Publié le 14 Sep 2012 - 10:10
CARNET DE ROUTE - SÉNÉGALAIS DE CÔTE D'IVOIRE

De bons élèves au pays d'Houphouët-Boigny

 

Artisans, ouvriers ou commerçants, la communauté sénégalaise à Abidjan s'efforce de rester invisible. Mais face aux défis de la survie et de l'apport à la relance d'une économie sinistrée par les violences politiques, elle se bouge, un an après la crise postélectorale et au moment où l'activité économique semble reprendre du poil de la bête.

 

Si les Sénégalais de Côte d’Ivoire constituent l’une des plus importantes communautés nationales installées à l’étranger, ils représentent à peine 1,3% de l’ensemble non ivoirien. C‘est dire combien ils sont minoritaires en comparaison avec les Burkinabé, qui constituent plus de la moitié des étrangers vivant dans ce pays, ou même avec les Maliens et les Guinéens. Cependant, la Côte-d’Ivoire n’apparaît plus comme l’Eldorado d’antan, même si l’espace migratoire des Sénégalais s’est encore élargi et qu’elle en fait toujours partie. À cet effet, la communauté sénégalaise se démarque d’ailleurs des autres communautés immigrées par le plus fort taux de masculinité.

 

«Jamais un Wolof ne débuterait comme un servant ; nous, on préfère faire le commerce et être notre propre chef.»

 

Ce large mouvement rassemble avant tout des aventuriers décidés à faire rapidement fortune avant de rentrer définitivement au Sénégal. ils s’installent souvent dans les cités ivoiriennes où ils travaillent comme menuisiers, tailleurs, bijoutiers, boulangers, mécaniciens, contremaîtres, commerçants, bouchers, colporteurs, détaillants, réparateurs de montres... Treichville, commune d’Abidjan, un des quartiers réputés pour son ambiance chaude en permanence et son immense marché, est l'un des points stratégiques choisis par les Sénégalais pour développer leurs commerces. Ils sont jeunes et moins jeunes à s’installer dans ce quartier grouillant d’Abidjan.

 

Restauration, commerce, prostitution

 

Ici, des Casamançais de condition modeste assurent la cuisine et le service dans des restaurants sénégalais de la commune. Ce qui fait dire à Pape, jeune wolof et sur un ton moqueur : «Jamais un Wolof ne débuterait comme un servant ; nous, on préfère faire le commerce et être notre propre chef.» Des Sénégalaises tiennent aussi des restaurants. Comme Mme Dème, mère de famille avec trois enfants, installée en Côte d'Ivoire avec son époux depuis 2005. «Les unes livrent le midi sur le lieu de travail comme les marchés et les boutiques, avance-t-elle. Et le soir à domicile, c'est le plat de riz à des compatriotes». Toutefois, dans certains quartiers comme «Arras» à Abidjan, d’autres développent en parallèle des activités de prostitution, apprend-on de certains qui préfèrent ne citer aucun nom.

 

Artisans ou commerçants pour la plupart, travaillant le plus souvent à leur compte, les Sénégalais ne développent le plus souvent aucun rapport professionnel de dépendance avec leurs hôtes ivoiriens. Malgré la tension postélectorale qui a prévalu en 2011, Abidjan s’impose toujours comme une plate-forme commerciale au sein du continent africain. Pour preuve, la clientèle des Sénégalais n’est pas seulement ivoirienne et leurs circuits d’approvisionnement ne dépendent que très rarement de fournisseurs ivoiriens. La plupart des artisans sénégalais ont déjà acquis une solide formation avant de gagner la Côte d'Ivoire. Se faisant connaître et apprécier pour la qualité de leurs prestations mais aussi pour leur aptitude à transmettre leur savoir-faire, ils valorisent doublement leurs compétences.

 

«L'apprentissage avec un Ivoirien ? Jamais»

 

A Treichville comme à Adjamé, autre commune aussi réputée pour son remue-ménage incessant, les tailleurs sénégalais prennent en apprentissage des Nigérians, Guinéens ou Burkinabé, parfois des Ivoiriennes pour la confection dames mais jamais d’Ivoiriens. «Pourquoi jamais», a-t-on demandé à Serigne, un tailleur installé depuis quelques années, marié et qui a laissé sa petite famille au Sénégal. «Je ne sais pas, répond-il, demande à mes aînés, je respecte ce que j’ai trouvé». A côté, des bijoutiers sénégalais initient des Burkinabé aux techniques de l’orfèvrerie. D’un autre côté, les Ivoiriens ne semblent pas non plus disposés à travailler dans ce secteur.

