Publié le 13 Jun 2018 - 19:36
DELAISSEMENT DU ‘’THIOUP’’

Quand la teinture perd ses couleurs 

 

Le métier de teinturier, jadis rayonnant, a perdu de sa superbe, depuis quelques années. Le commerce des Chinois et des Maliens, ainsi que les tendances orientées vers les tenues prêt-à-porter, sont considérés comme l’origine du mal.

 

Face à un tas d’habits, Sékou Coulibaly, la trentaine, en tire un grand boubou blanc. Il l’introduit dans une bassine contenant du liquide coloré. Quelques minutes après, la tenue traditionnelle a changé de couleur pour devenir bleue. Avant la fin de la journée, cette tenue qui a déjà fait le bonheur de son propriétaire va connaitre une nouvelle vie, grâce à la teinture.

A Khar Yalla, un espace est réservé à cette activité qui consiste à retaper un vêtement ancien pour lui donner de nouvelles couleurs. Des bassines, des barriques d’eau, des pneus où sont mis les vêtements à teindre, seau, feu de bois, gants, masques et récipients d’eau en ciment, lessive en poudre occupent les lieux. En arrière-plan, des habits déjà teintés sont exposés aux rayons solaires sur des fils.

Autrefois très prisée, surtout dans les années 2000, la teinture a beaucoup perdu de ses éclats. Elle était pourtant la solution alternative pour ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas se faire confectionner de nouveaux habits, lors des fêtes religieuses. Aujourd’hui, les Sénégalais ont apparemment exploré d’autres solutions. Ils ne courent plus après les teinturiers. Notamment à cause du prix relativement accessible des tissus et le développement de la couture. Cette nouvelle donne est d’ailleurs ressentie par les acteurs du métier. Sékou Coulibaly dit avoir employé une dizaine de personnes depuis 1994. Elles étaient réparties en trois groupes chargés chacun de taper, teindre et finaliser. Maintenant, il n’a que cinq employés.

En fait, les hommes sont désormais presque les seuls à recourir aux services des teinturiers. Il y a de moins en moins des ‘’redoublants’’ du côté de la gent féminine. Si l’on en croit le sieur Coulibaly, les femmes viennent plutôt pour les commandes de leurs maris. ‘’Franchement, pour dire vrai, comparé aux autres années, le métier ne nourrit plus son homme. Cela a commencé à disparaitre depuis cinq ans. Les Chinois ont tout bouleversé’’, regrette-t-il. Cet interlocuteur déclare gagner juste de quoi assurer la dépense quotidienne et le mandat de ses apprentis.

‘’Les Chinois et les Maliens ont tout bouleversé’’

A quelques mètres de l’atelier de Sékou Coulibaly, des mini-tentes sont dressées, faites de sacs en plastique. Dedans, ces teinturiers se mettent deux à deux pour, à l’aide de battoirs, ils tapent le tissu amidonné jusqu’à le rendre parfaitement brillant. Abou Coulibaly, qui s’est familiarisé avec le métier, il y a 11 ans, fait le même constat. ‘’Maintenant, on ne voit plus personne et le tissu bazin est vendu dans les marchés à bas prix’’, souligne-t-il. Comme alternative, Abou Coulibaly, dans son tee-shirt et jean, essaye de s’adonner au lavage d’habits qui ne génère pas beaucoup de profits. Là, les femmes sont plus assidues. ‘’Je reçois des commandes de femmes pour le lavage de leurs boubous. Mais cela ne nous permet pas d’avoir des gains importants, car pour chaque boubou, nous demandons 2 000 F Cfa plus le repassage’’, lance ce jeune teinturier, l’air inquiet.

Son collègue Amadou Diallo, lui, croit savoir là où le bât blesse. ‘’Le métier est pourri. Tout a changé. Les gens font recours à d’autres tendances, la mode, c’est-à-dire les tenues prêt-à-porter qui ne coûtent pas cher’’, soutient ce jeune Gambien au teint marron un peu noirci peut-être par les produits. Au Sénégal depuis cinq ans, Diallo nourrit l’idée de retourner au bercail. Lui aussi se rabat sur le lavage des pantalons et chemises pour hommes. Ces deux collègues de travail disent tout faire pour avoir des commandes de ‘’ thioup’’ à retaper, moyennant 250 ou 500 F Cfa.

