Publié le 29 May 2017 - 22:54
COLLABORATION ENTRE PROFESSIONNELLES DU SEXE ET CONDUCTEURS DE MOTO

Les Jakarta de la prostitution

 

A Thiès, transporter des prostituées à bord de motos Jakarta est sans commune mesure avec le fait de convoyer de ‘’simples clients’’. Le business devient florissant. En sus, c’est un moyen de déplacement ‘’plus rapide et plus pratique’’. Une nouvelle collaboration ‘’gagnant-gagnant’’ entre les acteurs des deux secteurs dans la capitale du Rail. 

 

‘’Il suffit tout simplement de déposer une prostituée chez son potentiel client et tu t’assures la moitié ou la totalité du versement quotidien. Si tu es le propriétaire de la moto Jakarta, cet argent pourra te permettre d’assurer la dépense quotidienne pendant au moins deux jours. Quand tu signes une convention pour un aller-retour, tu peux gagner 1 500, 2 000 ou même 3 000 F Cfa… C’est différent d’un client que tu ramasses dans la rue et qui te paie 250 ou 300 F Cfa’’, confie avec aisance Djiby, un ‘’Jakartaman’’ trouvé dans un garage en plein centre-ville à Thiès, sur l’avenue Houphouët Boigny. Ainsi va maintenant la vie dans la capitale du Rail. Un nouveau modèle de transport, une nouvelle mode de vie. Où il est de bon ton d’accepter de travailler en parfaite collaboration avec les prostituées pour bien gagner sa vie.

Djiby se reconnaît très bien dans cette nouvelle configuration du transport à Thiès. Pour le câbler, il nous a fallu passer par son grand frère qui a accepté volontiers de nous conduire au lieu de travail du jakartaman. Il y a quelques années, lui aussi évoluait dans ce secteur. C’est au début de l’avènement de ces motos Jakarta dans sa région natale. Avec ce travail, il a su mettre en place une boutique de cosmétiques. Depuis lors, il a confié la moto à son jeune frère qui a désormais la lourde responsabilité d’assurer la dépense quotidienne, ‘’après le rappel à Dieu de papa, il y a deux ans de cela’’.

En cette matinée du samedi 1er avril, l’ambiance est conviviale dans ce garage. Y officie une quinzaine de ‘’Jakartaman’’ âgés entre 20 et 32 ans. Motos bien alignés, ils discutent de tout. Mais le sujet qui domine reste le football européen avec surtout l’affiche qui doit opposer le Paris-Saint Germain (PSG) à l’AS Monaco en finale de la Coupe de la Ligue, plus tard dans la soirée. Dès que nous débarquons dans leur garage, avec notre guide du jour, c’est un silence de cathédrale. Quelques secondes d’interrogation sans doute, avant qu’ils ne se mettent à taquiner leur aîné. ‘’Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? Pourquoi tu n’es pas à ton lieu de travail ?’’ demande avec insistance Pape Malick Sarr, le plus jeune du groupe. Dans une atmosphère décontractée, notre guide procède aux présentations. Aussitôt, l’un d’eux s’empresse de lancer : ‘’Il ne faut pas tout révéler à la presse. Nous risquons de perdre notre clientèle. C’est contraire à notre éthique’’, conseille-t-il à ses pairs.

Grâce aux assurances données par le guide, ce dernier finit par céder. En revanche, il décide de ne jamais révéler le lieu de rendez-vous. ‘’Je peux vous dire comment se déroule le business, mais jamais l’endroit. J’ai deux clientes particulières que j’amène chaque samedi dans l’une des cités de la ville de Thiès’’. D’après cet interlocuteur, les prostituées disposent de son numéro de téléphone. Il suffit que l’une d’elles appelle pour qu’il aille la chercher au lieu indiqué. Selon lui, le business se fait la plupart du temps au-delà de 22h. ‘’Je les dépose toutes les deux et j’attends qu’elles finissent pour les reprendre. Avec ces voyages, je peux gagner en moyenne 4 000 F Cfa. C’est un business rentable’’, se félicite-t-il.

