Publié le 19 Jul 2013 - 16:46
DROGUE DANS LA POLICE

 Une affaire, mille zones d'ombre

 

Comme un film de cinéma, la scène qui se joue au sein de la Police nationale. Parmi les acteurs en jeu, l'actuel Directeur général de la Police nationale (Dgpn) dans le rôle du méchant, alors que le commissaire Cheikhna Cheikh Sadibou Keïta, désormais ex-directeur de l'Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis), apparaît dans les beaux habits, confortables, du ''bon samaritain'' qui charge la citadelle pour y déloger le mal. Mais les choses ne sont pas si linéaires. Et ce dossier fort complexe qui a secoué jusque dans ses fondements la Police, n'a sans doute pas fini de livrer tous ses secrets.

 

Quel élément bien puissant a été le catalyseur de la crise que connaît la Police depuis les fracassantes révélations du désormais ex-Directeur de l'Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis) ? Qui a appuyé sur la gâchette ? Aussi curieux que cela puisse paraître, c'est cette question qui est posée chez les gros bonnets de la Police. L'hypothèse selon laquelle le commissaire Cheikhna Keïta a été activé a bien fini de faire le tour des couloirs de la Police nationale. Et certains de nos interlocuteurs ne manquent pas de faire le lien avec la dernière grande bataille de positionnement qui a eu lieu au lendemain du limogeage de Codé Mbengue, suivi de la très difficile installation du tout nouveau patron de la Police nationale, Abdoulaye Niang. Il faut dire que dès les premiers jours ayant suivi sa nomination, cette ''affaire'' avait commencé à circuler dans les milieux informés au point d'ailleurs d'arriver jusqu'aux oreilles averties de proches du Président Macky Sall. Mais comme on était en pleins préparatifs de l'accueil à réserver au Président Barack Obama, l'affaire s'était très vite dégonflée, avant de reprendre des atours plus explosifs, après le départ de ce dernier. Le commissaire Cheikhna Keïta avait-il un intérêt dans la nomination d'un autre divisionnaire autre que l'actuel Dg de la Police ? Nos sources pensent que oui. Lui avait-on promis un poste au cas où son ''ami'' passerait ? Certains gros bonnets répondent par l'affirmative, avançant qu'il s'agirait précisément de la Direction du Budget et du Matériel (DBM) occupée sous Wade par le commissaire divisionnaire Ibrahima Diallo. Mais un des proches de Keïta nie : ''Ce n'est pas à moins de trois ans de la retraite qu'il va se compromettre de cette façon. Ce serait trop gros''. Trop gros ?

 

Un ''grand trafiquant'', inconnu des fichiers de la Police

 

