Publié le 25 Jan 2018 - 08:18
AFFAIRE KHALIFA

La levée de l’immunité parlementaire a été faite de manière irrégulière.

 

Au-delà de l’incohérence, l’affaire Khalifa Sall contient une série d’irrégularités quant au refus  de reconnaître l’immunité parlementaire de l’intéressé.

D’emblée, il faut relever que le doyen des juges d’instruction ainsi que la chambre d’accusation de la Cour d’appel, s’étaient opposés à la libération d’office du prévenu, sur le fondement peu convaincant et tendant à indiquer que : « M. Khalifa Sall a été poursuivi, inculpé et placé sous mandat de dépôt avant son élection ». Or, en droit de l’immunité parlementaire, l’antériorité des faits au regard de l’élection est à relativiser à bien des égards.

La preuve en est que, si la même affaire s’était produite en Belgique, M. Khalifa Sall aurait été en liberté. Parce qu’en Belgique, on considère que : « L’inviolabilité parlementaire protège les membres élus du Parlement dès leur élection, donc même avant leur prestation de serment, mais sous condition résolutoire de l’invalidation de leur élection (…) ». Au surplus, en Belgique, au-delà de la suspension des poursuites à l’encontre des députés : « L’inviolabilité parlementaire s’applique à toutes les infractions, sans distinction entre les crimes, les délits et les contraventions. On ne distingue pas entre les infractions commises dans l’exercice de la fonction parlementaire et celles commises en dehors de l’exercice de la fonction : les deux sont couvertes. Le régime de l’inviolabilité parlementaire ne s’applique cependant qu’en matière répressive (…) ».

Il en irait de même en Grèce, M. Khalifa Sall serait entièrement libre si les mêmes faits se seraient produits sur le territoire grec. En ce sens qu’en Grèce, « un député n'est pas seulement couvert pour les crimes qu'il pourrait commettre pendant la durée de la législature, mais également pour ceux qu'il aurait commis avant le début de celle-ci (qu'il ait été alors, ou non, député) et pour lesquels des poursuites sont engagées pendant la durée de la législature (…).

Enfin, aucune condamnation ne peut être mise à exécution pendant la durée du mandat parlementaire d'un député, que cette condamnation ait été prononcée avant ou après l'ouverture de la législature. ».

Ces exemples devraient inciter les juges sénégalais à relativiser cette affaire Khalifa Sall, en évitant surtout, la surenchère.

À défaut, cela conduirait à créer une exception sénégalaise dans le monde. Même si, pour des raisons historiques, le Sénégal s’identifie à la démocratie semi-parlementaire à la française, il n’en demeure pas moins, que le cas typique de M. Khalifa Sall ne s’est jamais présenté en France dans des termes identiques. D’où l’intérêt ici, de rappeler dans un autre registre, la Décision du Parlement européen du 2 février 2016 sur la demande de levée de l’immunité parlementaire de Florian Philippot (Ref. 2015/2267(IMM)) P8_TA-PROV(2016)0032). Laquelle dispose :

« Considérant qu’une juridiction française a demandé la levée de l’immunité de Florian Philippot dans le cadre de poursuites pénales (…) ; Considérant que (…) la demande des autorités françaises (…) devrait donc être considérée comme une demande d’autorisation de soumettre Florian Philippot « en matière criminelle ou correctionnelle, à une arrestation ou à toute autre mesure privative ou restrictive de liberté » ; Considérant que l’immunité parlementaire a généralement pour objet de permettre au pouvoir législatif de s’acquitter de ses missions constitutionnelles indépendamment de toute ingérence injustifiée, en particulier du pouvoir exécutif ; que, manifestement, ce principe s’applique également à une procédure pénale (…) engagée par un Etat (…) à l’encontre d’un député ; Considérant qu’il n’est donc pas nécessaire d’examiner la question du fumus persecutionis, à savoir si l’intention sous-jacente de la procédure pénale est de nuire à l’activité politique du député ; Décide de ne pas lever l’immunité de Florian Philippot. ».