Une telle somme est en fait l’équivalent d’une journée de travail. Un gain important en quelques heures qui poussent les conducteurs à se lancer dans ce créneau afin de combler le gap et faire face aux nombreuses demandes sociales. ‘’La vie est devenue compliquée au point que personne ne peut satisfaire les sollicitations. Nous savons pertinemment que l’argent que nous recevons n’est pas totalement licite, car provenant d’un circuit un peu mafieux. Cependant, on ne peut pas refuser une telle offre, parce que nous avons des familles à entretenir. D’ailleurs, on ne peut plus résister face à de telles opportunités’’, avoue un autre conducteur de moto Jakarta, sous le couvert de l’anonymat. Ce dernier qualifie lui-même la situation de  ‘’véritable pagaille’’.

Des jeunes filles en pleine activité

Parmi la clientèle des ‘’Jakartaman’’ figurent en grande partie des jeunes filles. Selon nos interlocuteurs, ces dernières sont âgées entre 19 et 25 ans. Du coup, c’est une histoire entre jeunes, dans la mesure où les convoyeurs sont également dans la même tranche d’âges. Seulement, ceux avec qui les jeunes filles sont en relations sont généralement de loin leurs aînés. ‘’J’ai eu à poser la question à une de mes fidèles clientes. Elle m’a fait savoir que le monsieur qui l’appelle tous les week-ends chez lui est de la génération de son père’’, relate Hamidou Sène, assis à côté de Djiby, lunettes de soleil bien fixées.

Dans ce garage, le travail se fait en harmonie pendant le jour, dans le respect de la règle du chacun son tour. Mais une fois la nuit tombée, quand tous les chats sont gris, chacun y va de ses moyens et s’occupe de sa propre clientèle. ‘’Quand j’ai transporté l’une d’elles pour la première fois, je n’avais pas compris. Une fois à destination, j’ai aperçu un homme devant le portail. Quand il m’a vu, il a préféré éteindre la lumière. Et la fille m’a gentiment demandé de l’attendre juste derrière la maison. Elle y est restée presque une heure quarante-cinq minutes. Quand elle a fini, je l’ai ramenée chez elle et c’est en cours de route qu’elle m’a remis une somme de 7 000 F Cfa. Depuis lors, elle est devenue une fidèle cliente. Je la conduis chaque samedi chez son « petit ami »’’, raconte Hamidou avec plein d’enthousiasme.

‘’Ce travail est illicite’’

D’après ce natif de Mbour (commune de Thiès-ouest), c’est grâce à l’argent qu’il reçoit des filles, chaque samedi, qu’il parvient à effectuer correctement ses versements. Même s’il est ‘’très bien payé’’ dans cet exercice, Hamidou soutient que ces jeunes filles pouvaient trouver mieux à faire que de se livrer à cette activité ‘’lourde de conséquences’’. ‘’Je sais qu’avec ce travail, elles parviennent à subvenir à leurs besoins. Mais il faut qu’elles sachent qu’elles ne pourront pas tenir très longtemps. C’est une activité physique intense. Je leur demande tout simplement de se consacrer à leurs études, à supposer qu’elles étudient’’, conseille ce jeune de 27 ans qui évolue dans ce milieu depuis deux ans.

Si la majeure partie des conducteurs de moto Jakarta rencontrés sont d’avis que ce boulot leur permet de gagner de l’argent, Modou Tall, un des leurs, soutient en revanche que c’est juste un semblant d’avantage qui traîne derrière lui plein d’inconvénients. Il affirme en avoir fait l’expérience il y a trois ans, lorsqu’il était à Kaolack. ‘’J’avais essayé d’entrer dans ce business, il n’y a pas longtemps. Mais j’avoue que ma moto tombait tout le temps en panne. ‘Ligéey bi dafa bari sobe (c’est un travail plein d’impuretés)’’. Je conseille vivement à mes camarades de faire très attention, car ils peuvent également être confrontés à des difficultés comme ça a été le cas pour moi’’, tempère-t-il. Cet interlocuteur estime même qu’un bon croyant ne devrait pas s’adonner à ce genre d’activité.

22 heures, l’heure de vérité

La nuit, tous les chats sont gris, dit l’adage. A Thiès, c’est le moment privilégié pour ces filles de vaquer librement à leurs occupations. Il suffit de sortir à 22 heures pour faire le constat, car c’est à cette heure précise que commence la ‘’chasse’’. Les bars sont pris d’assaut par ces demoiselles. En ce samedi 8 avril, il est  22h 23 minutes lorsque nous débarquons devant un bar-restaurant. Un endroit très prisé des prostituées, explique notre guide. A cette heure de la nuit, l’affluence est à son comble. Les professionnelles du sexe ont déjà fini d’occuper tous les trottoirs. Elles trouvent refuge derrière les arbres, pour ne pas trop se faire remarquer. Aussitôt, notre guide se rapproche de l’une de ses clientes et nous invite à discuter avec elle. Les yeux baissés, cette belle demoiselle au teint clair, accompagnée de deux de ses camarades, s’explique et assume tout. ‘’Je travaille pour aider mes parents et mes frères et sœurs. Je l’assume pleinement et ne regrette rien du tout, au contraire’’, lance-t-elle.

D’après elle, le fait de travailler en complicité avec les ‘’Jakartaman’’ est une façon pour elles de les aider à faire face aux difficultés de la vie. ‘’Nous entendons tout ce que disent les gens. Mais ce n’est pas notre problème. Que chacun s’occupe de son travail. Et le fait que les conducteurs de motos Jakarta nous déposent chez nos clients ne les regarde guère. Ce n’est pas nous qui avons inventé cette activité. En revanche, nous la menons librement et c’est tout’’, tempête à nouveau la jeune fille encerclée par ses camarades qui refusent catégoriquement de nous parler. ‘’Je n’aborderai jamais ce sujet avec des journalistes. Ils travaillent comme nous autres aussi. D’ailleurs, il faut qu’on se casse ; il est temps’’, maugrée une autre fille.

Des Dakaroises aussi…

Cependant, les jeunes filles thiessoises ne sont pas les seules à exercer ce ‘’vieux métier’’ dans leur région. A en croire les ‘’Jakartaman’’ rencontrés, leurs clientes viennent également de Dakar, la capitale sénégalaise. Elles n’hésitent pas à parcourir 70 km pour venir prendre part à ce rendez-vous du sexe. Une fois sur place, il suffit qu’elles appellent leurs ‘’complices’’ qui à leur tour, viennent les chercher, car connaissant le point de départ et la destination finale. Le travail est très bien organisé du début à la fin. Pour les Dakaroises, le prix est beaucoup plus élevé. ‘’Ces belles filles de la capitale sont capables de nous donner 5000 F Cfa pour un seul voyage là où les Thiessoises donnent 2 500 ou 3 000 F Cfa. Elles ont beaucoup d’argent et viennent pour passer le week-end.

Ce sont de très belles demoiselles. Je suis plus disposé à travailler avec elles, parce que je gagne plus’’, confie cet autre ‘’Jakartaman’’ trouvé dans le garage. Avant, ajoute cet interlocuteur, ces filles travaillaient en collaboration avec les chauffeurs de taxi. Mais avec l’arrivée des motos Jakarta, elles se sont rendu compte que les deux roues étaient plus ‘’pratiques et plus rapides’’, car les voitures ne peuvent pas se rendre dans certains endroits. ‘’Depuis lors, nous nous entendons bien. Nous faisons de notre mieux pour les satisfaire. Elles font également la même chose. Donc, nous travaillons en étroite collaboration avec elles’’, se félicite celui qui se fait appeler ‘’Baye Fall’’ et qui vient juste de rejoindre ces camardes dans cette nouvelle activité. Laquelle semble ne faire que des heureux, puisque basée sur un partenariat gagnant-gagnant. Mais pour combien de temps encore ?

GAUSTIN DIATTA (THIES)

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