Publié le 24 Aug 2020 - 20:34
DOMAINE NATIONAL

Cafouillage au sommet de l’Etat

 

Après avoir adopté, en Conseil des ministres, le 12 août 2020, le projet de décret modifiant le décret 72-1288 relatif aux conditions d’affectation et de désaffectation des terres du domaine national, le gouvernement bat sa coulpe en publiant un communiqué rectificatif, dans lequel il soustrait son projet mystérieux. Cette ‘’fuite’’ aura le mérite de renseigner sur les velléités de l’Etat de revoir les conditions d’affection des terres du domaine national.

 

Il se passe des choses bizarres autour de la loi sur le domaine national. Alors que les conflits fonciers se multiplient partout à travers le territoire national, l’Etat, lui, ne semble pas abandonner son vieux rêve de réformer cette loi vieille maintenant de 56 ans, qu’aucun régime n’a jamais eu le courage de chambouler. Depuis son accession à la magistrature suprême, le président de la République Macky Sall a pris beaucoup d’initiatives allant dans le sens de changer la donne. C’est dans cette logique qu’il avait mis en place la Commission nationale de réforme foncière, d’abord présidé par l’avocat Me Doudou Ndoye, ensuite par l’ancien ministre feu Moustapha Sourang.

Cela aura fait bientôt 10 ans, les conclusions de cette commission ne sont toujours pas portées à la connaissance du grand public. Et Macky de multiplier les initiatives, dans un contexte marqué par un bouillonnement presque généralisé du foncier. Le dernier acte en date est la mention, dans le communiqué du Conseil des ministres du mercredi 12 août 2020, d’un projet de modification du décret 72-1288 du 27 octobre 1972 relatif aux conditions d’affectation et de désaffectation des terres du domaine national.

Jusque-là, rien de bizarre. Mais, alors même que nombre d’experts s’étaient rués vers les services habilités pour s’enquérir des nouvelles modifications, certains ont été surpris de ne trouver aucune trace de ce nouveau projet. Fait rarissime dans l’histoire du Conseil des ministres : dans un document signé le 13 août et publié hier dans le quotidien national ‘’Le Soleil’’, l’autorité bat complètement sa coulpe. ‘’Le gouvernement précise, ci-dessous, la liste des textes législatifs et réglementaires adoptés par le Conseil des ministres, lors de sa session du mercredi 12 août…’’, lit-on dans ce communiqué du Conseil des ministres bis. Dans ce document assez spécial, Ndèye Tické Ndiaye signale tous les projets de textes adoptés lors du dernier CM, sauf le projet de décret relatif à l’affectation et à la désaffectation des terres du domaine national. Est-ce une autre reculade de l’Etat ? Est-ce une fuite organisée ? Le document était-il de qualité ? Les questions foisonnent.

A en croire ce haut fonctionnaire qui préfère garder l’anonymat, il faudrait être très vigilant, parce que si le décret a été annoncé, c’est parce qu’il existe. Et cette question foncière est très sensible. ‘’Apparemment, c’est un projet bien verrouillé. Je me suis même approché des gens au cœur du dispositif administratif, mais même eux n’ont pas encore vu ce décret. Je me demande bien ce qui s’est passé. Comment le document a-t-il pu être mentionné dans le communiqué du Conseil des ministres ?’’.

En attendant de le trouver, il exprime ses craintes. ‘’D’une part, je crains que cette réforme puisse porter atteinte à l’esprit même du domaine national. D’autre part, je soupçonne une volonté de dessaisir, en partie, les collectivités locales de la gestion des terres du domaine national. Ce serait une violation grave au principe de la libre administration des collectivités locales. Je pense que ces genres de réformes ne peuvent pas être menés comme ça, en catimini’’.

Chez les experts qui n’ont pu jusque-là parcourir le projet de décret, le débat se pose avec acuité. Pourquoi tant de mystère autour d’un tel décret ? ‘’EnQuête’’ a essayé d’interpeller la porte-parole du gouvernement pour en savoir davantage. Mais elle n’a ni répondu aux appels ni réagi aux SMS. Qu’à cela ne tienne, selon un autre spécialiste de l’administration, il est manifeste qu’il y a eu quelque part une défaillance. ‘’La défaillance est survenue soit dans les procédures soit dans la qualification des personnes impliquées dans le processus. Il faut nécessairement se demander si ceux qui sont dans le circuit sont les plus habilités, si les choses ont été faites en toute orthodoxie’’.  

Dans le cadre d’un fonctionnement normal de l’administration, souligne l’expert, toute décision doit être préparée. ‘’Cela suppose, dit-il, que l’information a été bien documentée ; elle a suivi tout un circuit pour aboutir à ce stade… Quand une décision vient jusqu’au niveau du Conseil des ministres, cela veut dire que tous les préalables requis ont été satisfaits. C’est un niveau où l’on considère qu’on a l’information la plus exacte, la plus sécurisée, la plus fiable, que toutes les procédures de vérification ont été effectuées’’. L’Etat, selon notre interlocuteur, doit mettre en place un conseil fort pour garantir non seulement la qualité des informations qu’il donne, mais aussi leur sécurité, leur confidentialité et leur intégrité. ‘’C’est fondamental pour une administration qui se respecte.

 Pour y parvenir, il faut qu’à tous les niveaux, qu’il y ait des filtres. Un décideur doit toujours se faire entourer par des gens sûrs et compétents pour limiter ses erreurs. A quelque niveau que l’on se situe : chef de service, ministre ou autre, il faut toujours des agents imbus des valeurs de l’administration, qui interviennent dans le circuit d’élaboration et de vérification des textes’’, soutient le spécialiste.

