Publié le 27 Jul 2020 - 22:46
AFFAIRE NDINGLER-SEDIMA, LOIS SUR LE FONCIER

Les vérités de l’expert foncier Alla Kane

 

Le conflit opposant les habitants de Ndingler-Djilakh et la Sedima, est loin de connaitre son épilogue, pour certains. Ceci, malgré la décision de l’Etat de rendre les terres aux populations pour qu’elles puissent poursuivre leurs activités agricoles, en cette période d’hivernage. Dans cette interview avec ‘’EnQuête’’, l’expert foncier et ancien inspecteur des impôts, Alla Kane, retrace l’histoire du foncier au Sénégal, avec les différentes réglementations foncières avant l’indépendance jusqu’à maintenant.

 

Depuis presque un mois, un litige foncier oppose les habitants de Ndingler et le DG de la Sedima, Babacar Ngom. En tant qu’expert foncier, quelle lecture faites-vous de ce différend ?

Les Sénégalais doivent chercher à comprendre ce qui se passe dans ce pays, en matière foncière. L’histoire de Ndingler est la manifestation d’un combat qui dure depuis des décennies. C’est un combat entre régime de la propriété coutumière et celui de la propriété foncière. La propriété coutumière date même d’avant la colonisation. C’est une propriété axée sur la coutume qui est partie du droit de feu, d’âge, de parcours, du plus fort, etc. Tout cela a donné naissance au régime coutumier de la gestion de la terre. C’est ancestral. Quand la colonisation est venue, elle est arrivée avec son régime de propriété, qui est celui de propriété foncière axée sur la propriété privée. Ils ont ainsi tout fait pour transformer la situation, faire disparaître la gestion coutumière et installer sa propriété privée en matière de gestion domaniale et foncière.

D’abord, il y a eu le décret du 20 juillet 1900, qui était déjà axé sur la politique foncière au Sénégal. Ensuite, le 24 février 1906, un autre décret qui réglait la politique foncière en Afrique occidentale française (AOF). Ils ont amené, le 26 juillet 1932, un autre décret appelé le ‘’décret foncier’’ qui portait sur la réorganisation de la politique foncière en AOF et en Afrique équatoriale française (AEF). C’est ce décret qui a été en vigueur jusqu’en 2011. Le dernier décret qu’ils ont pris, toujours dans la lutte contre le régime de la propriété coutumière, c’est le décret 55-580 du 20 mai 1955, portant réorganisation foncière et domaniale en AOF et en AEF.

Enfin, le colonisateur a reconnu le droit de la gestion coutumière sur les terres. Parce que dans l’article 3 de ce décret, il est bien dit : que ‘’sont confirmés les droits coutumiers qui seront exercés collectivement ou individuellement sur les terres non-appropriées, selon le code civil ou l’immatriculation.’’ Voilà enfin, en 1955, le droit coutumier l’a emporté sur toute la stratégie que le colonisateur a développée, de 1900 à 1955. Ainsi, ils ont confirmé les droits coutumiers. A cette période, de 1906 à 1964, date de la prise de la loi relative au domaine national, c’est ce décret-là qui régissait les terres au Sénégal. Donc, il y avait déjà trois régimes de gestion des terres qui étaient reconnus légalement par ce décret.

Et quels sont ces régimes ?

C’est d’abord le droit coutumier, ensuite le code civil français et, enfin, l’immatriculation. Quand le pays accédait à la souveraineté internationale, voilà les trois régimes que le Sénégal indépendant a trouvés sur le terrain. En 1964, 4 ans après l’indépendance, quand il y a eu lieu d’évoluer au-delà du décret de 1955, on a pris la loi 64-46 du 17 juillet relative au domaine national. Ce qui est grave, c’est qu’on a pris le droit coutumier, qui était reconnu par le décret de 55, et on l’a versé dans le domaine national, en disant que toutes les terres qui ont été relevées sont du domaine public, toutes les terres qui ne sont pas immatriculées, qui ne sont pas régies par le code civil sont versées dans le domaine national. On a pris plusieurs choses qui relevaient du droit coutumier et on en a fait un domaine national. Mais on a maintenu le droit privé, la propriété privée et même dans la Constitution sénégalaise, en son article 15, il est dit : ‘’Le droit de propriété est garanti par la présente Constitution. Il ne peut y être porté atteinte que dans le cas de nécessité publique légalement constatée, sous réserve d'une juste et préalable indemnité.’’

