Publié le 20 May 2017 - 04:59
DR YASSINE DIAGNE (POLITISTE ET ENSEIGNANTE CHERCHEUSE AU CESTI-UCAD)

‘’Le risque est grand que le sort du PSE soit lié au destin politique de Macky Sall’’

 

L’émergence du Sénégal telle que déclinée dans le Plan Sénégal émergent (PSE) est projetée à 2035. Mais d’ici cette échéance, l’initiateur du PSE, le Président Macky Sall, ne sera plus aux affaires si les règles du jeu démocratique sont respectées. D’où la question de l’avenir du PSE après le départ de l’actuel chef de l’Etat. A cette question, le Dr Yassine Diagne, politiste, croit savoir qu’aucun plan, aucune politique, aussi bonne soit-elle, aussi prometteurs soient ses premiers résultats, n’est à l’abri des règles, bienfaisantes et malfaisantes, du cycle politique. Dans cet entretien, l’enseignante au CESTI décortique et analyse, sous l’angle politico-économique, les significations et la portée de la problématique de l’émergence.

 

Quelle analyse faites-vous de l’usage et de l’appropriation du concept  ‘’émergence’’ par les hommes politiques dans beaucoup de pays à travers l’Afrique dans le contexte actuel ?

Il est vrai que sous l’angle du développement et de ‘’l’émergence’’, l’Afrique se distingue des autres continents par l’échec qu’a rencontré nombre de ses pays – pas tous – dans leur volonté à réduire la pauvreté de leur population – et à développer des économies de marché. Mais, pardonnez-moi, je suis toujours réticente à parler de l’Afrique en général, comme votre question m’y invite. Notamment parce que cette référence continentale supérieure et lointaine permet souvent aux pays qui en font partie de s’exonérer de leurs responsabilités proprement nationales.

L’Afrique est multiple et diverse et je me méfie des généralisations hâtives ; elles servent toujours des intérêts particuliers. Certains traits sont communs à tous les pays du continent, mais il y a tellement de différences entre l’Afrique du Nord et l’Afrique Subsaharienne, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est, entre le Sénégal et ses voisins les plus proches, au sein même des pays entre telle ou telle ethnie ou groupe social. Le nationalisme n’y est pas moins exacerbé qu’en Asie ou en Europe. Le particularisme ethnique en fait l’espace géographique le plus meurtrier et le plus instable du monde depuis la fin de la guerre froide. Tenons-nous en donc au Sénégal. Il y a déjà suffisamment matière à réflexion.

Quels ont été vos premiers sentiments lorsque vous avez, pour la première fois, lu le PSE ?

J’y ai d’abord trouvé une analyse précise et objective de la situation économique et sociale du Sénégal sur la longue période et un constat affligeant des conditions de vie de la très grande majorité de nos concitoyens, que personne n’ignorait, mais qui s’impose dans ce document comme une vérité irréfutable. Et aussi mille questions ponctuelles, souvent bien naïves : pourquoi le Sénégal exploite-t-il aussi mal ses avantages comparatifs, sa main-d’œuvre formée, ses richesses naturelles, ses potentialités industrielles ? Pourquoi le prix de l’énergie y est-il le plus élevé au monde ? Pourquoi la ressource agricole est-elle exploitée aux deux tiers seulement de ses potentialités, condamnant ainsi le pays à des importations coûteuses ? Pourquoi ne parvient-il pas à sortir de l’informel ? Pourquoi la transition démographique est-elle si tardive ? Pourquoi, pourquoi….le Sénégal est le pays des ‘’pourquoi ?’’

Le politiste est mal armé pour apprécier le bien-fondé avant tout économique du PSE, sauf au titre de simple citoyen, comme les autres, parmi tant d’autres. Il peut néanmoins observer que le PSE marque une rupture de stratégie : alors que les plans antérieurs s’inscrivaient dans la stratégie inaugurée à la fin des années 90 par les organisations internationales de ‘’réduction de la pauvreté’’. Il met en son cœur le développement économique. Le politiste-citoyen peut aussi constater que ce plan s’inspire largement et très pragmatiquement des expériences, maintenant très longues et bien étudiées, des pays plus prospères, ou moins malheureux que lui, qui ont réussi à se moderniser et à réduire la pauvreté. 

Mais qu’est-ce que vous avez réellement noté en parcourant le document ?

Sur ce terrain, ma première réaction a été d’observer que si le plan marque une rupture nette dans ses principes, les réactions politiques – des responsables politiques et des politologues - sont rarement sorties des réflexes imposés par les jeux partisans dans lesquels ils peinent à s’extraire. Rien de plus aisé à prévoir les postures des uns et des autres, selon la place qu’ils occupent dans le champ politique. Pour que des changements se produisent dans le domaine des luttes politiques partisanes et idéologiques réglées aussi précisément que les mécanismes d’une horloge, il faut que le PSE fasse ses preuves et que se modifient les structures économiques qui déterminent les règles sous-jacentes aux jeux politiques. Le politique est toujours à la traîne et en retard d’une guerre. Le succès ou l’échec à court terme du PSE dépend d’autres forces et d’autres champs : le secteur privé, la société civile, l’administration… Mais si le succès est au rendez-vous, gageons que très rapidement, mille hommes politiques et politologues voleront à son secours… Et tant mieux car c’est une condition de sa réussite dans le long terme.

