Publié le 9 Mar 2015 - 18:41
DANS L’UNIVERS DES DÉPLACÉES DE KAGUITTE (CASAMANCE)

De la vulnérabilité à l’action

 

Les femmes constituent la couche sociale la plus vulnérable aux effets des conflits armés. Depuis le début du conflit irrédentiste en Casamance en 1982, on dénombre plus de vingt mille réfugiés répartis entre la Guinée-Bissau et la Gambie, dont 60 % sont des femmes. A force de faire face aux affres du conflit, plusieurs d’entre elles sont parvenues à développer une résilience qui fait d’elles de véritables vecteurs de paix. L’exemple des femmes déplacées de Kaguitte en est un bel exemple qu’il faut absolument chanter. N’était-ce pas hier le 8 mars ! 

 

Elles reviennent de loin. Dans la situation de conflit, les femmes du village de Kaguitte (Nyassia) ont su développer des capacités d’adaptation au point de devenir des forces capables d’apporter des changements. Des femmes qui ont payé un lourd tribut dans l’instabilité chronique qui s’est emparée de leur village. Au cœur de leurs communautés, elles ont sombré dans une nuit sans fin au début des années 1990. Contraintes de quitter leur village, elles ont tout laissé derrière elles. Des récits de vie poignants, à l’image de cette femme de Kaguitte qui, affolée par les crépitements des balles et le cri assourdissant des populations en fuite, a fait face à un dilemme cornélien. Ne pouvant fuir avec ses deux enfants, elle a dû abandonner son bébé dans la chambre, préférant emporter l’aîné, âgé de 7 ans.

‘’La situation était indescriptible. Je n’avais personne pour m’aider et il fallait partir vite et léger pour pouvoir échapper. Je me suis dit qu’il valait mieux partir avec mon garçon de 7 ans qui devait pouvoir se débrouiller avec moi, pour parcourir les 8 km qui séparent le village de Kaguitte de l’axe principal situé au village de Dialang sur la route de Nyassia. J’ai juste pensé que les assaillants ne feraient rien à un bébé et cette croyance était tirée au plus profond de mon être’’. Miraculeusement, le bébé a survécu, suite à une chaîne de solidarité villageoise. Cependant, la maman porte à ce jour le traumatisme de cet épisode. Elles sont nombreuses les femmes de Kaguitte qui ont développé le syndrome de stress post-traumatique, suite à l’instabilité qui a prévalu pendant longtemps dans la zone. ‘’En ralliant le village de Dialang à pied, j’ai perdu mes habits. J’étais toute nue. Ce sont les militaires qui m’ont donné une couverture. Je n’ai jamais voulu me rappeler cette sombre étape de ma vie. J’ai toujours peur de m’en souvenir’’, témoigne cette veuve déplacée de Kaguitte. 

L’enfer des mines anti-personnelles

En plus du stress que la plupart d’entre elles ont développé, plusieurs femmes se sont retrouvées mutilées, parce qu’ayant sauté sur une mine anti-personnelle. En effet, plusieurs d’entre elles ont rencontré les engins de la mort en se rendant à leurs vergers ou à leurs champs. Mutilées, des femmes ont dû subir l’abandon de leurs époux à l’image de S. M. ‘’Je suis de Kaguitte et j’ai sauté sur une mine en allant récolter des oranges. Après l’accident, des militaires sont venus me transporter à Oussouye, puis à l’hôpital de Ziguinchor. J’ai été amputée de la jambe. C’était très dur. Je suis mariée et mon époux est à Kaguitte. J’ai plusieurs enfants et depuis cet accident, mon mari vient rarement me voir  (…). Je n’ai pas de moyens pour nourrir mes enfants… ‘’.

La perte de leur époux ou de leur soutien a fait également que certaines femmes de Kaguitte se sont retrouvées mères de famille avec une progéniture à nourrir. La vie n’a pas également été de tout repos pour les déplacées de Kaguitte qui ont dû renoncer à leur vie paisible pour affronter inéluctablement la vie citadine de Ziguinchor. Une réalité qui a entraîné dépaysement et stress chez plusieurs d’entre elles. Les femmes déplacées de Kaguitte ont confié que leurs conditions de vie, dès leur arrivée à Ziguinchor, ont été très difficiles. Selon S. Kâ : ‘’La vie à Ziguinchor était difficile. La nourriture ne suffisait pas. Nous n’avions pas de ressources, nous vivions dans la promiscuité.’’ En plus, ces femmes soutiennent n’avoir rien ramené de Kaguitte. ‘’Nous sommes arrivées avec rien à Ziguinchor. D’ailleurs, je suis arrivée avec ma tenue des rizières’’, explique S. D.