Donc, on a spolié les paysans, ceux qui géraient les terres. Voilà les raisons fondamentales qui font que, jusqu’à maintenant, ce combat continue. C’est le combat entre les immatriculés et les héritiers du droit de feu et d’âge. A chaque fois, on constate que c’est les immatriculés qui l’emportent sur les héritiers. Ce qui se passe à Ndingler, même la loi sur le domaine national, n’est pas respectée.

Qu’est-ce qui justifie cette violation de la loi, dans ce contexte ?

Dans la loi sur le domaine national, on comprend 4 zones distinguées. Il y a les zones urbaines ; les terres qui sont dans les communes, les zones classées comme les forêts classées, les zones des terroirs et les zones pionnières. On a dit dans la même loi que des décrets seront pris après avis des conseils régionaux techniques pour répartir en zones des terroirs et en zones pionnières les terres du domaine national. Ce qui veut dire que, depuis 1950, aucun décret n’est intervenu pour répartir ces terres-là. Même dans le décret d’application, on dit que la zone doit être délimitée par un décret. Les choses ne sont pas délimitées. Mais la loi dit, dans son article 8 : ‘’Les terres de la zone des terroirs sont affectées aux membres des communautés rurales qui assurent leur mise en valeur et les exploitent sous le contrôle de l’Etat et conformément aux lois et règlements.’’

Donc, les zones des terroirs reviennent aux membres des communautés. Et il est précisé, toujours dans l’article 7, que les terres correspondantes aux zones des terroirs sont des terres qui sont régulièrement exploitées : la culture, l’élevage et l’habitat rural. Donc, c’est la terre des paysans et ces terres sont affectées aux membres des communautés. Ainsi, quand quelqu’un vient d’une ville, un immatriculé, qui est allé jusqu’à obtenir un titre foncier, c’est une agression. Parce que ces terres-là, qui relèvent des terroirs, c’est l’article 8 qui les affecte aux membres des communautés rurales pour l’habitat rural, la culture ou l’élevage. Donc, Ndingler est une agression de l’article 8.

Mais la Sedima obtient un titre foncier…

Cela aussi est une agression de la loi. Parce que la loi dit : ‘’Quand une zone des terroirs et les zones pionnières, il faut, pour pouvoir les posséder, que cela soit des opérations déclarées d’utilité publique.’’ Est-ce qu’on a respecté la procédure d’immatriculation pour faire du projet de Sedima un projet de caractère public ? Deuxièmement, je me pose la question de savoir comment la Sedima est arrivée à être propriétaire d’un titre foncier sur les terres des paysans. Parce que quand ces terres ont été immatriculées, elles sont rentrées dans le domaine de l’Etat et on est dans le code du domaine privé de l’Etat. Et ce code dit, dans son article 41 : que ‘’pour vendre une terre du domaine public de l’Etat, il faut une loi’’. L’article 42 dit que ‘’si cette terre fait l’objet d’une construction, d’installation, d’aménagement, cela nécessite une loi’’. Quelle est la loi que l’Assemblée nationale a prise pour permettre à l’Etat de vendre le titre foncier à la Sedima ? C’est une question qu’il faut éclairer. Sinon, la vente est illégale, parce qu’aucune loi n’est intervenue pour autoriser la vente du titre foncier-là à la Sedima.                                                                          

Maintenant, il faut se féliciter du fait que les paysans sont en train d’entrer dans l’histoire. Nous sommes à moins de 100 ans de notre indépendance et jusque-là, les paysans étaient exclus. S’ils viennent maintenant prendre en charge leurs propres préoccupations, il faut s’en féliciter. Il faut les féliciter, les organiser. Parce que, depuis 1960, tout ce qu’on fait pour les paysans, on le fait en leur absence, dans les bureaux du ministère de l’Agriculture, etc. On ne tient pas compte de leurs souffrances, de leur passé, de leurs expériences en matière agricole, etc.