Cette situation a d’ailleurs contraint certains à quitter le métier. Assise devant la porte d’un atelier tailleur à la cité des Eaux, une dame, sous couvert de l’anonymat, avoue avoir cessé de pratiquer l’activité depuis presque cinq ans, parce que n’y trouvant plus son compte. ‘’Franchement, je ne me vois plus dans cela. J’ai plié bagage. Je reste chez moi sans rien faire’’, martèle-t-elle.

Aïchatou Ndiaye, dans sa robe bleue, foulard noir sur la tête et un sachet marron à la main, fait ses commandes. ‘’J’ai apporté deux boubous de mon mari (marron et bleu) pour la fête de la Korité. C’est mon client, je suis satisfaite, à chaque fois, du travail final’’, déclare cette jeune fille au teint clair, l’air timide. Certaines femmes achètent des ‘’thioup’’ neufs au marché et viennent payer le ‘’tapage’’ pour que leurs boubous aient un éclat. Ousmane Diallo, un patron, a fini de guider ses employés dans le mélange d’eau et des produits. Cet employeur n’en mène pas large sur le mauvais rendement du métier.

‘’Il m’arrive de ne rien avoir dans la journée’’

‘’Je ne vois personne ; peut-être que c’est la crise qui est à l’origine. Depuis 2013, les gens nous ont tourné le dos. Il y a les Maliens et les Chinois qui apportent des ‘’thioup’’ ou ‘’bazin’’ et les vendent’’, déplore-t-il. ‘’Il m’arrive souvent de ne rien avoir, même pas 500 F Cfa dans la journée’’, dit-il avec désolation. Ses clients sont plutôt des étrangers. ‘’Ces derniers n’ont pas de sous pour acheter tout le temps des habits. De ce fait, ils courent pour venir ici pour teindre ou retaper leurs habits’’, confie-t-il, tout en notant que la qualité de leur travail n’est plus à démontrer. ‘’Si les clients nous sollicitent, ils ne le regretteront pas, car nous avons une expérience du métier’’, plaide Ousmane Diallo.

Dans ce milieu, un bruit assourdissant règne en maître. Des gros battoirs en bois, tenus par des mains solides, s’écrasent sans cesse sur des tissus étalés. Rien ne les distrait, sauf pour voir si le travail commence à faire trace ou s’arrêter pour marquer une pause. Ce dur labeur est facturé 6 000 F Cfa pour les couleurs uniques. Pour les divers motifs, les prix divergent. Par contre, s’il s’agit juste de retaper, ça commence à partir de 1 000 F Cfa.

‘’Super 100 coton’’, ‘’lin lourd ou léger‘’ à bas prix

Malgré l’accessibilité relative des prix, certains Sénégalais ne comptent pas y faire un tour. Tabara Sy est vêtue d’une taille basse et d’une jupe multicolore. Cette jeune femme laisse apparaitre un petit sourire à l’idée de faire recours à la teinture. ‘’Je ne me rappelle pas avoir une fois amené un boubou chez le teinturier. Ça ne fait pas partie de mes habitudes. Ma belle-sœur me vend des ‘’thioup’’ tous neufs à crédit’’, fait-elle savoir.

Deux jeunes hommes en tenue traditionnelle marchent côte à côte sur l’allée qui mène vers la boulangerie Brioche dorée. L’un, Serigne Saliou Guèye, pense que la teinture n’est plus à la mode. Ce tailleur estime que les tissus ‘’tohu-bohu’’ pour homme, les ‘’super 100 coton’’, ‘’lin lourd ou léger ‘’ à bas prix, permettent aux uns et aux autres de s’habiller correctement, avec un choix assez large. D’un air taquin, Saliou affirme que nul ne peut nier que le ‘’fait de redoubler’’, (teinter un boubou plusieurs fois) est révolu. Son frère Assane Guèye n’en dit pas moins. Il abonde dans le même sens. Mais il reconnait tout de même qu’il y a des personnes démunies qui n’ont pas les moyens d’en acheter et d’autres qui souhaitent toujours avoir des boubous en ‘’thioup’’.

AIDA DIENE

 

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