Publié le 11 Mar 2017 - 10:00
DECES DE CHEIKH TIDIANE TALL

Un monument s’effondre

 

Vendredi noir pour les artistes. Cheikh Tidiane Tall est décédé hier des suites d’une longue maladie. Il était un guitariste hors pair et a beaucoup œuvré pour la musique sénégalaise.

 

A peine le monde de la musique sénégalaise a-t-il fini de pleurer le chanteur Abdoulaye Mbaye qu’il perd un de ses piliers : Cheikh Tidiane Tall. Guitariste, arrangeur et claviste, il était le meilleur instrumentiste de sa génération. Hospitalisé à la clinique Pasteur depuis quelques mois, il est décédé hier à l’âge de 71 ans. La levée du corps est prévue ce jour à l’Hôpital Principal de Dakar à 9h. L’inhumation se fera à Touba.

Né en 1946 à Dakar, Cheikh Tidiane Tall a commencé à faire de la musique avec le groupe ‘’Xalam 1’’. Il a mis sur pied cet orchestre avec des artistes comme Sahir Thiam, en outre ancien ministre de la République. Le groupe se disloque au début des années 1970. Il crée alors avec Thierno Koité, les regrettés Seydina Insa Wade et Mbaye Fall, le ‘’Sahel’’, en 1972, sur initiative de Ndiouga Kébé. Idrissa Diop faisait également partie des membres fondateurs de cette formation musicale. ‘’Idrissa et moi sommes amis et nous jouons ensemble, depuis le Sahel. Cela fait plus de 40 ans’’, confiait Cheikh Tidiane Tall à EnQuête dans un entretien après la sortie de l’album ‘’Démb ak Tey’’. Cet opus a été réalisé avec le guitariste Dembel Diop et le duo sucité. Mais avant cette production, M. Tall en avait fait bien d’autres.

 Auteur du concept tradi-moderne

Dans les années 1970, il a joué avec de grands musiciens comme Jimmy Hendricks et Eric Clapton. Mais il n’a jamais, pour autant, voulu rester à l’étranger. Les frères du ‘’Touré Kunda’’ avaient beau essayer de l’en persuader en vain. Même si après l’éclatement du ‘’Sahel’’ dans les années 1980, Prosper Niang l’a appelé pour qu’il rejoigne le ‘’Xalam 2’’. Finalement, il est parti les rejoindre en 1986 avant  de rentrer au Sénégal en 1988. A son retour, il trouvait que les femmes n’avaient pas la place qui est la leur dans la musique.

‘’Je me demandais pourquoi les femmes n’étaient pas dans la machine musicale. J’ai commencé à composer pour elles. Moi, je suis de la génération du ‘’Xalam 1’’. Nous, nous sommes des musiciens intellectuels. On a appris la musique avant de la jouer. Tous ceux qui sont venus après nous, j’ai tenté de leur inculquer quelque chose. Il m'arrivait d'appeler certains chez moi pour leur apprendre des choses. Ce ne sont même pas des choses à dire. Si aujourd’hui certains me vouent un respect, c’est dû à cela. Pour les chanteuses, j’ai vu le frère de Talla Diagne, Massaer, on a parlé et je lui ai dit que je vais créer un concept tradi-moderne. Si aujourd’hui la musique malienne est arrivée à un certain stade, c’est grâce à la touche traditionnelle.

On ne peut pas vendre aux Blancs autre chose que notre musique traditionnelle. J’ai fait cela de 1989 à 1998’’, disait-il dans un entretien avec EnQuête. Ainsi, le Sénégal lui doit la musique tradi-moderne. Feu Madiodio Gning, Daro Mbaye et bien d’autres dames qui étaient à l’époque à Sorano lui doivent leur premier album. Il a fait les arrangements et a produit leurs albums. Dans le lot des femmes avec lesquelles il a travaillé figure en bonne place Kiné Lam avec qui il a longtemps cheminé. Il faisait partie intégrante du groupe ‘’Kaggu’’.

En 1998, il est retourné en France. ‘’Je suis allé après en France où j’ai passé sept ans. Beaucoup m’ont reproché cela’’, a déclaré celui que les intimes appelaient ‘’Keur-Gui’’. Parce que ses amis étaient d’avis que c’était à lui de redresser la musique sénégalaise. Car avec les chanteuses, il avait fait du bon boulot et avait commencé à montrer la voie. C’est dire que  Cheikh Tidiane Tall  avait une vision assez particulière de ce que doit être la musique sénégalaise. ‘’Nous sommes les seuls à avoir les tam-tams. Les jeunes devraient travailler à élaborer leur musique. Le Marimba est un son groové. Il faut l’utiliser à bon escient. On doit travailler le mbalax de sorte qu’il soit moins rythmé. Beaucoup de gens m’ont reproché mon voyage en 1998 en France.