C’est toujours dans des bureaux climatisés des ministères qu’on pense développer l’agriculture : autosuffisance en riz, Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise (Pracas), etc. Ils pondent sans tenir compte de l’avis des paysans. Je pense qu’il faut moderniser le monde rural avec, par et pour les paysans. Pour cela, il y a deux conditions pour changer les conditions de vie du monde rural. Il y a une révolution foncière et celle culturelle. Il faut faire une réforme foncière pour régler le problème définitivement. Il faut, en même temps, former la paysannerie sénégalaise. Il faut qu’au niveau de chaque commune, qu’on ait un collège agricole ; au niveau de chaque région, un institut agricole, pour que les paysans aillent apprendre ce qu’ils doivent faire et on verra apparaître de nouveaux paysans.

Aujourd’hui, les paysans ne représentent rien. En 1968, ils étaient 90 % de la population. Aujourd’hui, on parle de 55 ou 51 % de la population. Avant, il n’y avait pas d’école en milieu rural et maintenant, les fils de paysans vont à l’école. Il faut créer des conditions pour le retour de ces enfants-là en milieu rural, en installant des collèges ruraux, des instituts pour transformer la campagne afin qu’on ait un agriculteur moderne, capable de se prendre en charge.

Mais est-ce qu’il est possible de dédommager la Sedima et de rendre définitivement les terres aux populations ?

En appliquant l’article 8 de la loi, ces terres sont des terroirs qui appartiennent aux paysans de Ndingler, de Djilakh, de Ndiaganiao, de Fimela. Il faut leur rendre leurs terres. La Sedima n’a qu’à se retourner contre l’Etat. Et je répète que le nom de Sedima sur le titre foncier me donne des vertiges. Parce qu’il n’y a pas de loi pour ça. Il faut des lois pour qu’un bien qui appartient au domaine privé de l’Etat soit vendu. Si c’est un terrain bâti ou nu, il faut une loi. Quand on a voulu vendre des maisons dans les zones rurales, on a pris une loi en 1947. Quand on a voulu vendre des terrains domaniaux autorisant la vente des terrains destinés à l'habitation en zone urbaine, on a pris la loi n°87-11 du 24 février 1987. Quand on a voulu vendre les terrains domaniaux à usage industriel et commercial, on a pris la loi n°94-64 du 22 août 1994. Quand on a voulu vendre les terrains dans le domaine privé de l’Etat à usage d’hôtel et de réceptif touristique, on a pris la loi n°95-11 du 7 avril 1995. Et quand on a voulu transformer les permis d’habiter et les titres similaires en titre foncier, on a pris la loi n°2011-06 du 30 mars 2011.

Donc, à chaque fois que l’Etat se débarrasse d’un terrain nu ou bâti, il faut l’intervention d’une loi. Est-ce que quand l’Etat a immatriculé les terres de Djilakh de 225 ha et les a mises dans son domaine privé immobilier, en vendant ce terrain à Sedima, est-ce qu’il est passé par l’Assemblée nationale ? Les terroirs sont des terres affectées par la loi aux membres des communautés qui sont destinées à l’habitat rural, à l’agriculture et à l’élevage. Ces terres-là, il ne faut pas y toucher. Il faut les laisser aux paysans. Quand l’Etat a besoin de terres, il faut aller vers les terres pionnières. Là aussi, l’Etat ne peut pas intervenir, que ce soit le domaine d’opérations déclarées d’utilité publique.

MARIAMA DIEME

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