Publié le 14 Jul 2015 - 18:03
ALIOU NIANG, MAGISTRAT A LA COUR DES COMPTES

‘’ATEPA s’est trompé d’époque et de rapport’’

 

Au lendemain de la publication du rapport public 2013 de la Cour des Comptes, l’architecte Pierre Goudiaby ATEPA s’en est ouvertement pris aux vérificateurs de la Cour, en les menaçant d’une plainte. Cette sortie de l’ancien Conseil de l’ex-président Wade a fait réagir le magistrat et auditeur qui estime que ATEPA ‘’s’est trompé de rapport et d’époque’’. Dans l’entretien accordé à ‘’EnQuête’’, M. Aliou Niane étale les manquements qui ont perdu l’architecte, tout en apportant des réponses aux critiques dont la Cour des comptes fait souvent l’objet.  

 

M. Aliou Niane, au lendemain de la publication du rapport public 2013 de la Cour des Comptes, Pierre Goudiaby ATEPA a menacé de porter plainte contre les vérificateurs de la Cour. Qu’en est-il exactement ?

Je me demande si le sieur Goudiaby a lu le rapport de la Cour. Si tel était le cas, il ne serait pas monté sur ses grands chevaux contre la Cour des Comptes. En tout état de cause, s’il pense avoir été diffamé ou lésé dans ses intérêts, c’est un citoyen et comme le Sénégalais lambda, il est libre de recourir à la Justice. Je reviendrai sur cette question en ma qualité de chef de mission de l’équipe qui a contrôlé l’ARTP (Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes).

Qu’est-ce qui s’est réellement passé ?

A l’occasion de l’audit de l’ARTP, la Cour s’est intéressée au projet de Radiotélévision africaine (RTA). Celui-ci est un projet de l’ancien président de la République, Maître Abdoulaye Wade, comme l’atteste  sa lettre n°000826 du 16 août 2010 adressée à M. Ndongo Diao, Directeur général de l’ARTP. Dans cette lettre, le président de la République d’alors autorise le DG de l’ARTP à signer un contrat d’architecture avec l’architecte Pierre Goudiaby ATEPA en vue de l’édification de la RTA. Par la suite, et par sa lettre du 13 novembre 2010 adressée à M. Oumar Sarr, Ministre d’Etat, Ministre de l’Urbanisme, de l’Habitat, de l’Hydraulique et de l’Assainissement, l’ancien président de la République « demande de procéder à la construction de l’immeuble de la RTA suivant les plans de l’Architecte Pierre Goudiaby Atepa » en précisant que le financement sera effectué par l’ARTP. Ainsi, c’est par une lettre adressée au ministre chargé de l’Urbanisme que le président de la République prend la décision de faire financer la RTA par l’ARTP.

A la suite de ces différentes péripéties, l’ARTP et le cabinet ATEPA ont signé un protocole d’accord, le 18 août 2010. Selon l’article 3 dudit protocole, « le montant HT des honoraires de l’Architecte est provisoirement fixé à Quatre Cent Quatre Vingt Sept millions (487 000 000) F CFA. Ce montant, estimé à l’état actuel du Projet, est révisable en fonction du coût réel des travaux réalisés ». Le 20 septembre 2010, un « Contrat d’études architecturales et techniques pour la réalisation de la Radio Télévision africaine (R.T.A) » est signé entre les deux parties en remplacement  dudit protocole d’accord. Ces honoraires de l’architecte ont été portés, par la suite, à 1 417 720 000 F CFA HT en raison du transfèrement du site, initialement prévu dans l’enceinte de la Radiodiffusion Télévision sénégalaise (RTS), au carrefour de la Patte D’oie. Sur décision du Président Wade, le site est transféré. Ainsi, le projet est passé d’un immeuble R+6 à une Tour d’une trentaine de niveaux.

Est-ce que vous avez noté des irrégularités dans cette démarche ?

Oui bien sûr. Ce sont ces analyses développées autour de ces irrégularités qui ont alimenté le rapport de la Cour. En effet, le processus décrit a appelé les observations suivantes : D’abord, l’immixtion du président de la République. L’ARTP disposant de la personnalité juridique et de l’autonomie financière, le président de la République ne peut lui donner des instructions sous cette forme. Cette décision de financement est du ressort exclusif des organes de l’ARTP, notamment de son Collège de Régulation. En agissant ainsi, l’ancien Président a outrepassé ses prérogatives et s’est immiscé irrégulièrement dans le fonctionnement de l’ARTP. Il doit respecter l’autonomie des organes de l’ARTP. Il peut utiliser le canevas des membres du Conseil de Régulation, directement ou par l’intermédiaire des ministères assurant les tutelles technique et financière, pour faire des propositions qui seront étudiées comme telles par cet organe délibérant qui dispose exclusivement de la prérogative de décision.