En tout cas, nos propres investigations laissent poindre dans cette affaire de gros points d'interrogation. Raymond Iké Akpa alias Austin, qu'on présente comme un trafiquant de drogue international, n'est pas connu des archives de la Police technique et scientifique. Un novice qu'on veut présenter comme un caïd ? Selon le témoignage d'un ancien Directeur général de Police rompu aux Renseignements, ''compte tenu de la gravité des faits allégués, je pense que le trafiquant devait être connu des services sénégalais ou étrangers''. Les zones d'ombre glissent jusque dans le rapport présenté aux autorités pour dénoncer le trafic. Dans le document, le parking de la Cices est présenté comme le lieu où, pour la première fois, Austin a rencontré le commissaire Keïta pour lui faire des propositions d'acheter le stock sous scellé de l'Ocrtis. Mais dans sa déposition, Austin soutient que c'est un restaurant-bar à Mermoz où ses enfants (le groupe Takeïfa) se produisent souvent, qu'il a fait la connaissance du commissaire Keïta. Qui a vraiment raison ? Et qu'est-ce qui s'est passé après qu'ils aient fait connaissance ? Entre le moment où le contact est établi après sa prise de fonction et l'instant du passage à l'acte ? Si les déclarations d'Austin sur le commissaire Niang accusé de s'être sucré de longues années sur la drogue saisie sont prises au sérieux, pourquoi les autres allégations de ce dealer atypique sur l'accusateur n'attirent pas l'attention ? Elles sont timidement rendues dans les procès-verbaux de Police. Et pourtant, Austin soutient avoir écoulé 50 grammes de cocaïne sur la demande du commissaire Keïta, pour  permettre à ce dernier de financer le tournage d'un clip destiné à ses enfants. Dans le rapport qu'il a adressé à sa hiérarchie, Cheikhna Keïta affirme avoir joué le jeu pour mieux appâter le dealer. Jusqu'où est-il allé dans ce jeu ? Et pourquoi aucune mesure conservatoire n'a frappé un de ces agents, cité selon les documents que nous avons parcourus. C'est en effet un secret de Polichinelle que dans le milieu de la drogue, les agents commis pour la répression ont souvent du mal à marquer la zone rouge à ne pas franchir. La relation avec les trafiquants est toujours difficile à cerner. Le syndrome Neyret, du nom du célèbre commissaire Michel Neyret, numéro deux de la Police judiciaire de Lyon qui s'était acoquiné avec la pègre lyonnaise au point de se transformer en quasi-dealer, l'atteste. Arrêté en septembre 2011, il est mis en prison  pour "corruption", "trafic d'influence", "association de malfaiteurs", et... "trafic de stupéfiants". Neyret est un cas d'école pour faire tomber un policier-dealer, considéré dans le milieu de la Police française comme une légende. En novembre 2010, la brigade des stups réalise une saisie de 110 kilos de cocaïne dans un appartement de la banlieue chic de Paris. La prise est importante puisqu'évaluée à 7 millions d'euros, soit environ 4 milliards de francs Cfa. Le cerveau du réseau Gilles Tépié parvient à s'échapper pour se réfugier à Caracas. C'est par le téléphone que la Police française a réussi à établir une connexion entre le policier et le trafiquant de drogue. Et bien d'autres investigations menées à Marrakech et à Dakar vont établir que Neyret ne faisait pas que chasser les trafiquants, mais qu'il se servait aussi du réseau. Il ne restait plus qu'à l'arrêter et le mettre en prison.

 

Les méthodes du commissaire Keïta en question...

 

Mais dans cette affaire de la police sénégalaise, d'aucuns ont l'impression que les éléments de preuve font défaut, que le travail n'a pas été proprement mené et surtout que tout n'a pas été dit quant aux raisons qui motivent son éclatement bien brusque. ''Un grand dealer ne tombe pas de cette façon-là. Et il ne prend la peine de s'engager réellement que lorsqu'il est assuré être en terrain conquis''. Ce n'était visiblement pas le cas, car la drogue est livrée à la seconde rencontre. Parmi les éléments qui invitent à la prudence dans ce dossier, il y a aussi un fait important, relevé par un magistrat qui a eu connaissance de l'affaire, c'est la durée de la garde-à-vue. Raymond Iké Akpa alias Austin a été interrogé pendant une dizaine de jours, bien au-delà de la durée légale, même avec prolongation.

