Publié le 16 Nov 2018 - 21:03
AFFAIRE KARIM WADE

Les conséquences d’un entêtement gouvernemental

 

La décision de la Cour de répression de l’enrichissement illicite, dans l’affaire Karim Wade, a du mal à s’imposer devant les juridictions et instances internationales. Des spécialistes avaient pourtant prévenu l’Etat depuis le début de la traque.

 

Et si tout ce fiasco politico-juridico-diplomatique était prévisible ? Certains pourraient le penser. En effet, depuis le début de la traque des biens mal acquis, d’éminents juristes ont eu à mettre en garde l’Etat contre les tares congénitales de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Politiciens, défenseurs des Droits de l’homme, même des magistrats émérites ont eu à se prononcer contre une réactivation de cette juridiction impopulaire. Lors de la rentrée solennelle des Cours et tribunaux en 2014, ces derniers exprimaient, en public, ce que d’aucuns n’ont cessé de clamer en coulisses.

L’actuel président de la Cour suprême, Mamadou Badio Camara, était en tête dans les récriminations. Il disait à propos de la Crei : ‘’Il faut avoir à l’esprit que les normes internationales tirées de conventions et de traités ratifiés par notre pays nous obligent à adapter nos lois dans le sens de garantir aux condamnés éventuels d’un droit de recours.’’ Le haut magistrat s’insurgeait également contre les lenteurs devant la juridiction spéciale. ‘’Les magistrats affectés à la Crei ne traitent, ne poursuivent et n’instruisent que les dossiers d’enrichissement illicite. Il faut en tirer les conséquences en termes de raccourcissement des délais dans le traitement de ces affaires’’, affirmait-il. ‘’Dans une procédure ou les personnes poursuivies sont en détention, ajoutait-il, il faut accélérer la cadence. Cela doit être le cas en matière d’enrichissement illicite. Il est souhaitable que les procédures soient accélérées et que les personnes poursuivies soient renvoyées en jugement dans les plus brefs délais possibles’’.

Un an auparavant, c’est un autre magistrat émérite, en l’occurrence l’actuel président de l’Ums, Souleymane Téliko, qui était le premier à s’insurger contre le non-respect, par la Crei, du droit à un procès équitable. Il était alors secrétaire général de la Cour d’appel de Dakar et devait prononcer le discours d’usage lors de la rentrée solennelle. Avec beaucoup de pédagogie, il expliquait, devant le président de la République, que l’absence de voie de recours et le renversement de la charge de la preuve n’étaient pas de nature à garantir le droit à un procès équitable du justiciable. Dans ce discours qui est resté mémorable, Téliko avait même mis en garde contre la crédibilité devant les juridictions étrangères et internationales d’une décision prise dans ces conditions.

Les magistrats sénégalais ne se sont pas limités à prévenir l’Etat contre les limites de la procédure devant la Crei. Pour en revenir à la rentrée de 2014, le juge Adama Ndiaye, qui avait la charge de prononcer le discours d’usage, avait émis le vœu de voir la juridiction impopulaire disparaitre au bénéfice d’une juridiction spécialisée dans les crimes de nature économique. Il expliquait : ‘’La plupart des magistrats n’acquièrent une formation que dans le tas de la polyvalence systémique. En cas de difficultés techniques, ils font recours aux expertises qu’ils ordonnent pour mieux cerner les notions comptables ou fiscales à manipuler. La loi sur la délinquance financière et économique doit être complétée par la mise en place, au niveau des juridictions sénégalaises, d’organes spécialisés, tant au stade de la poursuite, de l’instruction que du jugement.’’

Même s’il n’avait pas prononcé le nom de Karim Wade, Adama Ndiaye avait aussi affirmé que ‘’la criminalité ordinaire d’un ministre doit être distinguée de sa criminalité gouvernementale. Un ministre agissant en tant que ministre, dans le cadre de ses fonctions, en ne poursuivant qu’un but n’ayant aucun caractère personnel, peut valablement se réclamer, en cas d’infractions commises à cette occasion, du privilège de juridiction de l’article 101 de la Constitution’’.

Bâtonnier de l’Ordre des avocats, Me Ameth Bâ s’est voulu catégorique : ‘’La création d’un pôle économique qui comprendrait un parquet, un corps de magistrats instructeurs et des juges du siège spécialisés pourrait sonner le glas de la Crei dont les praticiens n’ont eu de cesse de dénoncer les insuffisances.’’

A cette occasion, beaucoup d’observateurs avaient nourri des espoirs quant à la suppression définitive de la Crei de l’arsenal judiciaire national, mais aussi d’un élargissement des condamnés. En effet, suite aux réquisitoires très sévères des hommes de loi, le président de la République, Macky Sall, avait avoué ceci : ‘’La médiation pénale, conduite en toute transparence, peut constituer un recours valable pour accélérer le recouvrement des biens dits mal acquis. Le gouvernement a entrepris une démarche visant à recouvrer les deniers publics présumés avoir été spoliés.’’ Il s’ensuivit d’ailleurs une vaste polémique sur ce mécanisme amiable de règlement des conflits.

Comme les magistrats et le patron des avocats, les défenseurs des Droits de l’homme, non plus, n’ont pas été en reste dans le concert des réprobations contre la Crei. Amnesty, la Ligue sénégalaise des Droits de l’homme, la Rencontre africaine pour la défense des Droits de l’homme et tant d’autres ont eu à dénoncer les ‘’vices’’ de la juridiction spéciale.

Mor Amar

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