Publié le 3 Jun 2019 - 21:58
ALIOUNE TINE, PRESIDENT AFRICAJOM

‘’Mes craintes… mes regrets…’’

 

Acteur très influent dans le landerneau politique et de la société civile, le président d’Africajom, Alioune Tine, qui a été de tous les combats démocratiques du Sénégal indépendant, dissèque, avec ‘’EnQuête’’, les contours du dialogue national. Le choix des hommes, les termes de référence, l’absence de Wade et Sonko… Rien n’est laissé au hasard. L'ancien patron de la Raddho dénonce également l’absence des jeunes et des femmes dans la commission cellulaire. Pour lui, le Sénégal a toujours du mal à se départir du legs de Diouf et des socialistes. Entretien !

 

Globalement quelle appréciation faites-vous du déroulement des évènements, depuis que le dialogue national a été lancé ?

D’abord, permettez-moi de saluer encore une fois l’initiative du président de la République. On a vécu un septennat très anxiogène. Un septennat où il y a eu beaucoup de pression, de conflits, de controverses, un septennat très clivant. Et puis ça s’est terminé avec une élection présidentielle dont les résultats ont été contestés. Tout ça montre qu’après deux alternances, la maturité n’est toujours pas au rendez-vous, dans notre pays. Autant les alternances ont permis de rompre avec le système Diouf, autant elles peinent à réformer le Sénégal, à moderniser le pays. Mieux, pour ce qui est même des réformes institutionnelles, le repère c’est encore Diouf, le logiciel c’est celui de Diouf. Parce qu’en réalité, c’était ça la préoccupation de l’époque. Faire une alternance démocratique, organiser des élections transparentes. C’est pourquoi, à partir des années 1991, avec le choix de Famara Ibrahima Sagna, on s’est employé dans cette dynamique. Famara a inventé l’Administration et le ministre de l’Intérieur neutres.

Dès qu’il a été nommé, il a démissionné du Parti socialiste, pour être à équidistance de toutes les chapelles politiques. Les relations entre Diouf et Wade étaient exécrables et il a réussi à les réconcilier. Ce qui lui a permis d’aller au gouvernement de majorité élargie. Mais malgré ces prouesses, le climat politique était resté tendu. Rappelez-vous que le juge Me Babacar Sèye a été tué en 1993. En 1996, les gens oublient que c’était des élections locales chaotiques. A Dakar, jusque vers 16 h, il n’y avait même pas de bulletins dans certains bureaux de vote. Ce n’est qu’après ce chaos que Diouf a repris les choses en main, en créant l’Onel en 1997. Il y avait d’abord le général Dieng à la tête, mais ensuite est venu le général Niang. Aujourd’hui encore, on a les mêmes avec le Pr. Babacar Kanté qui était également membre de l’Onel. Et c’est pourquoi je dis qu’on a du mal à se départir du logiciel de Diouf. Sauf que Diouf avait quand même deux femmes dans l’Onel.

Certains disent souvent que Macky singe beaucoup Diouf. Diriez-vous la même chose ?

Ce n’est pas seulement Macky. En fait, nous sommes dans une classe politique qui n’arrive pas à avancer. On regarde toujours dans le rétroviseur. Les thématiques ne bougent pas. La question centrale, comme il y a 30 ans, reste le pouvoir, la conquête du pouvoir. Quand Wade est arrivé en 2000, il a conservé son statut de chef de parti doublé de président de la République. Pareil pour Macky Sall. Aussi, nous avons ce paradigme partisan, clivant, qui a été même exacerbé chez Macky Sall. Prenons la commission cellulaire, par exemple : 28 ans après, c’est Famara qui revient. Cela veut dire que l’alternance, depuis 2000, n’a pas été capable de générer d’autres Famara Sagna. L’alternance, depuis 2000, n’a pas été capable de générer des général Mamadou Niang. Elle n’a pas été capable d’embrasser large, de dépasser la sphère politique et de s’intéresser à des questions d’intérêt national. La démocratie reste encore électorale. L’heure est venue, pour nous, d’inventer une démocratie postélectorale. Les Assises nationales ont fait des choses très importantes. Africajom Center s’emploie également dans la même dynamique. Nous avons produit des choses que nous avons données aux partis, au chef de l’Etat et à d’autres secteurs.

