Publié le 22 Jan 2016 - 01:00
CAMPAGNE DE COMMERCIALISATION DE L’ARACHIDE DANS LE DJOLOF

Les opérateurs broient du noir

 

Plusieurs semaines après le démarrage de la campagne de commercialisation de l’arachide, les magasins de stockage n’enregistrent pas de cultivateurs. Moins d’une tonne d’arachide stockée dans les points de vente officiels, au moment où les transactions portent sur des dizaines de millions dans les circuits informels.Plongée dans la filière arachidière au Djolof.

 

Plus d’un trimestre que l’hivernage s’est terminé au Sénégal. Les agriculteurs sont de plain-pied dans la campagne de commercialisation de l’arachide. A l’intérieur du pays, notamment dans le fameux bassin arachidier, la traite des graines bat son plein. Mais dans le département de Linguère où 23 points de vente ont été ouverts, les échanges ne décollent pas. Depuis l’ouverture de cette présente campagne, les opérateurs économiques ne sont visibles qu’à Dahra et Gassane. Pas l’ombre d’un sac d’arachide, encore moins d’un vendeur sur les autres sites. C’est le cas de ce représentant d’un des opérateurs qui font office de permanents à Dahra. Assis confortablement sur sa chaise pliante devant le portail du magasin de stockage appelé secco, il se tourne les pouces. Il scrute les deux sens de la RN3, à l’est vers Linguère et à l’ouest vers Touba. En vain. Les agriculteurs ont préféré vendre leurs maigres stocks d’arachide aux « baana baana » (marchands) plus offrants, plutôt que de se ruer vers les opérateurs pour écouler leurs graines. Pour en avoir le cœur net sur ce commerce qui génère des millions au quotidien, le reporter d’EnQuête a fait le tour du marché de Dahra.

11h au marché central de Dahra. Sur la rue ouest sont alignées les échoppes spécialisées dans la vente de céréales locales, de graines de toutes variétés, d’oseille rouge ou blanche. Les lieux sont clairsemés, loin de l’affluence dominicale. Dans un brouhaha indescriptible, vendeurs, acheteurs et portefaix, qui ont envahi le marché dès les premières heures de la matinée, se hèlent à qui mieux mieux. Les décortiqueuses, toutes des femmes, assises par grappe, attendent impatiemment l’arrivée d’une charrette ou d’un véhicule transportant de l’arachide qui se raréfie de jour en jour. (Lire encadré)

Lorsqu’un charretier surgit avec une vingtaine de sacs empilés. C’est la débandade ! Plus de courtoisie. Plus de manières. Sans gêne, toutes les femmes se ruent vers lui pour choisir la première son sac d’arachide. Les temps sont durs. Tout se passe sous l’œil bienveillant du commerçant qui se frotte les mains. Avec sa voix caverneuse, le propriétaire rappelle les règles du jeu : à chacune un sac, pas plus. Quelques femmes gagnées par le scrupule se partagent des sacs. Ensuite, s’engage le marchandage collectif du prix du kilogramme d’arachide qui tourne environ entre 250 et 270 F. A deux contre une trentaine ! Le commerçant et son second face à la nuée de ménagères qui espèrent les noyer dans leurs effets de manches et leurs flots de paroles mielleuses. Peine perdue. Malgré son jeune âge, la trentaine entamée, il ne se laisse pas amadouer. Finalement, il consent à céder le kilogramme de coques à 265 francs. A l’heure actuelle, dans la ville, poumon économique du département de Linguère, bon nombre femmes vivent de ce commerce, de décembre à février. Pour les aider à s’autonomiser, l’Etat gagnerait à organiser et orienter les financements de la filière à l’endroit de ces braves femmes.

« Les agriculteurs ne peuvent pas vendre leur arachide à l’Etat »

Toujours au marché « guerté » de Dahra, nous rencontrons le septuagénaire Birame Diop, ancien chauffeur de taxi-brousse qui sillonnait les marchés hebdomadaires ou loumas du Ferlo. Aujourd’hui, en situation de pré-retraite, il « encadre sa progéniture dans le commerce des denrées alimentaires du cru... Avant de passer la main très bientôt », souhaite-t-il. Céréales et arachide n’ont plus de secret pour lui. Laconique au départ, il ne veut pas dévoiler les ficelles du métier. Il refuse tout enregistrement, mais finit par nous souffler à l’oreille : « Vous savez, la campagne de commercialisation de l’arachide ne peut pas être sentie au Djolof. Les agriculteurs ne peuvent pas vendre leur arachide à l’Etat à 200 F le kilogramme. Certains ont même bazardé leurs semences pour honorer les crédits contractés dans les banques et mutuelles de la place.» Il ajoute : « Le prix de l’arachide n’est pas fixe. Tout dépend de la qualité de la graine présentée par le vendeur sur le marché. »

Une campagne à plusieurs vitesses

Il faut dire que le terroir a perdu ses grands producteurs, avec les déficits pluviométriques cycliques. Beaucoup d’anciens cultivateurs misent sur l’élevage intensif. La campagne arachidière est presque inexistante. Même si l’opérateur économique Mor Sarr, joint par EnQuête, tente de rassurer les plus sceptiques. Selon le patron du Comptoir Commercial Daouda Dia (CCDD), « l’État a atteint son objectif, parce qu’avec la fixation du prix du kilogramme à 200 F, il a permis aux agriculteurs de vendre leurs graines à un bon prix ». « C’est moi, ajoute-t-il, qui gère tous les points de vente du département. Mais, je n’ai ouvert que deux : le « secco » de Dahra  et celui de Gassane», explique-t-il. Le chef du service départemental du développement rural (SDDR), Pierre Badiate, confirme que seuls 2 points de vente, à savoir celui de Dahra et de Gassane, sont opérationnels. ‘’Les autres opérateurs économiques peinent à démarrer, à cause de l’absence de financement’’, souligne-t-il pour témoigner des difficultés rencontrées.