Ils m’ont dit que je ne devais pas partir. Car c’est pendant cette période qu’est sortie toute cette race de chanteurs qui n’a pas sa place dans notre sphère. Les producteurs de Sandaga m’envoyaient de jeunes chanteurs pour que je les teste. J’en ai beaucoup renvoyé parce qu’ils n’avaient pas de talent. Je leur demandais d’aller apprendre encore car ni Youssou Ndour ni Thione Seck et autres ne se sont faits en un jour. Et ces remarques étaient vraies’’, disait-il. Seulement, il n’a pas été écouté. ‘’C’est en France que j’ai vu que tous ces jeunes que j’avais éconduits ont trouvé producteur et ont sorti des albums. Aujourd’hui, il est facile de faire de la musique avec la technologie avancée. J’adore le ‘’taasu’’. Mais si aujourd’hui l’on dit qu’il faut utiliser le marimba à bon escient, cela vise surtout les ‘’taasukat’’.

Je disais il y a longtemps que ces derniers  prendraient la place des chanteurs. On n’est pas loin de cela. Il faut travailler la musique’’, a-t-il analysé. ‘’Quand je dis que la musique n’est pas faite pour les analphabètes, c’est à cause de cela également. C’est un métier. Partout dans le monde, on te propose une partition qu’il faut savoir lire pour la jouer. J’ai toujours dit que ceux qu’on doit respecter, ce sont les instrumentistes traditionnels. Ils maîtrisent parfaitement leurs instruments alors que nous, nous apprenons chaque jour. Autre chose, c’est que les Sénégalais n’aiment pas être critiqués. Mais tout le monde sait que la musique est malade. Les journalistes ont une part de responsabilité dans ce qui se passe parce qu’ils n’ont pas le courage de critiquer la musique. Il ne faut pas juste nous interroger. Les jeunes me connaissent bien ; quand on est seul, je les critique objectivement. Ce que je souhaite aujourd’hui, c’est que l’Etat me soutienne pour que je crée des ateliers de musique traditionnelle et moderne. C’est ce qui manque au Sénégal’’, a-t-il ajouté.

Il n’en a pas eu le temps. Même si avec l’Association de l’industrie musicale (AIM), il avait promis d’animer des ateliers en faveur de jeunes musiciens. Maintenant, il ne peut que veiller sur ces jeunes de là où il est. Qu’il repose en paix.

REACTIONS . . . REACTIONS . . . REACTIONS

Kiné Lam (chanteuse)

 ‘’Il n’y a pas deux comme Cheikh Tidiane Tall’’

‘’J’ai mal. J’ai vraiment mal. Je ne sais même pas quoi vous dire. Ce qui nous arrive est vraiment difficile à accepter. Depuis l’annonce du décès de Cheikh, tout le monde chez moi est dans l’émoi. Mon mari a tellement pleuré que j’ai eu pitié de lui. Cheikh était quelqu’un de bien. Il n’y a pas deux comme lui. Il avait un grand cœur et était très généreux. Il était aussi une personne digne qui avait de la grandeur. Il n’aimait pas qu’on dise du mal des autres. Nous avons cheminé ensemble pendant longtemps. A la veille de la célébration de l’anniversaire de mon groupe, je suis allée le voir à la clinique. Il a tellement prié ce jour-là pour moi que j’en pleurais, entraînant dans cette émotion tous ceux qui étaient dans la salle. Nous l’avons soutenu du mieux que nous avons pu pendant sa maladie. Je profite de l’occasion pour remercier la première dame qui l’a beaucoup soutenu. Je prie pour que Serigne Fallou qu’il aimait tant, l’accueille dans l’au-delà.’’

Henry Guillabert (pianiste, Xalam 2)

‘’Il était un grand artiste’’

‘’Je ne vais pas bien aujourd’hui, du tout. Cheikh Tidiane Tall était notre grand frère du Xalam 1. Il était un mentor pour nous. Il nous a beaucoup aidés et soutenus. Il nous a formés. Il avait un talent fou. Il était un grand frère pour nous et nous a dirigés vers le bon chemin. Il représentait beaucoup et était tout pour la musique sénégalaise. Tous les grands musiciens sont passés entre ses mains. Il leur a inculqué des choses. On lui doit la musique tradi-moderne. Il a ouvert la voie à ces grandes dames de la musique sénégalaise. Il était un grand musicien non pas seulement grâce à son talent mais surtout du fait de  sa générosité. Un grand musicien, c’est quelqu’un de généreux. Quelqu’un qui sait partager son savoir avec tout le monde. C’est ce qu’il faisait. C’est une très grande perte.’’

