Publié le 4 Nov 2018 - 23:11
ALIOUNE BADARA BEYE - ECRIVAIN

‘’Il n’y a pas de littérature neutre’’

 

Le 7 novembre sera célébrée la Journée internationale de l’écrivain africain. Occasion saisie pour parler des conditions des écrivains sénégalais. D’après le président de leur association, Alioune Badara Bèye, ils n’ont pas de limite dans leurs créations, comparés à d’autres en Afrique. M. Bèye, dont la présence à la tête de l’Association des écrivains du Sénégal semble gêner certains qui demandent une alternance générationnelle, leur répond dans cet entretien.

 

Quels seront les temps forts de la Journée internationale de l’écrivain africain que vous comptez organiser ?

Ce sera la 26e édition. C’est une journée décrétée par l’Oua (défunte Organisation de l’union africaine) en 1992. L’Union africaine a pris le relais. Ainsi, chaque année, les écrivains choisissent un moment pour se retrouver. La cérémonie d’ouverture est prévue pour ce 6 novembre. La journée en tant que telle sera célébrée le 7 novembre. Cette année, nous avons choisie comme marraine la grande romancière Mariama Ndoye. Le pays invité d’honneur est l’Egypte qui est un grand pays de culture. Il s’y ajoute que lors de la précédente édition, c’était un Egyptien qui avait gagné le Grand Prix Yasser Arafat pour la paix et la liberté, Mohamed Salman. Donc, ce choix de l’Egypte s’inscrit dans la continuité. On a estimé qu’avec tout ce que l’Egypte a produit comme œuvres de qualité, de beauté dans le domaine de la littérature, il mérite d’être notre invité d’honneur.

Le thème de la présente édition est ‘’Démocratie, liberté et pouvoir’’, qui un sujet actuel. Nous savons que beaucoup d’écrivains rencontrent d’énormes difficultés chez eux, parce qu’ils n’ont pas la liberté d’écrire ou de créer. De Senghor à Macky Sall, en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, le Sénégal n’a jamais connu cela. Aucun écrivain n’a été exécuté, exilé ou emprisonné à cause de ses écrits. C’est une chance que nous avons et que beaucoup de pays n’ont pas. Nous profitons de cette célébration pour organiser la rencontre des Pen Afrique qui vont discuter de leurs problèmes. Pour les distinctions, nous nous sommes ouverts à d’autres pays. Sur les cinq prix qui seront décernés, seul un est remporté par un Sénégalais. Cela donne un cachet africain à la manifestation. Nous allons également rendre hommage à un grand Africain qui nous a quittés : Atukwei Okai. Il est le père de la Panafricaine des écrivains. Nous avons milité à ses côtés à la fin des années 1970 pour la création de cette association. Il vient de nous quitter.

Cette journée doit être célébrée par tous les pays d’Afrique. Pourquoi les écrivains sénégalais veulent en faire un évènement particulier ?

 Vous savez, j’ai eu à intervenir à plusieurs reprises en Afrique pour faire libérer des écrivains emprisonnés à cause de leurs écrits. Ici, nous écrivons librement et nous le devons à la compréhension, à la tolérance, à l’esprit d’ouverture de nos autorités, d’une part, et, d’autre part, de nos écrivains. Ce qui fait que les écrivains africains se sentent toujours bien au Sénégal. Quand ils viennent ici, ils se rendent compte que le pays a fait un grand pas dans le domaine des libertés, de la démocratie, de la liberté d’expression. Chaque année, c’est avec l’appui du ministère de la Culture et du président de la République que nous arrivons à célébrer cette journée. C’est grâce à leurs soutiens qu’on peut inviter nos amis. Ce qui n’est pas le cas de bien d’autres pays d’Afrique qui ne peuvent pas inviter leurs confrères. Il s’y ajoute que nous avons un ministre de la Culture qui est un brillant écrivain et qui a été un excellent journaliste d’investigation.