« Je vends aux Chinois des camions de 20 tonnes, chaque semaine » 

Mais il faut dire que dans le bassin arachidier, tous les producteurs ne sont pas logés à la même enseigne. C’est le cas de l’opérateur Mbousse Diop qui ne se plaint pas. « Chaque jour, dit-il, 10 tonnes d’arachide en moyenne circulent dans le marché. Moi qui vous parle, je vends aux Chinois des camions de 20T, chaque semaine. J’en vends aussi à des Mauritaniens, à des commerçants du Fouta et du Walo ». La campagne étant un succès pour lui, l’heure est à la préparation de la prochaine campagne. « Nous sommes en train de sélectionner la bonne graine pour préparer les semences de la prochaine saison des pluies », confie-t-il.

Les opérateurs économiques au banc des accusés

Ailleurs, certains agriculteurs rencontrés pointent un doigt accusateur vers les opérateurs économiques, pour expliquer leurs difficultés et le fait que certains doivent bazarder leurs productions. De l’avis de Mor Ndiaye, président du syndicat Jappando et notable à Touba Boustane, « c’est l’État qui doit éliminer les opérateurs économiques ». Il révèle qu’on les « finance, par exemple, à hauteur de 30 millions et ils viennent acheter pour un montant de 2 millions. Or, ce système n’arrange guère les agriculteurs qui sont impatients d’écouler leurs arachides ». M Ndiaye de proposer : « L’État doit former des techniciens pour qu’ils descendent sur le terrain, afin de constater la réalité. »

Lui emboitant le pas, Bamba Samb, un fonctionnaire de l’environnement à la retraite qui a renoué avec la terre de son enfance, semble danser dans le même tempo.Il jette l’opprobre sur les OP. Selon lui, « le gouvernement doit traiter directement avec les agriculteurs. Avant tout, il doit nous appuyer en engrais et en matériel agricole ». Partout dans la zone, fait-il remarquer, « vous ne verrez un paysan cultiver avec un tracteur ». Il enfonce le clou : « Depuis le démarrage de la campagne de commercialisation de l’arachide, le point de vente de Dahra n’a  acheté que 10 tonnes de graines sur les 200 attendues. »

En tous les cas, la campagne arachidière bat de l’aile dans le département de Linguère. Le circuit parallèle, pour ne pas dire marché noir, a pris le pas sur les points de vente des OP.

Encadré

Les femmes décortiqueuses sont le deuxième maillon de la chaîne de commercialisation informelle, après la famille du paysan. Femmes mariées dans la plupart des cas, n’ayant pas pignon sur rue dans le marché, elles essayent de tirer la queue du diable à la sueur de leur front. Aussi durant le « lolli », la période d’après-récolte, elles s’adonnent à ces travaux de décorticage et de dépoussiérage de l’arachide.

Naguère très harassante, cette corvée est devenue, il est vrai, moins fastidieuse depuis quelques années, avec les machines à décortiquer introduites par les commerçants qui ont flairé le coup. Le deal est très simple. D’abord, le commerçant acquiert les sacs d’arachide en coque, après la pesée sur les bascules vieillottes laissées à longueur d’années sous les intempéries. Puis, il les propose souvent à crédit aux braves dames qui les font décortiquer à leurs frais. Ensuite, c’est la course contre la montre. Les femmes travaillent à domicile où elles se font aider pour aller vite.

Aucun bras n’est de trop. Après un ou deux jours de labeur, elles se dépêchent de revenir avec l’arachide décortiquée, la poitrine gonflée d’espoir. S’ensuit une deuxième pesée. Compréhensives, elles jouent le jeu du commerçant. Elles lui revendent le kilogramme à 450 francs. Le marchand qui ne perd jamais au change rafle les graines et donne aux « ouvrières agricoles » leur dû. Des miettes ! Car la demande devient plus forte que l’offre. Comme par effet d’entraînement, cette pratique qui était la spécialité de quelques femmes de deux à trois quartiers est en train de se répandre au sein de la gent féminine. Les décortiqueuses s’implantent partout dans les quartiers.

Si cette activité fait des heureux, elle ne manque pas de poser beaucoup de désagréments aux riverains. L’environnement en prend un sacré coup. Les dégâts collatéraux ont pour noms : blocages de rues par les camions et les charrettes, nuisances sonores à toute heure, poussières de résidus de coques dans les chambres, exhalaisons chaudes et pernicieuses de fumées noires de dioxyde de carbone, etc. Mais, les acteurs n’en ont cure !

MAMADOU NDIAYE (LINGUÈRE)

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