Publié le 13 Feb 2017 - 19:28
COMMERCE CHINOIS A DAKAR

L’emprise du milieu 

 

Depuis la reprise des relations diplomatiques entre le Sénégal et la République populaire de Chine en 2005, un flux important de ressortissants de l’Empire du milieu a été observé dans les grandes artères dakaroises. Il s’inscrit dans un vaste mouvement migratoire en direction de beaucoup de pays d’Afrique. Les producteurs locaux s’inquiètent de cette percée.

 

Porter des chaussures de marque Nike, Adidas, Timberland n’a jamais été aussi accessible au consommateur sénégalais, depuis que la contrefaçon chinoise a étendu ses tentacules dans les artères dakaroises. Manipuler une réplique de cellulaire Samsung, Nokia ou Huawei est devenu plus que banal. Quant à disposer de gadgets électroniques, de bidules à durée très limitée, d’accessoires de mode comme les ceintures, les chaussures, c’est devenu littéralement un jeu d’enfants. ‘‘Au début des années 2000, ce n’était que trottoirs, maintenant impossible de se mouvoir ici’’, regrette le vieux Samba Sy, un retraité, résidant depuis presque toujours près de Centenaire. Dans ce désormais Chinatown miniaturisée, ces commerçants asiatiques ont pris le pouvoir. ‘‘Au début, ce sont les commerçants sénégalais qui allaient se ravitailler en Chine. Mais depuis que les fournisseurs chinois ont compris qu’ils pouvaient gagner plus en  délocalisant leurs activités, ils s’en sont occupés eux-mêmes’’, souffle Mara Sarr qui regrette l’âge d’or de ce commerce.   

Ce qui était une curiosité presque exotique, voir des Chinois en si grand nombre, il y a plus d’une décennie, est devenu une banalité quotidienne. Dans le sillage de la grande offensive des autorités de Pékin sur le continent noir, en novembre 2006 où 48 chefs d’Etat africains sur 53 ont été reçus au sommet Chine-Afrique, les commerçants chinois foncent sur le marché et s’accaparent de tout ce qu’ils peuvent dans un espace qui semblait vide, avant leur arrivée. Ces hommes et femmes d’affaires asiatiques sont devenus une minorité très visible sur le Boulevard du Centenaire. Ils sont également présents sur les Allées Papa Guèye Fall où leur spécialité est la vente en gros aux détaillants.  Pour l’instant, l’essentiel du maillage commercial chinois s’effectue dans les grandes artères de la capitale. Une technique de dispersion qui paie, puisque ces larges voies sont bloquées en permanence avec l’afflux des revendeurs sénégalais qui viennent s’y approvisionner.

Centre de gravité

La plus forte concentration de commerces chinois se trouve sur le Boulevard De Gaulle avec 58 négoces. Suivent les 19 autres sur les Allées Papa Guèye Fall, 18 sur l’Avenue Faidherbe (dont 9 sont au centre commercial de la grande mosquée) et 5 à la Rue Félix Eboué. Au Plateau, fief d’une autre minorité visible, les Libano-Syriens, la poussée chinoise est moyenne avec 15 commerces, alors que leur présence dans les Hlm et la Sicap Liberté 5 est plutôt marginale. ‘‘Les points de vente fonctionnent continuellement. Que ce soit le samedi ou le dimanche, ils ouvrent et se relaient par deux à trois personnes qui surveillent leurs employés. On peut tout dire d’eux, mais ce sont des gens très travailleurs’’, confirme Ibrahima Diaw qui a observé la situation depuis les toutes premières installations de commerçants.

La technique est simple. Inonder le marché d’une énorme quantité de divers produits, de la pacotille pour la plupart, et les écouler à bas prix, quitte à vendre à perte. A ce jeu, les petits vendeurs à la sauvette sénégalais trouvent leur compte. Poussés, pour la plupart, par l’exode rural à quitter l’intérieur du pays pour Dakar, ces ‘‘ambulants’’ sont soulagés de se faire mettre le pied à l’étrier par des fournisseurs qui ne demandent rien. Ou presque. ‘‘A mon arrivée, j’étais trop content de prendre la marchandise pour revendre. Mais après, je me suis rendu compte qu’en remboursant, on payait plus’’, soutient Madior Mbaye. Ayant quitté son Thieurigne natal depuis bientôt six ans, il ne s’est rendu compte de la supercherie qu’après avoir côtoyé les arcanes du dur métier de vente à la sauvette. ‘‘Par exemple pour  1000 F Cfa d’articles qu’on prenait à crédit, on remboursait jusqu’à 1500 ou 1700 francs au grossiste’’, témoigne-t-il.

Sur sa petite échoppe, fruit de ses années de labeur en tant qu’ambulant, les breloques de toutes sortes, des tissus de qualité modeste, des vêtements féminins, des ceintures aux boucles clinquantes constituent l’essentiel d’un marché que se disputent particulièrement une clientèle féminine. Dans les grandes boutiques de ce Chinatown, casques de moto, horloges, vaisselles, ustensiles de cuisine, accessoires de mode, tout vient de Chine. La technique de marketing est généralement bien maîtrisée. ‘‘Les Sénégalais au comptoir, les Chinois dans l’arrière-boutique, en contrôleurs de marchandises qui débarquent quotidiennement des cargos au Port de Dakar’’, souligne Matar Sylla, un vendeur qui nous promène dans l’arrière du magasin aussi grand que le magasin. Même s’il se félicite de l’humanisme de ses patrons, il déplore cette méfiance chronique qu’ils développent, dès qu’on leur parle autre chose que business.

Piètre qualité

Un cliché qui les suit, à tort ou à raison, est la piètre qualité des articles qu’ils vendent. Il n’est pas rare d’entendre dans le langage courant wolof ‘‘lii chinois là’’ pour caricaturer tout mauvais produit. Dans ces alignements de boutiques, le clinquant des produits ne rime pas avec consistance. ‘‘C’est vrai que les produits qu’ils vendent ne sont pas l’idéal pour qui cherche la qualité, mais disons qu’il y a des produits de qualité. Tout dépend de la bourse de l’acheteur. S’il veut du solide, il en aura. S’il veut quelque chose de moins bonne tenue aussi, il en aura’’, clame fièrement le commerçant Bamba Guèye. En dehors de trois établissements spécialisés dans l’électroménager, deux spécialisés dans la vente du textile, et un magasin d’articles de luxe, tous  les autres s’activent dans la vente de jouets, de cadres pour photo, bibelots, montres, chaussures, sacs à main, objets de décoration intérieur, vases, ustensiles, vêtements féminins et d’enfants.

La contrefaçon devient plus inquiétante avec des produits de consommation. En juillet 2016, la division consommation du ministère du Commerce a saisi 15 tonnes de double concentré de tomate irrégulièrement importées de Chine d’une valeur de 20 millions de francs Cfa. Egalement, des saisies ont été effectuées parce que le marquage des produits était exclusivement fait en langue chinoise. Il s’agissait d’insecticides, de piles, de yoyo, et d’une autre denrée de consommation comme l’œuf et le sucre.

Protectionnisme

Le bonheur des uns faisant le malheur des autres, les artisans qui voient l’arrivée de ces commerçants d’un mauvais œil interpellent les autorités pour que les mêmes mesures concernant l’importation de l’oignon soient appliquées pour ce qui est de la cordonnerie par exemple. Certains cordonniers établis le long des ateliers de la Médina ont du mal à accepter cette nouvelle donne. ‘‘Si l’on ne prend garde à protéger nos producteurs, nous allons fermer dans l’indifférence la plus totale’’, s’inquiète Magor Thiam qui égratigne également les consommateurs sénégalais qui préfèrent acheter ‘‘plusieurs fois à perte un produit contrefait à bon marché que d’acheter la qualité une bonne fois pour toutes’’. Pour lui, il est hors de question que le pays vive en autarcie, mais que la production soit protégée ou à tout le moins renforcée en moyens pour contrer cette offensive.

Selon un universitaire préparant son doctorat sur le sujet, la ‘‘coordination parfaite entre la grande manufacture établie en Chine et leurs expatriés commerçants est à l’origine des prix préférentiels qu’ils proposent aux petits revendeurs’’. Une sorte de dumping commercial qui élimine d’office les producteurs et les importateurs sénégalais. La mise sur le marché d’imitations de produits sénégalais comme les chaussures en cuir contrefaites, les tissus teints et imprimés, sont une menace pour ce pan de l’économie. Magor Thiam, un cordonnier, explique comment la contrefaçon chinoise procède. ‘‘Quand ils viennent, c’est d’abord une phase d’observation. Ils prennent tous les produits locaux prisés des Sénégalais pour les amener chez eux. Ensuite, c’est une imitation dans leurs grands ateliers de manufacture. Quelques mois plus tard, ces chaussures avec des matériaux de synthèse inondent le marché local à des prix qui défient toute concurrence’’, déclare-t-il.

‘‘Né depuis peu et innocent en apparence, ce phénomène n’en présente pas moins des caractéristiques révélatrices d’un mouvement dynamique, organisé, solidaire, mû par des objectifs économiques et géopolitiques’’, poursuit le doctorant. Ces migrants d’un genre nouveau auraient quitté leur pays sous  la pression implacable d’une économie en pleine expansion, avec le passage d’un système communiste à l’économie de marché.

Fuite de capitaux

Pour tous manquements, l’universitaire s’inquiète que rien ne soit fait pour surveiller les sorties de fonds. ‘‘Il y a incontestablement une fuite de capitaux. Ce n’est aucunement dans le but de dénigrer les Chinois, mais leur contribution au PIB est insignifiante par rapport à leurs revenus. Ils ne consomment pratiquement rien de local et arrivent à écouler leurs produits sur la marché local, c’est cette injustice qu’il faut réparer’’, s’indigne-t-il en évoquant même que pour les fameux transferts de technologie dont on parle tant, l’expertise sénégalaise n’a pu bénéficier du savoir chinois dans la construction du Grand-Théâtre ou d’autres projets. ‘‘Quand ils construisent, ils viennent avec tout un matériel à eux, du personnel qui leur est propre. Ça pose en filigrane le problème de la maintenance même’’, ajoute-t-il.

Au Boulevard du Centenaire, une rumeur court qu’un projet de création d’une association de commerçants chinois est en chantier. Le contrôle total jusqu’au bout.

OUSMANE LAYE DIOP

 

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