Je vous ai parlé de la rencontre des Pen Afrique ; vous savez, souvent, les Etats sont craintifs quand il s’agit de Pen, parce que c’est une association subversive qui est plus politique comparée aux associations nationales. Le Pen Sénégal est dirigée par un colonel, en l’occurrence Moumar Guèye, qui a une très grande expérience dans l’écriture, les relations humaines et qui connait l’Etat. Le président Macky Sall a beaucoup d’égards pour les écrivains sans aucune volonté d’orienter nos écrits et créations. Il respecte nos libertés et franchises. Ce qui fait que nous sommes à l’aise pour créer et promouvoir. Tout ce qui touche le Sénégal au plan politique nous interpelle. Nous avons décidé, dans ce sens, de publier une anthologie de poésie sénégalo-gambienne. C’est un moyen de rapprocher nos deux pays. La culture réunit et consolide. Le président Macky Sall est très attentif aux problèmes des écrivains africains. La Panafricaine des écrivains passe des moments difficiles et elle pourrait faire une requête auprès du président, et nous sommes convaincus qu’il sera attentif à cela.

Au Sénégal, M. Bèye, il y a quand même eu des interdictions de vente de livres. Comment appréciez-vous cela ?

La censure existe dans beaucoup de pays. Ce que je sais est que la plupart des œuvres de fiction écrites par des écrivains sénégalais ne sont pas interdites. Moi, j’ai été, à un moment donné, victime de censure avec une de mes œuvres. Une télévision que je ne nommerai pas avait décidé de ne pas la passer. Je trouve que ce sont des démarches singulières. Quand on censure une œuvre, on lui donne beaucoup plus de force. Ma pièce, ‘’Demain, la fin du monde’’, qui a connu un grand succès à l’étranger et traduite en anglais, en arabe, etc., a été censurée pourtant ici par une télévision. Cela ne dure pas. Nous sommes contre toute forme de censure. Nous souhaitons qu’à chaque sortie d’ouvrage, que ce dernier puisse être librement vendu.

Que ceux qui lisent apprécient d’eux-mêmes. Nous recevons toutes sortes d’ouvrages parce que le Sénégal est le seul pays d’Afrique membre du jury du Prix des cinq continents qui jugent les œuvres francophones. Nous recevons ici chaque année 150 livres que nous lisons et donnons après notre opinion. Je regrette que jusqu’à présent, qu’on n’ait pas eu un écrivain sénégalais lauréat de ce prix. Je pense qu’il faut une introspection pour voir à quoi cela est dû. Nous avons de grands écrivains et éditeurs. Il faut qu’on arrive à percer sur ce plan. Nous présentons chaque année dix livres pour ce concours, à l’instar des autres comités. Nous avons un éminent représentant au sein du comité à Paris qui est Abdoulaye Racine Senghor. Nous avons un effort à faire pour gagner ce prix.

La Journée internationale de l’écrivain africain se tient à la veille d’une présidentielle au Sénégal et votre thème est politique. Est-ce qu’il y aura une réflexion sur la vie politique actuelle du Sénégal ?

Nous savons que l’agenda du président est très serré. Nous avons fait la demande pour le rencontrer, comme nous l’avions fait il y a quelques années avec le président Wade. Les écrivains vont le rencontrer pour discuter avec lui. Il est très attentif à ce que nous disons et nous l’inviterons à respecter le résultat des urnes. J’ai écouté son ministre de l’Intérieur s’avancer sur la question et ce qu’il a dit, c’est ce que nous demandons à tous les candidats. On veut des élections à la dimension du génie sénégalais, c’est-à-dire qu’on puisse faire des élections pacifiques ; que le lendemain, le vaincu prenne son téléphone pour appeler le vainqueur et le féliciter et que les gens continuent après le travail. Ainsi est le Sénégal. Parfois, on est très inquiet par ce que nous voyons à la télé, entendons à la radio ou lisons dans les journaux. Il faut, je crois, mettre un terme à tout cela. Le khalife général des mourides a fait un appel dans ce sens. Il faut que les Sénégalais lui accordent une oreille attentive. Les khalifes généraux sont des régulateurs sociaux. Il faut qu’on les écoute davantage. Le Sénégal est un pays différent. Nous avons un peuple qui sait prendre de la hauteur.   

