Publié le 6 Jul 2015 - 17:19
BAMBOULA ET DETOURNEMENTS DANS LE SECTEUR DE LA SANTE

Un vol bien organisé

 

Le système de santé est malade de ses distorsions qui ont pour noms mal gouvernance pathogène, inefficience des systèmes de contrôle et culte du maquillage. Le rapport de la Cour des comptes a mis l’index sur le détournement d’objectifs qui fragilise la santé des populations sénégalaises.

 

La Cour des comptes a décelé, dans le rapport qu’elle vient de publier, des manquements dans la gestion du Programme national contre le paludisme (Pnlp), de même que celle du Programme national de lutte contre la tuberculose. C’était dans le cadre d’un contrôle de performance des exercices 2005 à 2010. Un exemple illustratif de pratiques longtemps décriées aussi bien par des partenaires techniques et financiers que par la société civile, avec comme soubassement : la corruption ou le détournement d’objectifs. La cour des comptes a ainsi épinglé le Docteur Moussa Thior et M. Malamine Diédhiou, respectivement coordonnateur et gestionnaire et comptable des matières du Pnlp, lors d’une vérification de performance avec comme ‘’objectif global de déterminer si la mise en œuvre des activités de lutte contre le paludisme déroulées par le PNLP a favorisé l’atteinte des objectifs du programme, de même, si elle s'est faite avec une utilisation rationnelle des ressources disponibles’’.

En remettant en cause l’efficacité du contrôle de qualité interne dans les districts et les hôpitaux et en soulignant le défaut de conception et de mise en œuvre d'un programme, entre autres, le rapport a mis en relief un des facteurs bloquants dans l’atteinte des objectifs de plusieurs programmes de lutte. La Cour des comptes le souligne en ces termes : ‘’Dans l'exécution financière, des virements internes de crédits sont opérés en violation des règles de la comptabilité publique et des ressources issues des prêts détournées de leurs objectifs’’. Il s’y ajoute que ‘’l'existence d'un système d'information adéquat au niveau central est avérée, mais n'est pas complétée par une production de données fiables au niveau opérationnel. L'efficacité du PNLP est largement compromise par une définition peu claire des méthodes de calcul des taux de mortalité et de morbidité, pour apprécier avec plus d'objectivité les performances réelles du Programme’’.  

Conséquence : ‘’les objectifs spécifiques du programme, notamment l'objectif sur la prise en charge des cas de paludisme et l’objectif sur le traitement préventif intermittent (TPI) n'ont pas été atteints.’’ L’actuel coordonnateur du programme de lutte contre le paludisme, le Dr Mady Bâ, dit s’inscrire, pour sa part, dans une démarche de rupture, avec une gestion conforme aux exigences de bonne gouvernance. ‘’La transparence est de mise. Le système de santé est le plus audité au Sénégal. Tous les bailleurs disposent de leur système d’audit. Une politique de rupture est opérée dans ce sens, ces dernières années’’. Il se réjouit d’avoir enregistré des avancées notables, grâce au culte de la rigueur.

Le maquillage, ce fléau ronge le système de santé au Sénégal

Pour autant, le rapport de la Cour des comptes arrive aux mêmes conclusions que les rapports publiés ces dernières années sur la gouvernance dans le secteur de la santé. Ils ont mis en lumière une image au rabais d’un système malade de ses pratiques malsaines entretenues par des réseaux souterrains bien structurés qui sucent des milliards de F Cfa au détriment du malade sénégalais, parfois sans éveiller des soupçons.

Les détournements d’objectifs constatés au niveau du Programme national de lutte contre la tuberculose (Pnt) par la Cour des comptes sont tout aussi révélateurs d’un fléau qui infecte le secteur de la santé. Si le rapport 2013 dénonce le fait que "dans les districts de Khombole et de Saint-Louis, les tests de diagnostic rapide (Tdr) mis à la disposition des chargés de traitement pour le dépistage du VIH sont périmés et continuent d’être utilisés’’, c’est parce que l’argent destiné à renouveler le stock est souvent utilisé à d’autres fins. Ce qui remet en cause la fiabilité des résultats". Il s’y ajoute que l’inefficience du système de contrôle du matériel décontaminé est aussi mise en évidence dans ce rapport qui lève un coin du voile sur les frais de séjour à l’étranger qui violent les normes, avec un lourd préjudice subi par les ‘’tuberculeux’’.