L’abandon du programme Yoonu Yokkute  sur lequel le candidat Macky Sall a été élu en faveur du PSE cristallise les critiques des opposants qui parlent d’un manque de cohérence et de tâtonnement. Comprenez-vous ce choix du chef de l’Etat ?

La comparaison du programme Yoonu Yokkute et du PSE – il suffit pourtant pour s’en convaincre de se donner la peine de les ouvrir et de seulement les survoler – montre que ce sont deux documents d’une nature et d’une portée différentes. Le premier est un programme visant à répondre à court terme aux besoins les plus urgents dans le cadre d’une compétition élective ; le second est une stratégie fondée sur une vision pour le long terme et s’attaquant aux problèmes structurels du Sénégal, dans le cadre de l’exercice du pouvoir. Les opposer, alors même qu’ils ne se contredisent pas, qu’ils interviennent à des étapes différentes du déroulement du mandat du président actuel, simplement parce qu’ils ont été décidés par un même haut responsable politique, ne relève-t-il pas du seul jeu des manœuvres tactiques que j’évoquais précédemment ?

Pourtant une bonne partie de la classe politique sénégalaise et de l’élite intellectuelle dit que le PSE n’est pas un plan endogène, qu’il est importé d’un cabinet à l’étranger. Que vous inspirent ces reproches ?

Que ce plan ait été fait par des experts étrangers ou experts sénégalais, est une question secondaire au sens où elle ne prend vraiment son sens que pour expliquer les faiblesses, erreurs, mésinterprétations éventuelles du plan par l’insuffisante familiarité des auteurs avec les particularités du Sénégal. Y répondre suppose ainsi d’abord d’établir ses faiblesses, erreurs et mésinterprétations, pour montrer qu’elles s’expliquent par une absence de prise en compte, du fait de l’extériorité des experts, des idiosyncrasies sénégalaises. Mais au-delà, il faudrait, pour répondre de façon pertinente à cette interrogation, disposer d’une analyse précise réalisée selon les règles scientifiques, des conditions d’élaboration de ce plan, notamment de la place qu’y ont occupée les experts nationaux, privés, administratifs ou universitaires.

Observons néanmoins le caractère très documenté du plan, la connaissance précise et concrète qu’il traduit de notre pays dans ses diagnostics et ses préconisations. Il ne consiste pas en une stratégie et une série d’actions standards « plaquées » sur une réalité qui leur serait étrangère. Il intègre des projets à caractère microéconomique très ancrés sur la réalité de terrain la plus fine.

Par ailleurs, le monde des experts en développement est très internationalisé et nos experts nationaux, universitaires, administratifs ou privés y participent activement. Ils forment une « communauté de savoirs et d’expertise » pour laquelle les frontières nationales ne constituent plus des obstacles à la bonne compréhension des situations particulières.

Quelle analyse faites-vous de la mise en œuvre, à mi-chemin, du PSE dans ses trois axes stratégiques ?

Il n’y a pas, à ma connaissance, d’études de suivi et d’évaluation à mi-chemin (il faudrait définir cette échéance) fiable, respectant les règles, notamment d’impartialité et de méthode, exigées. J’admire les spécialistes qui peuvent porter un jugement sur le PSE sans ces analyses. J’envie leur témérité. Les seules indications se fondent sur des données macroéconomiques. Aller au-delà exige du travail et de l’expertise. Ce que ces analyses macroéconomiques et macro politiques suggèrent, c’est que le plan commence seulement à être déployé – avec quelques succès comme je l’ai dit -  et que sa réussite à long terme dépend de la mise en œuvre rapide d’un ensemble significatif de mesures importantes susceptibles de créer des irréversibilités et des effets d’entraînement, notamment dans le champ politique (et des politologues..).

L’émergence du Sénégal est projetée à 2035. D’ci là, le Président Macky Sall ne sera pas au pouvoir. Y a-t-il une chance que son successeur poursuive la mise œuvre du PSE  jusqu’à cette échéance ?

Aucun plan, aucune politique aussi bonne soit-elle, aussi prometteurs soient ses premiers résultats, n’est à l’abri des règles, bienfaisantes et malfaisantes, du cycle politique. Le responsable politique qui est en place mène - l’échéance électorale approchant, avec les moyens de l’Etat, notamment budgétaires, sans se préoccuper de leurs conséquences - des politiques propres à lui faire conquérir des voix (réductions d’’impôts, augmentation des dépenses ciblées l’année des élections). Son rival qui vise sa place se démarque des politiques de son prédécesseur pour mieux s’y opposer. L’un et l’autre font des promesses inconsidérées et, heureusement, parfois intenables et intenues.

Le risque est donc grand que le sort du PSE soit lié au destin politique de Macky Sall. Mais, il ne faut pas toujours croire au pire. Si le PSE montre dans la pratique sa pertinence, s’il fait preuve de sa réussite, il survivra à son initiateur sous une forme ou une autre. Car il aura créé les conditions économiques et sociales, et aussi, culturelles et idéologiques de sa pérennité. Il pourra recruter des défenseurs parmi tous ceux à qui il aura apporté un surcroit de prospérité, d’influence ou de pouvoir. Mais il doit d’abord faire ses preuves dans la durée, après ce qui apparaît comme ses premiers succès, qui peuvent vite se révéler des fausses promesses. 

PAR MAMADOU YAYA BALDE

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