Voilà comment réagit un vrai Parlement démocratique vis-à-vis de ses membres. Quoi qu’il en soit, au regard de cet exemple, on comprend aisément que les députés sénégalais aurait dû refuser de lever l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall en matière pénale voire correctionnelle.

En tout état de cause, c’est ce genre d’exemple que le juge sénégalais chargé du dossier doit creuser avec le plus grand soin dans cette affaire, afin d’en tirer les conséquences de droit qui s’imposent. Il est le dernier rempart permettant d’éviter de porter atteinte à l’essence même d’une démocratie représentative et délibérative.

D’autant plus que, l’argumentaire jusque-là développé par le du juge d’instruction, mais aussi, la Cour d’appel, entre autres, a été battu en brèche le 26 octobre 2017, date à laquelle le Parquet a saisi le bureau de l’Assemblée nationale à l’effet de lever l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall. Autrement dit, le Parquet lui-même s’est déjà tiré une balle dans le pied. Parce que l’on ne peut pas dès le départ, s’abstenir de reconnaître explicitement l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall au cours de la procédure, et demander ensuite à ce que son immunité soit levée. Cela n’a aucun sens sur le plan juridique. Parce que cela reviendrait à annuler ou à lever un acte inexistant, et donc, insignifiant juridiquement.

Or, le droit s’intéresse en réalité aux actes ayant des effets de droit, et donc, les actes qui ont pour effet d’apporter une modification à l’ordonnancement juridique. C’est justement la raison pour laquelle, le professeur Eisenmann définissait les actes juridiques comme étant « des actes prévus, institués par le droit (…), il s’agit d’ « actes normateurs » que le droit habilite à effectuer. ».

Dès lors, pour lever l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall, il aurait fallu au préalable, reconnaître explicitement l’existence de ladite immunité au cours de la procédure (surtout que la demande avait été faite par les avocats de l’intéressé). Le droit l’impose sous peine de nullité, et sous peine de « lever » un acte inexistant en droit : la rigueur en droit ne l’admet pas. Devrait-on rappeler qu’un acte juridique est avant tout un acte institué par le droit, c’est donc un acte prévu, un acte qui a une existence réelle avant de pouvoir produire ou non des effets de droit.

Il résulte de l’ensemble de ces éléments, que la levée de l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall est juridiquement irrégulière.

S’y ajoute le non-respect des droits de la défense de M. Khalifa Sall par l’Assemblée nationale : on ne peut pas, d’une part, dénier l’immunité parlementaire d’un élu ; et, d’autre part, le convoquer pour l’entendre dans le but de statuer sur la levée de son immunité non reconnue à l’origine. Par conséquent, M. Khalifa Sall était tout à fait en droit de refuser d’être entendu par la commission ad hoc de l’Assemblée nationale du Sénégal.

En conclusion, en droit, on ne peut pas annuler ni « lever » un acte inexistant juridiquement. Compte tenu du fait que, l’immunité parlementaire de M. Khalifa Sall n’a jamais été reconnue explicitement, sa levée est juridiquement irrégulière, parce que fondée sur un hypothétique acte, qui, lui-même, était inexistant. Par conséquent, cette affaire doit davantage inciter à réfléchir, tant sur notre droit que notre démocratie. Le droit doit être dit avec rigueur et de la même manière, qu’il soit en faveur de la défense ou de l’accusation. C’est une question de neutralité, d’impartialité et d’objectivité dans un État de droit.

Quoi qu’il en soit, l’affaire Khalifa Sall est le signe d’un certain désenchantement qu’il va falloir désormais affronter... En telle circonstance, il n’est pas exclu le développement de contre-pouvoirs sociaux destinés à compenser l’érosion de la confiance.

Au demeurant, le futur Président de la République du Sénégal en 2019, doit, de toute évidence, travailler dans le sens d’une refondation de la justice et de la démocratie sénégalaises.

 

Alioune Gueye

(Professeur de Droit public)

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