Selon lui, le problème, c’est que parfois, ce n’est pas l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. ‘’Ce qui peut aboutir à ce genre de dysfonctionnement. Il faut savoir que de la même manière que les journalistes ont cette obligation de trianguler l’information, l’Etat aussi doit trianguler les informations dont il est le pourvoyeur. Mais il faut des personnes de qualité pour disposer des textes les meilleurs’’.  

Alerte rouge

Dans tous les cas, pour l’ancien conseiller d’Abdou Diouf en Développement rural, Amadou Tidiane Wane, le foncier est une véritable poudrière qui risque, si on n’y pas prend garde, d’embraser le pays. ‘’Nous sommes assis sur une bombe. C’est une question qu’il faut regarder de très près. Au-delà de ce décret, il faut savoir que cette volonté consistant à vouloir changer à tout prix la loi sur le domaine national risque d’aboutir à une révolution sans précédent’’, fulmine l’ancien coordonnateur de l’Association des maires du Sénégal. D’après lui, cette volonté de chambouler la loi sur le domaine national ne date pas d’aujourd’hui. Du temps de Diouf déjà, alors qu’il était tout puissant conseiller, des initiatives avaient été prises dans l’optique de réformer certains textes relatifs à ce domaine national. Et de préciser : ‘’C’est un texte que j’ai beaucoup, beaucoup étudié pour voir ce qu’on peut changer : notamment dans la tenure des terres ; comment faire pour faciliter les investissements à la Saed et à la Sodagri notamment qui s’occupent de l’irrigation. A l’époque, Famara Ibrahima Sagna était le ministre de l’Intérieur. On a discuté, discuté, mais finalement, on est arrivé à la conclusion qu’il ne faut rien changer. Si on change, c’est la révolution. Et on a abandonné.’’

Ingénieur agronome de formation, ancien président de la Saed, il livre ses conseils à l’actuel régime : ‘’D’abord, il faut une volonté de sauvegarder la quintessence de cette loi sur le domaine national. Ensuite, il faudrait réfléchir sur le comment mettre à profit ces terres pour le développement de l’agriculture sénégalaise. Au lieu de le faire, les gens n’ont d’yeux que sur la prévarication de ces terres, sans se soucier des conséquences. Il faut faire très attention.’’

Lors du 31e Congrès des notaires d’Afrique, le chef de l’Etat révélait que plus de 90 % des alertes de conflit qui lui parviennent portent sur le foncier.

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AFFECTATION ET DESAFFECTATION DES TERRES DU DN

Ce que prévoit le décret 72-1288

Dans le viseur du gouvernement, le décret 72-1288 a cette particularité de donner énormément de pouvoirs aux collectivités locales au détriment du gouvernement. Il réduit également les bénéficiaires aux seules personnes appartenant aux terroirs.

Dans le foncier, il y a à manger et à boire. Et jusque-là, les collectivités locales disposent de pouvoirs assez importants dans les affectations des terres du domaine national. Ces pouvoirs, pour l’essentiel, tirent leur fondement de ce décret 72-1288 du 27 octobre 1972.

Aux termes de l’article 2 de ce texte, ‘’les terres de culture et de défrichement sont affectées par délibération du conseil rural. En application de l'article 24 de la loi n°72-25 du 19 mars 1972, cette délibération n'est exécutoire qu'après avoir été approuvée par le préfet du département’’.

Contrairement à une pratique bien répandue, ce décret est formel sur la qualité des bénéficiaires des terres du domaine national. Il faut être soit membre de la communauté soit plusieurs membres groupés en association ou coopérative. Mais il ne s’agit pas uniquement d’appartenir au terroir. Il faudrait aussi avoir des moyens pour la mise en valeur de la superficie objet de l’attribution. ‘’L’affectation est prononcée en fonction de la capacité des bénéficiaires d'assurer, directement ou avec l'aide de leur famille, la mise en valeur de ces terres conformément au programme établi par le Conseil rural. Elle ne confère qu'un droit d'usage’’, dispose l’article 3 alinéa 2. L’alinéa suivant de préciser : ‘’Les terres affectées ne peuvent faire l'objet d'aucune transaction et notamment d'aucune vente ou contrat de louage.’’

Il résulte de l’article 9 dudit décret que la communauté rurale peut également procéder à la désaffectation des terres après leur affectation. Cette désaffectation, totale ou partielle, peut intervenir dans les conditions suivantes : à la demande de l'affectataire ; d'office si, un an après une mise en demeure restée sans effet, il est constaté par le président du conseil rural un mauvais entretien manifeste des terres de l'affectataire au moment des travaux saisonniers habituels, une insuf­fisance de la mise en valeur ou une inobservation répétée et grave des règles fixées en matière d'utilisation des terres. La désaffectation peut également intervenir d'office si l'affectataire cesse d'exploiter personnellement ou avec l'aide de sa famille.

En outre, lorsque l’intérêt général de la communauté l’exige, la collectivité locale peut procéder à une désaffectation et réaffectation des terres. C’est le cas notamment pour des projets d'établissement de chemins de bétail ou pour des travaux d'hydraulique. ‘’Dans ce cas, l'affectataire reçoit une parcelle équivalente à titre compensatoire’’, souligne l’article 11 dernier alinéa. Dans la même veine, l’article 14 du décret 72-1288 précise : ‘’La désaffectation des terres nécessaires aux périmètres affectés à l'habitat, aux lotissements et équipements, à l'établissement de pistes, chemins et chemins de bétail, à l'ouverture, au redressement, à l'alignement, au prolongement ou à l'élargissement des voies et places publiques, à l'aménagement des points d'eau, est prononcée par délibération du conseil rural. Cette délibération n'est exécutoire qu'après avoir été approuvée par le sous-préfet.’’

MOR AMAR

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