 

Les artisans sénégalais occuperaient des créneaux jamais occupés par les Ivoiriens peu motivés à s’engager sur le chemin de l’apprentissage de métiers qu’ils jugent peu valorisants et insuffisamment rémunérateurs. Ils aspireraient à un statut de haut fonctionnaire ou de cadre supérieur, à des fonctions politiques, administratives ou économiques élevées, mais que seul un cursus scolaire rondement mené peut permettre. «Les Ivoiriens eux, ils ne veulent pas faire les métiers. Ils préfèrent étudier. Mais ça ne sert à rien... Ils disent qu’on travaille bien et comme on passe tout notre temps à travailler, on ne peut pas être des escrocs», rebondit Serigne. Même si les étrangers sont plus actifs dans certains secteurs, cela ne gêne pas tellement les Ivoiriens.

 

«Les Sénégalais ne travaillent pas, ils font du commerce»

 

 

Ce sont plutôt des difficultés propres à l’économie ivoirienne qui les gênent, un fait normal pour un pays riche mais qui continue de vivre une crise économique après une guerre civile dont les stigmates sont encore visibles dans la ville. Les Sénégalais continuent de percevoir les Ivoiriens comme des étudiants permanents, ou encore des fonctionnaires “assis” dans des bureaux, attirés par les honneurs et l’argent facile à gagner. La production de ce stéréotype n’est en rien impliquante. Ils reprennent à leur compte toute une série d’images véhiculées déjà par bon nombre d’observateurs étrangers qui renvoient à des conceptions différentes du travail. C’est ainsi qu’un Burkinabé rencontré sur place affirme : «les Sénégalais ne travaillent pas, ils font du commerce».

 

De manière générale, les Sénégalais rencontrés ne s’autorisent pas à émettre directement des avis plus tranchés, conscients peut-être du poids des mots. Même de la crise de 2011, ils n'osent en parler. A juste raison peut-être car même si on parle de réconciliation, la société ivoirienne est fortement divisée et la moindre incartade peut faire replonger le pays dans le chaos. «Les Ivoiriens sont gentils, corrects, on peut plaisanter avec eux», a confessé, tout sourire, Abou, un commerçant de 53 ans surnommé affectueusement Monsieur le maire. Et ils taisent bien souvent leur expérience de la violence urbaine.

 

«Les Ivoiriens nous respectent car on mange bien, on est bien logé, on arrange bien notre maison avec la télé, le climatiseur»

 

«Violence d'en bas»

 

Pourtant, certains d’entre eux ont été les victimes de la «violence d'en bas» impulsée par ceux qui braquent les conducteurs dans la cité, le soir, ceux qui attaquent à main armée les ateliers de bijouterie. Les Sénégalais, conscients de la situation sociopolitique et économique du pays, s’enferment dans leur statut de victime, accusant la jalousie de la parentèle restée au pays d’être à l’origine de ces attaques comme pour ne pas «ajouter de l'huile sur le feu». Ou enfin, choisissant l’action, ils cherchent une protection auprès de la population autochtone et la monnayent en échange de l’hospitalité sénégalaise, la fameuse Teranga.

 

Serigne, qui a été agressé et dont l’atelier a été cambriolé à deux reprises en trois ans, raconte comment dans son quartier, il invite son voisinage, «des petits vendeurs ou des petits bandits qui traînent par là», à venir partager le ceebu jën. «Les Ivoiriens nous respectent car on mange bien, on est bien logé, on arrange bien notre maison avec la télé, le climatiseur», s’est-il-vanté. Sur la même lancée, il admet qu’au Sénégal, «les gens dépensent plus pour la nourriture et l’habillement mais que les Ivoiriens dépensent beaucoup pour les enterrements.» «L’Ivoirien, il peut aller manger tout seul au maquis pendant que sa femme et ses enfants restent sans manger à la maison», commente-t-il de nouveau.

 

Nouveaux arrivants ou anciens résidents, ils nourrissent tous le vœu de rentrer au Sénégal un jour où l'autre, très bientôt pour d'autres, si les foyers de tensions sont toujours entretenus en Côte d'Ivoire. Pour le moment, ils se contentent d’œuvrer uniquement pour l'atteinte de leurs objectifs. «Nos compatriotes sont des travailleurs et ont rarement maille à partir avec la justice», indique monsieur le maire.

 

 

ANTOINE DE PADOU

 

 

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