Publié le 24 Oct 2018 - 19:33
DISPARITION DE PÊCHEURS AU SÉNÉGAL

Drame en mer, tragédie familiale 

 

La pêche a fini de devenir une activité dangereuse, depuis que les ressources halieutiques se sont raréfiées. La recherche de poisson a fait disparaitre des centaines de pêcheurs. Greenpeace a donné la parole, hier, aux familles des victimes pour des récits poignants.

 

‘’Depuis 4 mois, ma pirogue a disparu. Il y a 9 personnes dedans et deux machines de taille 40 et 15. On n’a vu aucune trace, ni l’embarcation, ni les personnes, ni les engins. Il y a un Gps, nous avons fait toutes les recherches, en vain’’. Ce cri du cœur est du patriarche Idrissa Diop. Il participait, hier, à une conférence de presse  au sujet des disparus en mer, sur initiative de Greenpeace. Ce vieux pêcheur est aujourd’hui dans le désarroi. Avec son visage émacié, il dégage une mine fatiguée. Dans sa narration, il ressort que l’équipage avait coutume de pêcher entre la Gambie et la Guinée-Bissau, et le voyage durait 8 jours au maximum. Aujourd’hui, il a presque perdu tout espoir. ‘’A l’époque, il y avait du vent. On ne sait pas si leurs machines sont tombées en panne ou s’ils ont été touchés par un navire. Mon fils, qui est capitaine de la pirogue, a 4 enfants. Il y a un autre qui a autant de fils. On y trouve un père d’un enfant et un nouveau marié’’, énumère-t-il. Bref, il y autant de drames que de disparus.

Hier, au siège de Greenpeace, les récits étaient  aussi émouvants les uns les autres. Les différentes histoires racontées à travers un film projeté ont permis de découvrir l’ampleur de la tragédie qu’il y a derrière les chiffres. Mbayang Niang Diop et Daba Samoura ont toutes deux vu leur mari partir en mer pour ne plus jamais revenir. En réécoutant son propre témoignage sur la disparition du père de ses enfants, Daba n’a pu retenir ses larmes. Il était prévu qu’elle revienne sur cette disparation, mais elle et Mbayang se sont renvoyé la balle avant de renoncer à la parole, les yeux embués.  ‘’C’était un bon mari, il m’a toujours soutenue. J’ai durement ressenti sa disparation. Je n’ai personne pour me soutenir’’, témoigne-t-elle dans la vidéo titrée ‘’La voix des disparus’’. Quant à Daouda Tall, le fils de Mariama Ba, il a péri alors qu’il devait se marier durant la fête de la Tabaski.

Tous ces drames ont un point commun. Ils ont pour origine la raréfaction des ressources en mer. ‘’Le poisson est devenu rare et les pêcheurs sont obligés d’aller de plus en plus loin’’, regrette Ibrahima Cissé, responsable de campagne Océan à Greenpeace. Le vieux Abdourahmane Faye en sait quelque chose. Malgré son âge, il continue d’aller en mer. Il y a quelques mois, il a failli vivre le pire. ‘’J’ai quitté ici le troisième jour du mois de ramadan. J’ai connu une panne. Finalement, je suis revenu un jour avant la Korité’’, se souvient-il. Cet homme, dont les fils sont aussi des pêcheurs, invite l’Etat à aider les acteurs. Selon lui, on peut voyager 3 à 4 jours dans l’océan sans voir de poisson. Une situation qu’il met sous le compte des navires étrangers accusés de piller la ressource. ‘’Il faut que les puissants navires soient limités dans une zone pour que les pirogues aient une chance. Malheureusement, ils viennent dans les eaux réservées aux pêcheurs artisanaux et ils emportent tout sur leur passage’’, déplore-t-il.

‘’Quand un pêcheur est tué, c’est comme si c’est un animal…’’

Cette cohabitation entre les monstres et les petites embarcations sont aussi l’une des causes des pertes en vies humaines. En effet, certaines pirogues se font écraser par les géants. C’est le cas d’un pêcheur disparu il n’y a pas longtemps aux Almadies. ‘’Le plus regrettable dans tout cela, c’est qu’il n’y a aucune suite judiciaire. L’Etat ne fait rien. Quand un pêcheur est tué, c’est comme si c’est un animal qui est mort’’, s’offusque Matar Samb, responsable à Thiaroye-Sur-Mer. Ce dernier a révélé que 377 personnes restées dans les eaux ont été enregistrées à Thiaroye, du fait de l’immigration clandestine et des conditions de pêche.

Ce dernier a rappelé l’étroite relation qu’il y a entre immigration clandestine et pêche. ‘’Depuis que les pêcheurs ont cessé d’avoir des revenus, ils se sont engagés dans l’immigration. Si vous mettez 4 millions dans une pirogue, vous restez un an sans avoir un million de bénéfice. Si on vous propose 10 millions pour embarquer des passagers pour l’étranger, tu ne peux qu’accepter’’, soutient M. Samb. Selon la Direction de la protection et de la surveillance des pêches, 226 personnes sont mortes ces deux dernières années. En 2017, 92 accidents ont fait 140 victimes en mer dont des pêcheurs, soit une hausse de 63 % par rapport à 2016. Les pertes matérielles sont estimées à 140 millions.

93 % des espèces surexploitées

Si le poisson s’est raréfié au  point que sa recherche soit devenue une menace pour les acteurs, c’est parce que l’Etat n’a pas joué son rôle, regrette Ibrahima Cissé. Ce dernier pointe du doigt les politiques inadaptées, la surpêche industrielle et les mauvaises pratiques des pêcheurs artisanaux. Au Sénégal, selon la Fao, seuls 7 % des espèces ne sont pas menacées de surpêche. Autrement dit, 93 % des espèces sont exploitées au maximum ou surexploitées. Pour arrêter ce phénomène et sauver la vie des ‘’paysans de la mer’’, M. Cissé invite l’Etat à veiller sur la ressource. Et pour cela, il pense que l’harmonisation des politiques en Afrique de l’Ouest est la voie indiquée.

Ce qui permettrait de mutualiser les efforts, afin de mieux contrôler les espèces capturées par les chalutiers et combattre la fraude sur le tonnage. Il en veut pour preuve une campagne de 20 jours en haute mer menée récemment par Greenpeace et qui a permis d’arrêter 11 navires  pour fraudes. ‘’Ce qui se passe en Mauritanie impacte le Sénégal. Les chefs d’Etat de la sous-région doivent s’unir pour freiner la pêche illicite’’, recommande-t-il. Ce responsable de Greenpeace invite également l’Etat à accorder une priorité à la sécurité de ceux qui vont en mer. ‘’Avec la  technologie, il n’est pas difficile de détecter une pirogue. Il faut aider les artisans qui ont déjà un savoir-faire à fabriquer des pirogues standards. Le problème ne se règle pas par l’importation de pirogues, parce que simplement c’est en fibre de verre’’, persifle-t-il.

BABACAR WILLANE 

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