‘’Il arrive qu’un ministre vous dise : j’ai besoin de 10 millions, débrouillez-vous !’’

Des pratiques récurrentes exercées par ceux-là qui cherchent à bénéficier des privilèges indus par leurs fonctions. En 2008, le rapport de l’Agence de régulation des marchés publics (Armp) avait épinglé la ministre Awa Ndiaye, pour des détournements de biens publics de 1 338 247 290 F CFA. Des marchés qui ‘’ont été passés et exécutés, sans qu’il ne soit possible de les retracer’’. La ministre a été finalement blanchie au mois de janvier dernier par le Doyen des juges, vu qu’il n’a pas pu établir sa responsabilité dans l’attribution de ces marchés. Une décision qui a été remise en cause par des experts qui jugent qu’un ministre est généralement l’ordonnateur des dépenses.

Explication d’un ancien conseiller d’un ministre de la Santé de l’alternance : ‘’La plupart des ministres ne sont certes pas des ordonnateurs, mais ils donnent des directives. Il arrive souvent qu’un ministre vous dise : j’ai besoin de 10 millions de francs, chaque week-end. Débrouillez-vous pour voir comment le justifier.’’ Dans une logique de complaisance, rares sont les administrateurs ou techniciens comptables qui refusent de s’exécuter, ajoute notre interlocuteur. Ils vont user, pour la plupart, des subtilités de détournement de fonds, bénéficiant en retour de commissions rentières.

Leur modus operandi : ‘’Dans la nomenclature budgétaire d’un ministère ou d’un programme, il y a des rubriques pour la prise en charge d’un groupe d’activités. Pour chaque groupe, il est prévu un montant dans l’exercice budgétaire. En guise d’exemple, si un programme de lutte contre une maladie prévoit un budget affecté à la presse, lors d’un séminaire, quand le ministre ou le coordonnateur exige un détournement d’objectifs, on use de subterfuges pour maquiller ce budget. Il arrive également qu’on détourne un budget pour confectionner par exemple des tee-shirts ou banderoles à l’effigie du ministre pour ses activités politiques à la place de tee-shirts pour le paludisme ou le sida, par exemple. L’appellation est conforme, mais les fonds ont servi à autre chose.’’ Les bailleurs n’y voient le plus souvent que du feu.

Du coup, la santé passe pour une véritable vache laitière qui ouvre la voie à toutes sortes de pratiques qui ont déstabilisé le secteur, avec comme conséquence, une vulnérabilité accrue des populations sénégalaises. A cause de multiples artifices, des auditeurs ont du mal à détecter une certaine traçabilité. Un directeur d’un programme national, mis à l’écart sous le régime de Macky Sall, confirme cette thèse. ‘’Ce sont des pratiques enracinées dans nos us. Le budget affecté à un programme de lutte aiguise de grands appétits. Parce que j’ai refusé de cautionner ces pratiques, j’ai été combattu et mis en quarantaine’’, témoigne notre interlocuteur, qui a également préféré requérir l’anonymat. Il a été contraint de monnayer ses talents dans les organismes internationaux, à cause d’une présence jugée encombrante. Il n’en pense pas moins que l’index doit être pointé vers les administrateurs comptables, cerveau de ces opérations. ‘’On n’a jamais vu des auteurs de telles pratiques emprisonnés, dans notre pays. Il arrive que des responsables de programme soient relevés de leurs fonctions, mais les comptables qui ont la latitude de dire non à leur tutelle méritent de purger une peine de prison‘’, dit-il.

Des artifices et subterfuges non perceptibles

Une étude sur la Gouvernance et la corruption dans le système de la santé au Sénégal par le Forum civil, en partenariat avec le Centre de recherche pour le développement international (Crdi), a mis en lumière ces artifices qui favorisent une ‘’non-lisibilité des procédés’’ et témoignent de ‘’la complexité dans l’organisation du système de santé.’’ Pour pénétrer le système et déceler ces failles qui engraissent toute la chaîne, les chercheurs ont porté, entre autres, la casquette de stagiaire.  Déjà en 2004, le Forum civil faisait savoir que ‘’l’espace des cercles vertueux se restreint. Entre autres entorses, la corruption, passerelle de tous les vices, a infecté toute une chaîne, allant du petit personnel au sommet avec ceux qui occupent des positions privilégiées dans les structures de santé’’.