Nous avons également constaté une absence d’études et de planification. L’ARTP est intervenue en vue de financer la construction du siège de la RTA, sur instruction du président de la République. Cette intervention s’est faite  sans aucune étude financière et technique préalable pour un projet de cette envergure.  En plus, il s’agit d’un véritable pilotage à vue. En effet, c’est après avoir survolé la Patte D’oie que l’ancien Chef d’Etat décide d’y transférer le projet, sans tenir compte des éventuelles incidences financières.

Le projet initial était ficelé sous la forme d’un R+6 (rez de chaussée plus six étages). Avec cette nouvelle tournure, « ce projet a été abandonné au profit d’un autre plus ambitieux, que Monsieur le président de la République a bien voulu situer sur le rond point de la Patte d’Oie ». Ce « nouveau projet » est « une tour d’une trentaine de niveaux ». C’est ainsi que les honoraires de l’architecte ont augmenté de près de 300% en passant de 487 000 000 F CFA à 1 417 720 000 F CFA HT à cause du nouveau projet. La réévaluation de ce nouveau projet a porté le montant global à 24 milliards de francs CFA TTC. Ainsi, il serait juste de se demander comment l’ARTP peut effectuer un investissement financier aussi lourd, sans que celui-ci ne figure ni dans ses programmes à court, moyen et long terme, ni dans ses priorités déclinées, ni dans son budget.

Comme autre irrégularité, il y a le non-respect du code des marchés publics. Dans le préambule du « Contrat d’études architecturales et techniques pour la réalisation de la Radio Télévision africaine (R.T.A) », il est dit que « l’ARTP n’étant pas le bénéficiaire direct, le présent contrat est soumis au régime dérogatoire prévu à l’article 3 du décret n° 2010-1188 du 13 septembre 2010 modifiant et complétant le décret n° 2007-545 du 25 avril 2007 portant Code des Marchés publics. Le texte susvisé soustrait les marchés de la Présidence et de ses annexes du champ d’application du Code des Marchés publics et du contrôle des organes prévus à cet effet ».

L’article 3 visé par le préambule du contrat pour le soustraire des règles et procédures édictées par le Code des Marchés publics n’intègre pas la Présidence et ses annexes dans les dérogations prévues. Celles-ci concernent les marchés, passés en application d’accords de financement ou de traités internationaux fixant des procédures contraires; de produits pétroliers. Ainsi que les marchés ayant pour objet l’achat de titres de transport aériens pour les besoins des missions des agents de l’Etat, ceux relatifs à l’organisation de séminaires-ateliers dans les réceptifs hôteliers ou à l’hébergement des hôtes officiels de l’Etat et de ses démembrements et les marchés de prestations de conseils financiers, de banques d’affaires et de conseils juridiques.

Ainsi, en signant ce contrat sur la base des dérogations prévues par l’article 3 du décret n° 2010-1188 du 13 septembre 2010 modifiant et complétant le décret n° 2007-545 du 25 avril 2007 portant code des marchés publics, le DG de l’ARTP a violé la réglementation en vigueur. En effet, ce contrat ne saurait être exclu du champ d’application du Code des marchés publics sur la base de l’article 3 susmentionné. Par conséquent, le contrat est pris en violation du Code des Marchés publics. Et enfin, il y a lieu de soulever le non-respect du contrat signé entre l’ARTP et le cabinet ATEPA, car les termes du contrat d’études architecturales et techniques pour la réalisation de la R.T.A n’ont pas été respectés.

Qu’est-ce qui vous emmène à parler d’un défaut de respect du contrat ?

Trois points le montrent à suffisance. D’une part, l’absence de devis approuvé, car suivant les dispositions de l’article 9 du contrat, « la rémunération globale pour les études architecturales et techniques est fixée à 6,37 % (six virgule trente sept pour cent) des dépenses effectuées dans la limite du montant HT tous corps d’état, des devis approuvés ». Ce taux est ainsi calculé : 3,98 %, pour les études architecturales et 2,39 % pour les études techniques, soit un total de 6,37%. Par devis approuvés, il faut entendre devis estimatifs des marchés d’entreprises, décoration, ameublement et équipements exclus ». Or, dans les pièces justificatives mises à la disposition de la Cour et ayant servi au paiement des travaux du cabinet ATEPA, il n’y a pas de devis estimatifs approuvés. Alors que ceux-ci constituent la condition sine qua non de tout paiement.

Le second argument se justifie par l’absence d’avenant. Je m’explique suivant les dispositions de l’article 11 du contrat : « Si le maître d’ouvrage se trouvait dans l’obligation d’apporter des modifications fondamentales à son programme à un stade quelconque de son déroulement, le Maître d’œuvre recevrait des honoraires complémentaires en fonction des prestations supplémentaires nécessaires à la mise en œuvre de ces modifications. Un avenant au présent contrat fixerait, dans ce cas, les modalités du paiement revenant au Maître d’œuvre ».