Vous ne semblez pas satisfait par les termes de référence tels qu’ils ont été définis ?

Je ne dis pas ça. Dans les termes de référence, on y voit : le chef de l’opposition, le financement des partis politiques… C’est très bien tout ça. Je pense qu’il faudra également y ajouter le financement de la campagne électorale. Tout comme l’utilisation des moyens de l’Etat par les partis au pouvoir… Mais mon souci c’est que quand on regarde les termes de référence du dialogue politique, c’est tout simplement les procédures relatives à la dévolution du pouvoir.

Je dis que si on s’arrête là, demain, on peut avoir pire que ce qu’on a eu jusque-là. Si on ne touche pas au pouvoir, à l’équilibre des pouvoirs, à la justice, on n’avancera pas. D’où l’intérêt du dialogue national qui, je l’espère, va prendre en compte toutes les autres préoccupations démocratiques et de développement. Il faut savoir que le Sénégal a toujours été intéressant pour les puissances étrangères. Il a toujours été attractif, convoité pour sa position géostratégique (3 heures et demie du Brésil, 4 heures de la Martinique, 5-6 heures de vol de l’Europe). Il l’est davantage maintenant avec les multiples richesses qui ont été découvertes. Si les gens ne se préparent pas, si on n’essaie pas de réformer toute notre économie, nous ne sommes pas à l’abri de ce qui est arrivé aux autres pays africains.

Nous pensons qu’il faut, avec tous les Sénégalais de tous les secteurs, repenser le Sénégal de demain.

Quel regard portez-vous sur le choix des hommes devant diriger les travaux de ce dialogue national et politique ?

Pour Famara, je suis très content. D’ailleurs, j’ai eu à le citer à plusieurs reprises. Je le félicite très chaleureusement et  lui souhaite plein succès. Il a été un pilier fondamental pour le Sénégal, pendant des moments très difficiles. C’est un homme extrêmement discret, très efficace, très fin comme diplomate. Ce que je reproche simplement aux libéraux, c’est de ne pas avoir pu générer d’autres Famara. C’est pourquoi je pense que c’était une occasion de mettre la jeunesse à ses côtés pour qu’elle puisse apprendre. Ils (les libéraux) ont fait des choses énormes du point de vue des infrastructures. Mais sur la modernisation des institutions, ils n’ont pas fait grand-chose. C’est pourquoi ils n’ont pas des repères prospectifs. Quand je prends Kanté, sur le plan de la rigueur scientifique, il est un modèle, sur le plan de la rigueur morale également.

Concernant Aliou Sall, nous travaillons souvent ensemble. C’est un intellectuel brillant, travailleur et pertinent. Quant à mon ami Mazide, c’est mon doyen. Tout le monde connait sa rigueur morale. Il a aussi une bonne expérience des élections. Je n’ai rien à dire sur l’équipe. Ce que je regrette, c’est tout simplement que les femmes et les jeunes ne soient pas présents. Nous sommes à l’ère de l’inclusion, de l’intergénérationnelle. Surtout que la majorité de la population est jeune, elle est femme. Ne pas les voir dans la commission cellulaire doit nous interpeller. Je pense que ç’aurait été une bonne occasion de mettre ces couches de la population, surtout les jeunes, pour leur permettre d’apprendre auprès des adultes, à être des leaders de demain, des régulateurs de demain. J’ai été très surpris de ne pas voir Y en a marre au dialogue national. Je pense qu’ils ont bien une place au dialogue national et qu’il faut rectifier le tir.

Certains estiment que vous êtes le grand oublié dans cette palette de personnalités. Avez-vous au moins été consulté dans le choix des représentants de la société civile ?