Ils sont nombreux à user d’ingéniosité pour maquiller les ‘’bons payés et non livrés’’, les commandes fictives, les surfacturations. Il s’y ajoute l’installation de ‘’taupe‘’ par les fournisseurs au sein des commissions de passation de marchés, pour en maîtriser les règles internes et remettre en cause l’équité proclamée’’, selon toujours le rapport du forum civil. Le rapport a également mis à nu le culte du maquillage et de la dissimulation érigé en règle d’or et ‘’imperceptible aux yeux des personnes étrangères à la formation sanitaire’’. D’autres chercheurs ont décelé une imbrication entre les pratiques corruptives et le fonctionnement  réel quotidien des services de l’État. 

De nouvelles conditionnalités fixées par les bailleurs

Les détournements d’objectifs et autres pratiques corruptives poussent de plus en plus les bailleurs de fonds à définir de nouvelles conditionnalités pour le décaissement des fonds.

‘’Les bailleurs de fonds injectent l’argent des contribuables américains qui sont très exigeants quant à l’utilisation de leurs ressources financières. Ils ont du mal à admettre qu’une manne financière assez importante ne puisse permettre d’atteindre des objectifs fixés par les programmes. Ils bloquent des ressources à défaut de fixer de nouvelles règles du jeu’’, souffle un observateur du fonds mondial. S’il souligne que la plupart des responsables de programmes sont ‘’de mauvais élèves’’, ceux-ci vont devoir faire face à des exigences fermes de leurs bailleurs qui exigent, de plus en plus, des pièces justificatives. ‘’Ils ont de plus en plus tendance à comptabiliser toutes les activités, en envoyant des groupes d’experts pour vérifier si les objectifs ont été atteints. Ils ont leur manuel de procédures. Ils bloquent les fonds s’il s’avère que des justifications ne sont pas conformes.’’, dit-il

Les conséquences sont assez lourdes. Les bailleurs ont de plus en plus tendance à serrer la ceinture, suite à des audits. ‘’Ils ne peuvent concevoir qu’ils continuent de financer alors que des malades meurent, faute de prise en charge’’. Par contre, le coordonnateur du programme national de lutte contre le paludisme, Dr Mady Ba, considère que ‘’la diminution des financements est globale, en raison de la crise économique au niveau mondial’’. Face à cette situation, ajoute-t-il, ‘’le programme a pu pallier ce déficit, grâce aux ressources locales, par le biais du partenariat privé-public.’’ Non sans faire remarquer que ‘’dans tout système, il existe des gens qui font correctement le travail’’.

Dr Mady Bâ : ‘’La mafia existe partout’’

Ainsi, plusieurs programmes sont en quête de ressources additionnelles pour relever des défis. Les propos de la secrétaire exécutive du Conseil national de lutte contre le Sida (Cnls) ont été diversement interprétés, lorsqu’elle a souligné que ‘’des réformes structurelles sont en vue pour une meilleure prise en charge de la lutte contre le sida’’. Pour des experts, cela prouve l’absence d’orthodoxie dans la gestion des fonds qui a incité des partenaires techniques financiers à définir des objectifs stratégiques. ‘’L’Usaid, l’Ue, la Banque mondiale, etc. vont-ils mettre autant de milliards sans les contrôler ? C’est l’argent du contribuable. Les bailleurs doivent rendre compte. Ils ont des experts qui évaluent, qui regardent la structuration. Les Etats donateurs s’inscrivent dans une stratégie de sécurité d’Etat…’’, confie un observateur du Fonds mondial. Pourtant, selon le Dr Mady Bâ, ‘’la mafia existe partout. Il y aura toujours des brebis galeuses. Si les bailleurs se rendent compte qu’il y a des défaillances dans la gestion, ils bloquent les financements ou exigent des comptes. On peut dire qu’il y a une bonne gouvernance dans le secteur de la santé car c’est un système axé sur les résultats’’.

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La corruption, une exigence de la morale ostentatoire en vigueur

Si la corruption a la peau dure au Sénégal, c’est parce qu’elle répond à une exigence d’une société très portée sur la morale ostentatoire. Une société qui a tendance à légitimer l’enrichissement rapide.

A travers une approche anthropologique, des chercheurs ont montré que la corruption est une résultante de cette ‘’générosité ostentatoire’’ et d’une forte pression sociale exercée par l’entourage. Pour lutter contre cette pratique, il faudra s’attaquer à tout un système soutenu par la culture locale. Dans une étude, qui date d’octobre 200, 1’intitulé : ‘’La corruption au quotidien en Afrique de l'Ouest, Approche socio-anthropologique comparative : Bénin, Niger et Sénégal’’, financée par la Commission des Communautés européennes et la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), les auteurs révèlent un système de corruption généralisée aussi bien dans notre pays que dans la sous région. Ils mettent le doigt sur les tares de ce système qui privilégie l’ostentation, en annihilant le sens de l’intégrité. ‘’Toute une morale de l’ostentation et de la générosité ostentatoire va dans le même sens, et accentue une pression qui, de plus, est exercée directement par la famille proche, les parents, le conjoint ou la conjointe, les enfants’’.

La corruption ‘’justifiée’’ et ‘’excusée‘’ est également motivée par ‘’cette exigence d’avoir à « tenir son rang » (sous peine d’être atteint par la « honte »), ou simplement à faire preuve d’un minimum de savoir-vivre ou de générosité (les deux vont de paire), ajoutée au grand nombre de dépendants (parents) qu’il faut souvent entretenir. Elle implique une pression monétaire constante sur les fonctionnaires (mais aussi sur d’autres catégories socioprofessionnelles), due au décalage entre les besoins sociaux incessants de numéraire et des salaires faibles ou très faibles ; nous appellerons par commodité (et loin de tout vocabulaire économique spécialisé) «sur-monétarisation» cette pression, ce décalage, qui obligent à une quête permanente d’argent liquide (emprunts, dépannages, petits boulots… ou corruption)’’. 

Il s’y ajoute également que ‘’le fait de  savoir profiter’’ du poste occupé (profitoo en wolof) est ainsi perçu comme un signe de caractère, de forte personnalité, d’audace (dëgër fit en wolof). Celui qui a su exceller dans cet art est donc, du moins tant que la chance lui sourit, respecté pour avoir relevé le défi, pour s’être distingué des autres. Du reste, le corollaire de cette admiration, à peine voilée dans les propos de nos interlocuteurs, est une sorte de renversement des valeurs qui débouche sur la ridiculisation des pratiques d’intégrité : celui qui a profité d’un poste « juteux » n’est pas un « fou », mais au contraire quelqu’un d’« éveillé » (en wolof : « doful, ku yeewu là »).

En revanche, le fonctionnaire qui ne sait pas « moraliser » avec les gens, non seulement « manque de dignité » ou de « personnalité » (en wolof : « dafa ñàkk fullà ou faayda »), mais il est même antipathique (ku soxor en wolof) car il ne croit que dans le travail (gëm liggééy en wolof) et ne s’adonne pas aux plaisanteries (amul caaxaan en wolof). Dans un contexte dominé par l’incertitude sur le plan économique, on fait l’éloge des capacités personnelles de négociation (en wolof : waxaale), de la compétence dans la recherche de consensus (en wolof : maslaa) et dans la « débrouille » (en wolof : lijjënti)’’.

Dans cet ordre idée, les enquêteurs ont manifesté leur étonnement par le fait que ‘dans les trois pays concernés (Bénin, Niger, Sénégal), et dans les secteurs pris en compte (douanes et transports, justice, santé, marchés publics), il existe ‘’une étonnante convergence, tant dans les dysfonctionnements administratifs que dans les diverses pratiques « corruptives » (au sens large, rappelons-le) auxquels ces dysfonctionnements ouvrent la voie. ‘’On se doutait, certes, que d’un secteur à l’autre et d’un pays à l’autre, on relèverait nombre de comportements analogues : nous avons partout retrouvé les mêmes « tendances lourdes » : les mêmes procédures de ‘’détournements’’ (et détournements de procédures), les mêmes prélèvements indus, les mêmes ‘’arrangements‘’, les mêmes ‘’combines’’, le tout enchâssé dans une même déliquescence de l’État, un même clientélisme généralisé, et une même impuissance des élites politiques. Même s’il reconnaît l’existence de ‘’fonctionnaires intègres, déplorant tous la gravité du mal, et se désolant de leur impuissance’’.

Et c’est parce que, dans ces différentes couches sociales, la corruption a fini par être érigée en norme.

Matel BOCOUM

 

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