Un village meurtri, rayé plusieurs fois de la carte

Le 31 mai 1991, intervient le premier accord de cessez-le-feu entre le MFDC et l’Etat du Sénégal. Pour les populations de Kaguitte qui ont durement vécu les effets du conflit en Casamance, c’est un espoir naissant, le début d’une accalmie tant rêvée. Mais, comme un château de cartes, cet espoir va très vite céder la place au cauchemar. L’abbé Diamacoune Senghor, sans doute le théoricien moderne du MFDC, rejoignait le maquis replié en Guinée-Bissau, le 12 août 1992, jetant ainsi l’opprobre sur l’accord de cessez-le-feu. Les conséquences ne se firent pas attendre. Le 1er septembre 1992, aux environs de 17h 30mn, Atika, la branche armée du MFDC, enterrait le cessez-le-feu en s’attaquant aux militaires de l’armée sénégalaise. Ce fut le début de ce qu’on a appelé la «bataille de Kaguitte».

Comme un coup de pied dans une fourmilière, les affrontements ont dispersé les populations de Kaguitte qui ont fui vers la Guinée-Bissau, Ziguinchor et Oussouye. Dans ce cercle vicieux constitué de violents affrontements, l’attaque du 1er septembre a été d’une violence singulière. Plusieurs personnes ont perdu la vie et de nombreuses autres arrêtées par les éléments de l’armée sénégalaise, puis traduites en justice. N. S, 45 ans, retournée à Kaguitte, confie : ‘’Le 1er septembre 1992 est une date inoubliable. Nous avons quitté notre beau village en masse et dans la détresse. Depuis, la paix n’est presque jamais revenue. Nous avons toujours peur, car les rebelles sont toujours dans les environs.’’ Plusieurs membres du village ont été tués à cette date, surtout des hommes. A l’image des hommes de la Casamance, ceux de Kaguitte ont entretenu de bonnes relations avec les femmes du village qui étaient la locomotive de l’économie et de la production. ‘’Nous avons toujours entretenu de bonnes relations avec les femmes qui nous ont toujours apporté soutien dans la gestion de la maison’’, confie M. D trouvé à Kaguitte.

Lors de cette attaque, les populations quittèrent massivement Kaguitte, abandonnant derrière elles leurs maisons, leurs bétails, leurs champs bref, leur histoire. Le village fut dès lors rayé de la carte de la Casamance. Plus tard, en février 1993, une délégation composée de 11 personnes dont 10 hommes d’âge mûr et Mamadou Diallo, habitant de Kaguitte, alors adolescent, tenta un retour au village. Sous la surveillance d’éléments de l’armée sénégalaise, ils dormirent cette nuit-là à la belle étoile, faute de demeure en bon état. Le lendemain, ils entamèrent la reconstruction. Le 8 avril 1993, un groupe de 51 personnes regagna aussi Kaguitte, des personnes qui seront réparties sur 3 maisons sous une forte surveillance militaire.

Retour massif

Ce retour coïncida avec l’appel à la paix lancé par l’Abbé Diamacoune. Depuis, d’autres attaques survinrent de manière sporadique, occasionnant des exodes massifs de populations. Pour ne rien arranger, la zone devint infestée de mines anti-personnelles dont les explosions répétées sur des individus, surtout les femmes du village, entraînèrent d’autres exodes massifs. Le 31 septembre 1997, un véhicule sauta sur une mine et fit 5 morts et plusieurs blessés. Prises de panique, les populations quittèrent à nouveau le village. Au tout début des années 2000, le retour au village avait enregistré plusieurs candidats qui, craignant les mines, avaient emprunté les bolongs pour rallier Kaguitte.

En 2004, le retour fut si massif que des organisations de coopération décidèrent de construire des établissements scolaires et des structures sanitaires, en s’impliquant également dans le processus d’accompagnement du retour des populations. ‘’Kaguitte avait la réputation d’être un village modèle, une sorte d’Eldorado où coulaient le lait et le miel. C’était aussi un village cosmopolite où se rencontraient des populations d’ethnies différentes (les Peuls, les Manding, les Diolas, les Manjacks…’’, rapporte Abraham L. K Ehemba, dans un livre paru à titre posthume intitulé ‘’Un rêve habité, textes et recherches sur la situation en Casamance’’, Edition Enaar kullimaaro-Ecole de la Paix de Ziguinchor, février 2010. P 113-114. Au total, plusieurs déplacements massifs dus au conflit ont été notés à Kaguitte en 1991, 1993, 1996 et 1999. 

AMADOU NDIAYE

 

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