On attend pourtant autant ou plus des écrivains. Mais vous semblez vous terrez dans un silence, quand il s’agit de questions d’actualité. Pourquoi cela ?

Je me rappelle d’une boutade entre Cissé Dia et le président Senghor que Cissé Dia a publiée dans sa pièce ‘’Les derniers jours de Lat Dior’’. Il a dit au président : ‘’Je fais de la politique. Je mets l’accent sur la politique et non sur l’acte d’écriture.’’ Senghor lui a répondu qu’il n’y a pas de littérature neutre. Toute littérature est politique. Bien avant Senghor, on a eu des écrivains engagés dans les partis politiques. On a connu Ousmane Socé Diop, Sadji Abdoulaye, Abdou Anta Kâ qui a été membre fondateur du Pai. On a eu une race d’écrivains qui étaient dans les rangs des partis politiques.

Aujourd’hui, ce n’est pas parce que les écrivains ne sont pas dans les partis politiques qu’ils ne sont pas politiquement engagés. Parfois, pour sauvegarder l’unité, quand on est dans des associations, il y a beaucoup de courants et souvent le statut de  ces dernières ne nous permet pas de nous afficher dans des partis politiques. Nous avons tous des positions politiques. Lors de la dernière présidentielle, l’association s’est rendue au palais présidentiel et a proposé un texte. On demandait au président et à tous les candidats de respecter le verdict des urnes. Nous avons une manière de marquer notre position. Nous avons des rapports très corrects avec l’autorité. Tous les chefs d’Etat du Sénégal sont venus à la Maison des écrivains. Aucun d’entre eux n’a essayé d’orienter notre littérature. Nous participons à la vie de la cité. Nous sommes présents au Conseil économique et social, au Cnra, etc. Le président s’est fait entourer d’écrivains dont El Hadj Kassé et Dr Massamba Guèye.

Et sa politique du livre ?

Le président a du respect pour nous et nous le lui rendons. Depuis qu’il est là, il a donné suite favorable à toutes nos demandes. A la mise en place de ce fonds d’aide, il était de 600 millions de francs Cfa. Quand Abdoulaye Wade a dit qu’il allait doter le fonds de 500 millions, il a téléphoné à Macky Sall qui était alors Premier ministre et il a dit que lui-même allait y ajouter 100 millions. A son élection à la tête du pays, quand on lui a dit que le fonds d’aide était à 200 millions de francs Cfa, il était scandalisé. Aujourd’hui, le montant du fonds d’aide est en train d’être rehaussé. Il est à 600 millions et pourra bientôt atteindre un milliard. Aucun écrivain n’est venu me voir pour me dire qu’il a des limites dans sa création à cause des autorités. Les écrivains sont engagés. Quand il y a eu le problème avec la Gambie, nous avons donné notre opinion.

Actuellement, des dérives et une certaine violence verbale sont notées du côté des hommes politiques comme du peuple. Que pensez-vous de ces écarts de langage ?

Nous sommes contre tous les écarts de langage notés actuellement. Insulter les institutions n’est pas à notre honneur. Le président est une institution, on ne peut pas accepter qu’on l’insulte, parce que nous nous insultons nous-mêmes. Le Sénégal est un grand pays de culture, d’éducation, de respect. Nous sommes contre ce qui se passe aujourd’hui. Quand on lit le colonel Moumar Guèye, Seydi Sow, Fodé Ndionne, etc., on se rend compte qu’il y a une bonne dose de moralité dans ce qu’ils disent. C’est cela notre contribution. C’est vrai qu’à un moment, les enjeux seront très forts. Chacun tirera de son côté. Mais on arrivera à une paix sociale après les élections. Je prie pour que le bon Dieu nous assiste. Le Sénégal résistera, quels que soient les soubresauts politiques.