Je n’ai jamais été consulté. Mais ce n’est pas grave. D’ailleurs, je n’ai été invité dans rien du tout. Cette fois-ci (lancement dialogue national) j’ai été surpris que le ministre de l’Intérieur m’ait invité, ce que j’apprécie du reste. J’en profite pour dire à mon jeune frère Aly Ngouille Ndiaye que nous avons un siège et une structure. On a mis ‘’Alioune Tine société civile’’. Alioune Tine, c’est Africajom Center. Sinon, je n’ai pas de remarques particulières dans le choix des représentants. D’autant plus que Mazide, on a toujours travaillé ensemble. Il faut savoir que le dialogue est global. Quand on veut jouer un rôle, il y a de la place pour tout le monde.

Quelle analyse faites-vous de l’absence de Wade et de Sonko ?

De mon point de vue, ils ne sont pas hors du dialogue. Pour nous les praticiens, dire même que nous sommes contre le dialogue pour telle ou telle autre raison, c’est participer au dialogue. C’est leur façon à eux d’être dans le dialogue national. Ils vont continuer à suivre ce qui se passe là-bas. Maintenant, le fait de ne pas y aller peut être dangereux pour un acteur politique. Les gens vont construire sans vous des règles qui vous lient. Je pense donc qu’il vaut mieux être là. D’autant plus que nous sommes sur une séquence historique où il faut reconstruire le Sénégal. Nous comptons sur la diplomatie de notre oncle Famara Sagna et de la société civile pour les convaincre à rejoindre la table des négociations. Mais, je le répète, il faut tout faire pour éviter que l’on ne s’occupe que des questions électorales. C’est notre crainte. Il faut que tout le monde se mobilise pour que la reconstruction du Sénégal ne se limite pas uniquement aux questions de dévolution du pouvoir.

Mais pourquoi dialoguer, si l’on sait que des réflexions profondes ont déjà été menées avec les Assises nationales, les réformes institutionnelles, foncières, judiciaires… ?

Tout ça, ce sont des résultats à verser dans le dialogue national. La différence, c’est que, avant, les réflexions ont été faites de manière bureaucratique. C’est le président qui s’enferme, qui met sa commission qui travaille, qui est le seul habilité à appliquer ou à ne pas appliquer. Maintenant, si nous avons une grande plateforme de gens qui veillent, qui mettent tout leur poids pour que les choses changent, je pense que c’est la différence entre ce qui se passait avant et ce qui se passe maintenant. C’est un bond qualitatif pour la démocratie sénégalaise. Si nous arrivons avec cette plateforme qui regroupe tous les segments de la nation à travailler ensemble, je pense que nous pourrions mettre tout notre poids pour que les choix approuvés de manière consensuelle puissent être appliqués.

On a tendance à diviser la classe politique en trois catégories. Certains comme Ousmane Sonko considèrent qu’il ne peut y avoir que deux pôles : le pouvoir et l’opposition. Est-ce que cela ne pousse pas à s’interroger sur l’existence même du groupe des non-alignés et, par ricochet, sur la rationalisation des partis politiques ?

Moi, je ne me prononce pas sur les positions des gens. Chacun est libre d’être aligné ou de ne pas l’être. Le problème fondamental, à mon avis, c’est quand on considère l’Etat, les institutions, l’Administration et les ressources comme des gâteaux à se partager. Quand les partis politiques n’ont pas de programme substantiel, pas d’idéologie. C’est un système de positionnement pour avoir un poste. C’est d’ailleurs pourquoi on en est à 300 partis politiques. En 1991, les choses étaient claires entre libéraux, socialistes, marxistes-léninistes…

Parmi les choses les plus dangereuses qui arrivent à nos pays, c’est cette tendance à la désubstantialisation de la politique. On n’essaie pas d’avoir une vision prospective des intérêts du pays, mais uniquement les intérêts individuels immédiats. C'est ce qu’il faut corriger. Il faut sortir de cette logique de la politique du ventre. Il faut sortir de la médiocratie et aller vers la méritocratie. Et ce n’est pas seulement pour la politique. Moi, j’ai rencontré des diplomates qui se plaignent. Ils disent qu’on les a formés à bonne école, ils sont compétents et travailleurs, mais on leur amène des politiciens qui n’ont pas le niveau alors que c’est eux qui font le boulot. C’est comme ça qu’on démotive nos cadres et il faudra y réfléchir dans le cadre de ce dialogue. Surtout dans ce contexte, si l’on veut éviter le syndrome Centrafrique, Rdc et tant d’autres pays africains.

