Publié le 6 Dec 2016 - 19:40
DANS L’ANTRE DE JOE OUAKAM

Voyage au cœur d’un ‘’sanctuaire’’ peu connu 

 

On passerait facilement devant sans rien remarquer de particulier. Le laboratoire Agit Art, le ‘’sanctuaire’’ de Joe Ouakam, 17 Rue Jules Ferry au cœur du centre-ville de Dakar, ne dégage rien de spécial à première vue. Des centaines de Sénégalais passent devant tous les jours, sans y prêter la moindre attention. Mais franchi le seuil, après deux rideaux noirs qu’il faut dégager avec fermeté, le gîte de Joe Ouakam s’offre au regard et vos yeux ne ‘’chôment’’ plus.

 

C’est la verdure des lieux qui capte l’attention. Un imposant arbre, un hévéa centenaire au tronc puissant, qui s’arrache sur une vingtaine de mètres, semble foncer tout droit vers le ciel. Ses racines sont si inextricables qu’on se croirait en face de plusieurs arbres, rassemblés en un seul. La température est douce. Un ‘’micro climat’’ qui tranche d’avec la pollution environnante de la ville ! La verdure est partout. C’est sous cette force de la nature que Joe Ouakam a installé son ‘’salon’’ où il reçoit quotidiennement toutes sortes de visiteurs. Des plus marginaux aux plus conventionnels ! Depuis que son expulsion imminente des lieux a été évoquée par la presse, le défilé de personnalités, avocats, magistrats, hommes de lettres, est continu. Des sièges, pas des plus confortables, sont installés un peu partout pour accueillir les visiteurs. Beaucoup viennent de l’étranger.

Cet après-midi, c’est l’épouse du maire de Dakar Khalifa Sall qui est l’hôte de Joe Ouakam. ‘’L’historienne Penda Mbow est passée ici il y a quelques jours’’, nous souffle un de ses amis, au moment même où une ombre furtive traverse la cour, sans saluer personne, pour se fondre, tel un serpent, dans la demeure, très verte, de Joe Ouakam. Ce dernier est très calme dans son siège, l’air presque absent. Comme à son habitude, il semble être à l’écoute d’autres voix que celles présentes. Il est courtois avec ses invités, ne parle pas trop et pose un regard presque inquiet sur ses sympathisants, venus lui apporter du réconfort. Barbe broussailleuse, visage émacié, Joe Ouakam souhaite à tour de rôle la bienvenue avant de se réfugier derrière un silence de marbre ! Difficile de percer le mystère de cet homme qui peut vous manifester l’attention la plus soutenue, avant de vous exprimer le plus grand désintérêt, dans la minute qui va suivre.

En vérité, Joe Ouakam n’a pas le moral. Depuis que les sommations se sont mises à tomber, comme les feuilles de ses arbres, l’avenir s’est comme obscurci pour cet homme qui a organisé sa vie ici depuis une quarantaine d’années.    

L’ombre d’Omar Blondin Diop…

‘’Peu de Sénégalais connaissent cet endroit, pourtant, c’est un endroit d’avant-garde. Il est connu dans le monde entier. D’Autriche, d’Allemagne, de France, des Etats-Unis. Des artistes de renom qui viennent discuter avec Issa pour s’enrichir, tout comme Picasso a vu l’art africain pour s’en inspirer’’, confie Boubacar Diallo, un de ses amis, qui a flirté dans sa jeunesse avec le situationnisme, un courant artistique contestataire, très en vogue dans les années 60 et 70.  

Ce dernier explique comment le laboratoire Agit Art est né pour imprimer ses marques au cœur de Dakar. ‘’Issa souffre jusqu’à présent de la mort d’Oumar Blondin Diop. C’est une plaie qui ne s’est pas refermée et qui ne se refermera jamais. Après la mort d’Oumar Blondin, il a eu un vrai choc. Ça l’a amené à avoir un regard militant, mais pacifique en même temps. Il a quitté l’activisme politique pour se réfugier dans un moment plus grand qui est l’art. Ça a été un moment où il a modifié son regard pour se dire que l’art était quelque chose d’essentiel’’, confie cet homme qui fréquente Joe Ouakam depuis près d’un demi-siècle.  

L’art est essentiel, presque vital pour tous ceux qui passent ici. ‘’Nous avons besoin de ça à Dakar. On étouffe partout. Ici, c’est vert, on respire, on reprend de la force et on repart, comme si on renaissait. Cet endroit est magique’’, soupire Wasis Diop trouvé sut les lieux. ‘’C’est ici, en plein Etat d’urgence en 1989, qu’on a tourné le  clip de Youssou Ndour avec Peter Gabriel. Ben Diogaye était assistant cinéaste et Bilo Wane, actuelle épouse d’Abdoul Mbaye, est apparue dans la video’’, rappelle Bara Diokhané, un avocat proche de l’artiste, qui vit présentement à New-York.

Ce dernier a fait défiler sur ces lieux beaucoup d’artistes venus des Etats-Unis, de la Jamaïque et d’Europe, à l’image du peintre Kehinde Wiley, Lorenzo Pace, qui a construit à New-York le premier monument en hommage aux esclaves noirs de la traite négrière, ‘’Triumph of the humain spirit’’. Lorsque Lorenzo est venu chez Joe, il s’est écrié : ‘’C’est toi le maître !’’. Spike Lee aussi connaît les lieux, tout comme le ‘’Jamaicain’’ Peter Wayne Lewis. Mickalene Thomas, qui a décoré l’extérieur de la nouvelle ambassade des Etats-Unis à Dakar, ‘’adorait parfaitement les lieux’’, témoigne Me Diokhané. 

Mais ces dernières années, ce n’est plus la joie qui habite les lieux mais la tristesse. Les sièges sur lesquels sont griffonnés les noms de géants de la culture, comme Djibril Diop Mambéty, de la presse à l’image de Mame Less Dia etc, semblent attendre une issue fatale, au bulldozer. ‘’Il y a quelques mois, on avait commencé à démolir l’endroit, mais ils ont arrêté. On reste mobilisé’’, indique le jeune Alpha Baldé, un jeune artiste qui s’évertue à rendre les lieux propres…

Ainsi se passe la vie chez Joe Ouakam. Le souci du lendemain est omniprésent. Un collectif a été mis sur pied pour défendre la pérennité de l’endroit. Mais le combat s’assimile à un bras de fer entre David et Goliath. 

MAME TALLA DIAW

 

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