Zeynoul Sow (président AIM) 

‘’Il était un exemple de droiture’’

‘’Nous ne trouvons pas les mots. Nous venons de perdre un monument de la musique sénégalaise et de la culture. Celui qui vient de nous quitter était un exemple pour tout le monde. Il était un exemple grâce à son talent et sa droiture. Il est quelqu’un de très pieux. Dernièrement, il était à la Mecque. Il était très engagé dans la cause de l’AIM. C’est-à-dire celle de rendre meilleures les conditions de vie des artistes. Nous allons nous mobiliser demain pour assister en masse à son enterrement. Il avait 72 ans et est décédé un vendredi. Donc, nous avons l’espoir qu’il reposera désormais au Paradis eu égard à cela et qu’il aura la Miséricorde du Seigneur.’’

Dembel Diop (bassiste)

 ‘’Il a beaucoup contribué à ma carrière musicale’’

‘’Cheikh Tidiane Tall, je l’ai connu quand j’étais jeune. On était très proche. On a partagé beaucoup de choses. J’ai commencé à jouer avec lui en 1989 avec Kiné Lam et depuis lors, on collabore. On s’est aussi fréquenté au Super Diamano. Il aimait et respectait ce qu’il faisait. Il a beaucoup contribué à ma carrière musicale. Il nous a beaucoup appris dans tous les domaines.  Si je suis arrivé là où je suis maintenant, c’est un peu grâce à lui. Aussi, on aimait bien parler de Serigne Touba qui était notre guide. C’est une très grande perte et cela se fera sentir à tous les niveaux. Mais la vie est ainsi faite ; à chacun son tour. C’est un processus normal. Depuis le début de sa maladie, on l’a soutenu autant que possible pour qu’il soit pris en charge. L’Etat aussi, par le biais de Seydou Guèye et du ministre de la Culture et de la Communication Mbagnick Ndiaye, lui est venu en aide sachant que c’est une personne qui méritait vraiment qu’on le soutienne.’’

Idrissa Diop (chanteur)  

‘’Mon fils aîné porte son nom’’

‘’On a partagé beaucoup de choses ensemble. Mon fils aîné porte son nom et il a plus de 40 ans aujourd’hui. C’est un ami valeureux et sûr. On s’est connu il y a plus de 50 ans. Il a donné toute sa vie à la musique et au bien-être de la musique. Moi qui suis là, c’est grâce à lui si je comprends beaucoup de choses en musique et ce qu’il a fait pour moi, il l’a aussi fait pour tous les musiciens qui étaient proches de lui. C’était un homme qui avait un grand cœur, beaucoup de d’élégance, de sagesse et de rigueur. C’était une personne rigoureuse par rapport à la note musicale. Il tenait à ce que l’on apprenne par cœur et c’est quelque chose de magnifique pour un être humain. Il a donné beaucoup de son temps à beaucoup d’artistes. Si on est devenu musicien avec une parfaite maîtrise  des harmonies, des notes, de la mélodie, c’est grâce a son humble personne et à sa bonté. Et aujourd’hui, si on se permet de jouer avec de très grands musiciens à l’extérieur c’est grâce à sa ténacité, parce qu’il a très vite compris ce qu’est la musique et il nous a aidés à  la comprendre’’.

Daniel Gomez (président AMS)  

‘’ Il s’en va avec son savoir’’

‘’C’est une grande perte pour le monde de la musique. Ceux qui l’ont connu l’ont peut-être connu comme guitariste mais c’est un arrangeur hors pair. Il arrangeait la musique de beaucoup d’artistes, principalement de chanteuses. Et au-delà, il était aussi membre de la commission d’identification des œuvres au BSDA (actuel Sodav).  Les artistes avaient aussi besoin de ses services pour pouvoir identifier des œuvres. On est très touché et très peiné car c’était un ami, un grand-frère. Ce que nous déplorons par contre  c’est qu’il s’en va avec son savoir. Des Cheikh Tidiane Tall, ça ne court pas les rues.’’

(Rassemblés par Bigué BOB et Habibatou WAGNE)

BIGUE BOB

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