du Sénégal ne s’est pas limité à l’analyse des faits. Allant plus loin, il convoque la réglementation internationale et la jurisprudence pour étayer ses propos. Ainsi, évoque-t-il, comme pour mettre le Sénégal face à ses responsabilités, l’affaire Baby Loup en France. Dans ce dossier, explique le professeur, une employée du nom de Fatima Afif a été licenciée pour port du voile islamique.

S'estimant victime d'une discrimination au regard de ses convictions religieuses, Mme Afif saisit le Conseil des prud'hommes de Mantes-la-Jolie, le 9 février 2009, en nullité de son licenciement et réclame 80 000 euros. Déboutée de son recours, elle interjette appel devant la Cour d’appel de Versailles et se voit encore éconduite. Elle se pourvoit alors en cassation où elle obtient gain de cause dans un premier temps. L’affaire est alors renvoyée devant la Cour d’appel de Paris. Cette dernière revient à la charge et valide le licenciement comme ses homologues juges du fond. Un autre pourvoi est alors formé par la défenderesse. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation rejette cette fois le pourvoi. Très tenace, la dame saisit alors les Nations Unies à travers le même comité qui vient de désavouer l’Etat du Sénégal.

‘’La France a été condamnée pour violation de la liberté religieuse et la Cour de cassation française en a pris acte et promet de revoir sa position sur le port du voile. C’est cela une attitude responsable vis-à-vis d’une décision de ce genre. Comme en France, c’est le pouvoir Judiciaire, lui-même, qui doit prendre acte de ces constatations en revenant sur les décisions concernées’’, explique M. Corréa.

En effet, c’est en septembre dernier que le président de la Cour de cassation, qui avait validé ce licenciement en 2014, a déclaré aux magistrats du siège et du parquet que ‘’le Cdh a constaté que notre assemblée plénière elle-même avait méconnu des droits fondamentaux reconnus par le Pacte international des droits civils et politiques dans l’affaire connue sous le nom de Baby Loup. (...) Même si cette constatation n’a pas, en droit, de force contraignante, l’autorité qui s’y attache de fait constitue un facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence qui vient perturber, aux yeux des juges du fond, le rôle unificateur de notre cour, qui plus est au niveau le plus élevé de son assemblée plénière’’.

 En des termes plus simples, la France, dont l’instance la plus élevée s’était prononcée, bat sa coulpe, fait profil bas et promet d’adapter sa jurisprudence à propos du port du voile islamique qui divise la société française.

Le Sénégal, qui a 180 jours pour répondre, aura-t-il la même élégance ? Rien n’est encore sûr.

MOR AMAR

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