Revenons au fonds d’aide à l’édition. Des écrivains trouvent qu’il profite plus aux éditeurs qu’aux auteurs. N’est-il pas temps de corriger cela ?

C’est nous, Mbaye Gana Kébé et moi, qui avons créé ce fonds à l’instar d’autres pays qui nous ont devancé comme le Maroc. J’ai été publié comme la plupart des écrivains par les Neas ou des maisons d’écrivains françaises. Nous nous sommes dit que la demande est trop forte. Malgré la bonne volonté des Neas, elles ne peuvent pas tout publier. Les éditions Maguilen que je dirige reçoivent au minimum 200 manuscrits par an. Le fonds d’aide existait et était doté de 50 millions jusqu’au jour où nous avons rencontré le président Wade à la veille du grand congrès du Pen international. C’était la première depuis la création du Pen que ses membres se retrouvent en terre africaine. C’est moi qui étais allé négocier cela à Mexico avec une lettre présidentielle. Le Sénégal avait posé sa candidature pour la première fois en 1987, avec feu Ousmane Sembène. J’étais un jeune écrivain et Sembène a eu la gentillesse de m’amener avec lui. Quand il a pris la parole pour parler de cela, les gens riaient parce qu’ils pensaient que le Sénégal n’était pas capable d’organiser une telle manifestation. Sembène avait alors quitté la salle, demandant à tous les Africains de faire de même. Ils l’ont suivi en même temps que des Américains, des Européens, etc. C’est pour cela que des années après, quand le Sénégal devait recevoir cette rencontre, nous avons expliqué au président qu’on ne pouvait pas le faire sans beaucoup de publications. C’est ainsi que le fonds d’aide est passé de 50 à 600 millions. Il faut qu’on sache quand même qu’il est destiné aux éditeurs.

C’est ce que dénoncent les écrivains.

Mais c’est le fonds d’aide à l’édition qui ne concerne pas uniquement la publication de l’ouvrage. C’est tout ce qui rentre dans les métiers du livre, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir appuyer un écrivain qui veut voyager pour travailler sur un ouvrage pendant un ou deux mois. Cela fait partie des attributs du fonds d’aide. On doit pouvoir équiper une maison d’édition ou un jeune éditeur d’ordinateurs. On doit pouvoir faciliter le déplacement des écrivains dans des foires du livre. Il est tout de même clair que le fonds d’aide doit être attribué à des maisons d’édition qui n’ont pas la même compétence. Ce qui est inadmissible, c’est qu’une maison d’édition naisse juste pour bénéficier du fonds d’aide. Nous publions beaucoup d’ouvrages sur fonds propres.

Nous avons également beaucoup de livres publiés par des partenaires. Je citerai la Fondation Sonatel qui a joué un rôle déterminant dans la promotion de l’édition. Beaucoup d’ouvrages ont été publiés grâce à la Fondation Sonatel. Le fonds d’aide est important, mais il faut des partenaires. Nous avons développé cela dans notre maison d’édition. Aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes écrivains frustrés, parce qu’ayant des œuvres en souffrance. C’est pourquoi nous avons demandé au président de doter le fonds d’un milliard. Le directeur du Livre, Ibrahima Lô, me dit souvent qu’il est gêné quand il ne peut pas aider. Il y a des jeunes qui se découragent quand on ne finance pas leurs publications.

Des écrivains réclament une alternance générationnelle à la tête de l’Association des écrivains du Sénégal. Que leur répondez-vous ?

Je leur réponds juste de laisser l’histoire suivre son cours.

 

Section: