Publié le 16 Oct 2018 - 04:18
BLANCHIMENT ET FINANCEMENT DU TERRORISME

La chasse au conflit d’intérêts

 

Pour mieux combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le Forum civil a organisé, vendredi et samedi, une session de formation pour les journalistes.

 

Dans un Etat de droit digne de ce nom, cela aurait provoqué un tsunami. Au Sénégal, le fait est devenu presque banal. Quoique toujours illégal. De quoi s’agit-il ? Etre fonctionnaire, ministre et avoir des sociétés qui gagnent des marchés publics, parfois même dans son propre département. Le nouveau coordonnateur du Forum civil, Birahime Seck, informe : ‘’Nous avons, ici, des gouvernants qui disposent de sociétés et qui gagnent des marchés. D’autres sont les bénéficiaires financiers et économiques de certaines entreprises qui profitent des marchés publics. Ce n’est pas normal, car il y a conflit d’intérêts doublé de trafic d’influence.’’ Ces déclarations ont été faites au cours d’un séminaire de formation des journalistes sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Or, souligne M. Seck, ‘’si ce n’était pas leur positionnement dans la sphère étatique, ces gouvernants n’auraient pas bénéficié de ces avantages. Donc, il y a une rupture d’égalité des citoyens face à la gestion des ressources publiques’’.

Comment les démasquer, les signaler, en vue d’annihiler leurs velléités de s’enrichir au détriment du plus grand nombre ? C’est là un des combats que mène la Section sénégalaise de Transparency International qui lutte pour plus de transparence dans la gestion des affaires publiques. Cette mission, le Forum civil la partage avec des organes comme la Centif et le Giaba, spécialisés dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Mais leur tâche est loin d’être aisée. A en croire le coordonnateur du Fc, ces institutions font souvent le travail, mais, arrivé au niveau des autorités judiciaires, tout est anéanti. ‘’Beaucoup de dossiers de la Centif sont rangés dans les tiroirs. Ce qu’il faut déplorer. Et la loi a été claire : quand le dossier est transmis au procureur par la Centif, ce dernier est dans l’obligation de lancer des poursuites’’.

Alors qu’est-ce qui est à l’origine de cet ostracisme du parquet ? Cheikh Mouhamadou Bamba Niang de la Centif explique : ‘’Il y a deux prérogatives qui étaient exclusivement réservées au parquet et qui sont confiées à la Centif, en l’espèce : il s’agit d’apprécier l’opportunité de poursuivre ou de classer le dossier sans suite. Je pense que c’est parce qu’ils ont du mal à digérer cet aspect. Et ce n’est pas seulement au Sénégal que ce problème se pose. Dans tous les pays de l’Uemoa, on a les mêmes difficultés’’.

Toutefois, cet ostracisme n’est pas l’apanage du seul parquet. Pour les avocats, c’est encore pire. Alors que la loi leur fait obligation de déclarer à la Centif certains de leurs actes, ils refusent systématiquement de se conformer.  Ce qui fait dire à Daouda Diop du Forum civil que c’est comme si ces derniers se croient au-dessus de la loi. Autant d’obstacles pour une mise en œuvre efficace du dispositif juridique de lutte contre ces fléaux déstabilisateurs pour nos économies et qui sapent les nombreux efforts des Etats. La dernière en date est l’adoption d’une nouvelle loi sur le blanchiment, anti-blanchiment et financement du terrorisme. Pour Birahime, ‘’c’est déjà un grand pas. Maintenant, il reste à divulguer cette loi à l’ensemble des citoyens et à la rendre effective’’.

La multitude de candidats à la candidature inquiète

Avec les découvertes de gaz et de pétrole, les risques vont certainement augmenter, si l’on en croit les spécialistes. Cette odeur de l’or noir, pestilentielle, attire les prédateurs au lieu de les chasser. Alors même que les premiers barils sont attendus pour 2021, c’est déjà la ruée vers le Sénégal et cela n’est pas sans susciter craintes et inquiétudes. Les spécialistes de la lutte anti-blanchiment s’interrogent : Pourquoi autant de candidats en ce moment ? Qui finance ces candidats, parce qu’une élection présidentielle demande beaucoup de moyens ?... Les suspicions se multiplient à l’envi et interpellent plusieurs acteurs.

C’est aussi pour toutes ces raisons que le Forum civil, estime Birahime Seck, a décidé de renforcer les capacités des journalistes en matière d’investigation contre les infractions financières. ‘’Cela va leur permettre d’avoir des connaissances sur une notion qui est en vogue au niveau international, à savoir la divulgation de la propriété réelle, qui est un thème qui dépasse les Etats. Il s’agit aussi de les préparer à mieux faire face aux défis futurs’’, précise M. Seck.

Parmi ces défis, il y a l’identification des sociétés écrans derrière lesquelles se cachent des agents publics qui détournent les deniers appartenant à la collectivité.  ‘’Il y a, ajoute-t-il, beaucoup de sociétés qui sont créées dans les paradis fiscaux pour échapper aux impôts de leurs pays d’origine. C’est pourquoi, le Forum civil, surtout dans ce contexte de découvertes de pétrole et de gaz, lutte pour la divulgation des propriétaires réels dans les industries extractives’’.

Les journalistes, estime-t-il, doivent aller plus loin, en faisant des investigations pour démasquer les gouvernants qui se cachent dans des société écrans dans d’autres secteurs.

Les multinationales, grandes pourvoyeuses de fonds illicites

Ainsi, la bataille contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme se mène dans tous les pays, sur tous les fronts. Et le Sénégal n’y échappe guère. Malgré les efforts, les résultats restent mitigés. Les crimes financiers se multipliant, d’année en année, au grand dam des populations, dont des ressources incommensurables sont ainsi dilapidées. ‘’Près de 50 milliards de dollars en Afrique’’, selon les estimations du rapport Thabo Mbeki contre les flux financiers illicites. Le même rapport informe que ‘’les grandes entreprises sont responsables d’une bonne partie de ces sorties d’argent illicites du continent’’. Les procédés pour détourner les capitaux sont complexes et parfois très difficiles à démêler. Ils vont de l’évitement fiscal à la corruption, en passant par l’évasion fiscale…

Si les Sénégalais parlent généralement de corruption, détournement, deniers publics, escroquerie… peu font attention au blanchiment qui, pourtant, est le corolaire de toutes ces infractions. En effet, derrière chacun de ces crimes économiques se cache une opération de blanchiment. Suffisant pour faire dire à Bamba Niang : ‘’Il y a une nécessité vitale d’instaurer la transparence dans la gouvernance des affaires publiques. Sinon des conséquences néfastes pèsent sur la stabilité sociale’’. Toutefois, pour que la Centif puisse enquêter, il faut que les assujettis à la déclaration de soupçon : banques, notaires, avocats, huissiers, agents immobiliers, agents sportifs… le saisissent. Et c’est justement là où le bât blesse pour l’organe de lutte contre le blanchiment.

Bamba Niang : ‘’Les assujettis ne respectent pas tout le temps la règlementation. Les banques et les notaires sont de bons élèves, mais pour les avocats le refus est systématique’’.

MOR AMAR

 

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