Ce qui est écœurant, c’est qu’au moment où les choses sont en train de bouger même en Afrique de l’Est, regardez le cas de l’Ethiopie, en Afrique de l’Ouest, partout vous n’avez que des problèmes. L’échec est donc interdit, pour le Sénégal qui a toujours servi de laboratoire, dans cette séquence historique où l’on se trouve.

Quel message adresseriez-vous au président Abdoulaye Wade et à Ousmane Sonko, et quelles doivent être leurs postures respectives ?

Wade, je peux quand même témoigner que c’est un homme de paix. C’est un faiseur de paix. Il a eu à le démontrer avec les accords de Marcoussis, dans le conflit ivoirien, dans la résolution de la guerre à Madagascar, les évènements de Mauritanie, en Guinée-Bissau en 2005… C’est quelqu’un qui avait du répondant. Quand tu l’alertes, il répond. Au Sénégal, même quand il était à Rebeuss, il négociait… On ne peut donc rien lui apprendre sur la nécessité de négocier. Maintenant, il a exercé le pouvoir et ce qui est arrivé est arrivé avec le troisième mandat, avec l’emprisonnement de Karim Wade. Maintenant, je comprends bien les soucis d’un papa pour son fils. C’est aussi un papa, Wade. Moi, comme je l’ai toujours dit, il faut permettre à Karim et Khalifa de recouvrer la plénitude de leurs droits pour que le dialogue soit vraiment inclusif.

Pour Sonko, comme je l’ai dit, il est dans le dialogue en donnant ses positions sur le dialogue. Maintenant, il faut comprendre qu’il y a un dialogue dans le dialogue. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il n’y a pas que des problèmes entre opposition et pouvoir. A l’intérieur du pouvoir comme à l’intérieur de l’opposition, il y a des compétitions. On est dans les prospectives, dans l’après. Tout le monde est dans le positionnement. C’est ce que j’appelle la guerre de positions.

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour éviter que le dialogue soit un fiasco ?

D’abord, il faut que les choses se déroulent de façon sincère, dans la bonne foi. Quand les gens s’asseyent autour de la table, qu’ils enlèvent le costume partisan. Qu’ils mettent le costume Sénégal. On aurait même pu penser à une espèce d’équipe où tout le monde met le même costume ou le même uniforme pour qu’on puisse dire : c’est une équipe sénégalaise qui travaille à construire le Sénégal de demain.

L’autre chose, je le répète, je dis au président de la République qu’il n’y a pas que le dialogue politique. Je tiens également à le dire aux membres de la commission cellulaire : aujourd’hui, ce qui est clair, là où on voit des orientations claires, c’est le dialogue politique. Il ne faut pas négliger ou reléguer au second plan le volet national de ce dialogue. Si on veut réussir cet épisode, la question économique doit être, pour moi, l’une des questions les plus importantes. Je demande aussi aux parties de se pencher sur le malaise dans le milieu social, dans la culture, la santé, l’éducation… Ce sont des questions aussi importantes que la politique.

Le dialogue, pour que ça soit une réussite, doit également donner la place aux jeunes et aux femmes qui ont à apprendre des adultes. Nous demandons également au président de la République à faire preuve d’audace, d’aller au-delà du paradigme dioufien. C’est une anomalie qu’on soit encore obligé d’aller puiser chez Diouf pour éclairer, alors qu’il y a plus de lumière en ce moment. Macky Sall ne doit pas non plus avoir peur des intellectuels. Etre entouré que de fonctionnaires, ce n’est pas bien, parce que ce ne sont pas eux qui vont lui dire : Monsieur le Président, ça ce n’est pas bon.

PAR MOR AMAR

Section: