Publié le 25 Feb 2012 - 10:11
CONTRIBUTION

Regards croisés d'un sociologue et d'un philosophe

Qu'on soit politicien, simple citoyen, acteur de la société civile, beaucoup d'entre nous disent qu'ils n'ont jamais, de mémoire de Sénégalais, assisté à des élections aussi bizarres. Nous en convenons. Et la manière dont la campagne se déroule à l'échelle nationale conforte cette thèse. Laquelle est d'autant plus solide qu'à deux jours du scrutin, un report éventuel est entrain d'être négocié dans les plus hautes sphères du pouvoir et avant même ces négociations, des candidats à l'élection avaient montré leur réticence à l'organisation de ce scrutin parce que pour eux, vu l'état des choses, une élection ne pourrait pas se tenir dans les conditions minimales de sérénité et de transparence. Si ces élections sont bizarres, c'est parce que les conditions de sa tenue le sont tout autant et les acteurs qui les portent parfois incompréhensibles.

 

On n'assiste à une situation de mi participation, mi boycott qui rend parfois les choses difficiles à analyser. Mais on remarque que ce sont les candidats qui pensent avoir de réelles chances de l'emporter et qui occupent une place privilégiée, de par leur posture, dans l'espace hétéroclite du M23 qui battent effectivement campagne. Les autres, avec des motifs et mobiles différents, se concentrent exclusivement sur le retrait de la candidature de Wade et ne pensent pas aller à l’élection avec quelqu'un dont la candidature est inconstitutionnelle. Pour eux, même si on sait que le président sortant va être battu et qu'il existe une probabilité quasi nulle d'une élection sans deuxième tour, c'est une question de principes de ne pas se battre avec un candidat qui ne devrait pas faire partie du jeu, qui devrait être hors-jeu. Mais au delà des principes, ce sont des calculs purement politiciens qui motivent leurs comportements. Nous avons remarqué aussi que ce sont ces mêmes calculs politiciens qui ont miné la cohésion des partis qui se trouvent dans le « mouvement du 23 juin » et ébranlé les fondements logiques de leur démarche. Ce qui fait que la charte qu'ils avaient signé pour avoir les mêmes mots d'ordre et pour battre campagne avec un seul slogan a été violé dés le début de la campagne. Ainsi au delà de leur volonté de lutte commune distillée tout de go, les calculs politiques, stratégiques et égoïstes priment. Il faut savoir que les politiciens raisonnent en terme de pertes et profits et si Macky Sall par exemple dit qu’avec ou sans Wade, il va partir à l’élection c'est justement parce qu'il pense être en pôle position et, par là même occasion, suffisamment outillé pour la remporter. Pour lui, un report lui ferait perdre l'avance qu'il a eue sur les autres et tout ce qu'il a investi depuis deux ans pour la préparation de cette échéance.

 

Il y a ce qu'on appelle en sociologie un conflit sur les règles (refus des règles du jeu mises en œuvre) et un conflit dans les règles (acceptation de ces règles met en continuant le combat). En mélangeant tout et en faisant aussi bien un conflit sur les règles (refus du délibéré du conseil constitutionnel) et un conflit dans les règles (battre campagne, c'est accepter implicitement les règles du jeu), l'opposition s'est un peu brouillée. Nous pensons que le conflit sur les règles doit être mené par tous les citoyens, sans exception. C’est un combat sur les principes et non contre un homme. L'invalidation du candidat WADE n'est pas le combat des politiciens, ça ne doit pas être le combat de quelques citoyens mais le combat de tous. Ce troisième mandat servira de jurisprudence pour nos futurs dirigeants. Nous nous battons pour des lois justes et impartiales et espérons que la justice sénégalaise triomphera. Car, comme le souligne Machiavel : « Il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois ; l’autre avec la force. La première est celle des hommes ; la seconde celle des bêtes. Mais comme très souvent la première ne suffit pas, il est besoin de recourir à la seconde. » Pour ne pas recourir à la force, nos plumes serviront de grenades lacrymogènes et de lance-roquettes. Cette lutte est intemporelle parce que même si Wade a maintenu sa candidature, notre combat continu est celui de faire face à toute violation, venant de tout bord, de la Constitution du Sénégal.

 

D’autre part, le conflit dans les règles exhibe, de façon explicite, l'incohérence de la position de certains leaders dans l'opposition. Si on n'est pas d'accord sur les règles du jeu, comment peut-on participer au jeu tout en continuant la lutte pour le changement des règles auxquelles on est obligé de se soumettre ? Ce sont les fantômes du boycott des législatives de 2007 qui les hantent toujours. N'oublions pas qu'en politique, il n'y a pas de règles préétablies, figées. Les règles sont toujours dictées par le cours de l'histoire. Machiavel dira dans son Discours sur la première Décade de Tite-Live que c’est la fortune (hasard) et la vertu (faculté faite de courage et d’intelligence) qui déterminent le cours de l’histoire.

 

En politique, en tout cas au Sénégal, ce qui compte, c’est la finalité de l’action, tous les coups sont permis, l'essentiel étant d'arriver au pouvoir. C'est cela le pragmatisme machiavélique et non machiavélien. Dès lors, une question mérite d'être posée : quelle est la place du peuple dans cette histoire ? Quel rôle doit-il jouer dans l'établissement des règles qui ne cessent de changer ? Ces politiques se soucient-ils du peuple qui, rappelons-le, est SOUVERAIN ? Il y a des incohérences qui nous mettent dans une constipation intellectuelle extraordinaire. C'est vrai, dire qu'un joueur ne doit pas faire partie du jeu et accepter qu'il soit dans le terrain, tout en affirmant aux spectateurs et à l'arbitre que s'il marque, le but ne sera pas validé, c'est incompréhensible.

 

Wade n'est plus populaire, c'est vrai ; il a ébranlé les fondements démocratiques du pays, c'est certain ; il ne doit plus nous diriger, c'est indéniable. Mais on ne peut pas partir avec quelqu'un aux élections et lui dire : « Tu ne peux ou tu ne dois pas gagner », même si sa victoire est improbable. Accepter d'aller aux élections avec Wade, c'est accepter l'idée qu'il puisse gagner. S'il gagne (par fraude bien sur), le pays s'embrase et les responsabilités seront partagées.

 

Cette confusion nous fait peur parce que tout se passe comme si le Sénégal est embarqué dans un bateau ivre, au milieu d’un océan avec toutes ses incertitudes, sans commandant ni boussole. Si chavirement il y a, seuls ceux qui peuvent nager et ont par devers eux des gilets de sauvetage, auront la possibilité de survivre en attendant les secouristes. Nous nous demandons comment feront ceux qui n'ont pas accès aux gilets de sauvetage et qui n'ont jamais traversé un bras de mer ? La portion risque d’être salée.

 

Cheikh Ahmadou Abdul Guèye et Elhadj Saliou Ngom

(ngomelhadj@hotmail.fr et gueyecheikhahmadouabdul@yahoo.fr)

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