Ce n'est sans doute pas là le seul problème. Les procès-verbaux révèlent de bien troublantes curiosités. Les signatures, les caractères et leurs polices ne sont pas homogènes. Des pièces ont-elles été subtilisées après interrogatoire et modifiées ? Dans le milieu de la Police judiciaire, on croit savoir que certains procès-verbaux ont été ''visiblement rectifiés''. Et que ''les vrais Pv ne vont pas tarder à sortir''. Dans le même rapport, il est fait état de la transaction devant servir à piéger le dealer Austin. La transaction a eu lieu à 23 heures 32, à bord d'un véhicule de Police immatriculé DK 5776 AN. Des éléments de la Section opérationnelle de l'Ocrtis étaient déjà sur place avec trois paquets contenant au total 111 boulettes de cocaïne. C'est au moment où le trafiquant s'apprêtait à partir avec le paquet, après avoir promis au commissaire Keïta de lui revenir dans 48 heures avec 20 millions de francs Cfa, qu'il a été interpellé par les policiers prépositionnés. Détail important, la drogue qui a servi dans l'opération, a été exfiltrée des scellés. Ce qu'on appelle dans le jargon, ''bris de scellé''. Les références figurent dans le rapport ainsi que les affaires au cours desquelles la drogue a été saisie. Il s'agit d'affaires récentes, comme le scellé N°043/OCRTIS/SO du 19 février 2013 ou celle référencée N°034/OCRTIS du 31 janvier 2013. Si la protection des scellés est bien réglementée par loi, il faut bien se demander sous quelle couverture le commissaire Keïta a bien pu les briser pour cette opération précise. La question est posée par un magistrat ayant requis l'anonymat qui y voit un certain ''gangstérisme policier''. Ce n'est sans doute pas la seule zone d'ombre, car au niveau de la Police, ils sont bien nombreux à se demander si la quantité déclarée lors de la dernière cérémonie d'incinération est réellement la bonne. Des sources bien informées parlent d'une centaine de boulettes qui se seraient volatilisées sans qu'EnQuête puisse vérifier avec certitude ces allégations.

 

Au début, une bande d'amis...

Dans tous les cas de figure, avec les dernières révélations du commissaire Keïta, c'est la boîte de Pandore qui est ainsi ouverte. Et le passé des différents protagonistes remontent en surface. Point commun entre les commissaires Keïta et Niang, ils se sont tous les deux retrouvés à l'école de Police, presque au même moment, une seule année les séparant. Et ils ont peaufiné leurs premières armes de flic à la Division des investigations criminelles (DIC) au début des années 80, alors que la Police judiciaire avait ses locaux juste en face du Commissariat central de Dakar et que la Brigade des stupéfiants lui était rattachée. Le commissaire divisionnaire Ibrahima Diallo, lui-même proche ami du commissaire Keïta, est lui aussi de la même promotion que lui. C'est sans doute une histoire d'amis qui tournent mal, à cause des ambitions des  uns et des autres, au seuil de leur carrière. C'est un trait d'esprit dans la Police en général et dans celle judiciaire en particulier, qu'on ne se fait pas trop de cadeaux. Une déformation psychologique liée sans doute à l'habitude prise de casser du délinquant. ''A la fin, on devient un chasseur dans la société''. Marginal ? Cheikhna Cheikh Sadibou Keïta l'est quelque part. Lui qui n'a sans doute pas connu une carrière sur le lit mouvementé du fleuve, après avoir parcouru le pays de long en large. Et dont les enfants sont dans la musique avec un groupe familial : Takeifa... Ce n'est sans doute pas pour rien qu'on l'a appelé à un moment donné  ''commissaire Coladera''. Surnom qu'il a gagné alors qu'il était à Fatick.

L'actuel Directeur général de la Police nationale, Abdoulaye Niang, est d'un tempérament très différent. S'il est bien perçu au niveau de la Police, comme quelqu'un d'affable avec des airs d'ascète, il devra bien démontrer qu'il est hors de cause dans cette affaire. Car pour alambiquée que soit la procédure, les accusations d'Austin sont d'une gravité telle qu'il risque non seulement son poste, mais aussi des poursuites judiciaires pour ''corruption, association de malfaiteurs, trafic d'influence et trafic de drogue'', selon un magistrat.

Pour beaucoup, cette affaire pose le problème du rapport du policier à son informateur. Dans le cas de la lutte contre la drogue, cela prend un aspect bien particulier ; les policiers pouvant aller jusqu'à se transformer en trafiquant de drogue pour s'infiltrer et casser des réseaux. Mais un vieux flic estime qu'il faut toujours savoir où s'arrête la ligne rouge. A défaut, on peut facilement basculer...

 

 

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