Donc en violation de ces dispositions, les modifications décidées par l’ancien président de la République n’ont pas fait l’objet d’avenant. C’est sur cette base que l’architecte a demandé à l’ARTP, dans sa note d’honoraires n° 4, de lui payer le montant de 1 150 039 800 F CFA. Même s’il est vrai que ces travaux, objet de la note d’honoraires n° 4, ont été effectivement réalisés sur la base des nouvelles instructions du président de la République, il demeure vrai que ceci constitue, de la part de l’architecte, une violation du contrat car les dispositions de l’article 11 citées ci-dessus font de l’avenant un préalable à tout paiement.

Comme troisième argument, il y a l’absence de caution de bonne exécution. L’article 10 du contrat indique que « le maître d’œuvre doit produire une caution solidaire équivalente à 5 % du montant du contrat. Autrement, il lui sera appliqué une retenue de garantie de 5 % sur chaque note d’honoraires présentée » Cette caution de bonne exécution n’a pas été produite et l’ARTP n’a jamais prélevé le montant de 5% prévu pour suppléer une telle carence.

Mais est-ce que le contrat a été réalisé ?

Il est vrai que le cabinet ATEPA a effectué les travaux, objet du contrat. Des centaines de millions lui sont payés à ce titre et il réclame plus d’un milliard à l’ARTP. Cependant le projet de construction de la RTA est soit abandonné ou n’est plus de mise. Par conséquent, ces centaines de millions perçus par l’architecte constituent de l’argent des Sénégalais jetés par la fenêtre.

Durant son point de presse, il a déclaré que les rapports doivent rester confidentiels et secrets...

En clair, sur ce point, le sieur Goudiaby s’est trompé d’époque ou de rapport. En effet, ici, il s’agit d’un rapport public destiné par conséquent à informer les Sénégalais de la manière dont les deniers publics sont gérés. Dans ce type de rapport, il ne saurait y avoir une seule once de confidentialité ou de secret.

Et pour la plainte de Monsieur Pierre Goudiaby Atepa ?

Nous l’attendons de pied ferme.

Au-delà du cas de Pierre Goudiaby Atépa, certaines personnalités épinglées dénoncent souvent l'absence de contradiction?  

Au niveau de la Cour des Comptes, le principe de la contradiction est rigoureusement et régulièrement respecté. D’ailleurs, il ne saurait en être autrement. C’est une obligation posée par la loi. Les procédures de la Cour sont écrites et contradictoires. En réalité, pour ce qui concerne le rapport public, il y a un double degré de contradiction. D’abord, les rapports provisoires sont envoyés aux dirigeants des entités auditées. C’est sur la base de leurs réponses que la chambre compétente adopte le rapport définitif. Ensuite,  l’insertion au rapport public (c’est la synthèse du rapport définitif) est aussi transmise à ces mêmes dirigeants. Leurs réponses sont publiées in extenso dans ledit rapport.  Au niveau de la Cour des Comptes, le respect de la procédure contradictoire est une règle d’or, c’est un préalable à toute adoption de rapport.

N'avez-vous pas l'impression de prêcher dans le désert, si l'on sait que la plupart de vos rapports restent sans suite ?

Nous n’avons pas d’état d’âme à ce propos. Il y a une division du travail. Nous faisons des audits. Nous jugeons les comptes de gestion des comptables publics. Nous jugeons également les fautes de gestion, affaires relevant de la discipline financière.  Nous transmettons des référés au Garde des Sceaux, lorsque nous rencontrons dans le cadre de notre travail des faits susceptibles d’être qualifiés infractions pénales (détournement de deniers publics, corruption, concussion…), en vue de l’ouverture d’informations ou d’enquêtes judiciaires. Nous les envoyons également aux autorités du pouvoir exécutif, en vue de la prise de mesures de correction par rapport aux différends soulevés dans nos rapports. C’est cela notre rôle et nos attributions définis par la Constitution, les lois et règlements en vigueur. Nous n’interférons pas dans le travail des autres institutions de la République. Que chacun fasse ce qu’il a à faire et les deniers publics seront bien gérés.

Justement parlant d’ouverture d’information judiciaire, certaines personnes visées finissent par être blanchies. Est-ce à dire que les rapports sont mal faits ?

Le rapport de la Cour des Comptes est une source d’informations pour le juge. Il ne saurait le lier. Le juge fonde son argumentaire et son intime conviction sur un ensemble de rapports d’audits, d’enquêtes et d’investigations, sur des auditions… Cependant, le fait que le juge ne nous suive pas n’a rien à voir avec la qualité intrinsèque de nos rapports. Ceux qui lisent nos rapports savent qu’ils sont de qualité incontestable. 

Rencontrez-vous des difficultés lors de vos missions ? Et lesquelles ?

En général, nous ne rencontrons pas de problèmes majeurs dans nos missions. Sauf si la structure contrôlée souffre de carences ou de défaillances particulières (absence d’archives par exemple).

Propos recueillis par Fatou SY

 

Section: