Publié le 10 Nov 2017 - 23:23
EN PRIVE AVEC HAMADI GUEROUM

‘’Pourquoi on n’a pas pu célébrer Sembène cette année…’’

 

Il est le directeur artistique du festival international du cinéma d’auteur de Rabat. La sélection des films à présenter lui incombe. Pour bien réussir sa mission, Hamadi Gueroum compte sur un réseau d’amis éparpillés un peu partout à travers le monde. Dans cette interview accordée à EnQuête au lendemain de la clôture de la 23e édition de cette rencontre, il explique, entre autres, pourquoi l’hommage à Sembène, initialement prévu, n’a pu avoir lieu.

 

Vous venez de boucler la 23e édition du festival du cinéma d’auteur de Rabat, pouvez-vous faire un bref bilan de l’organisation ?

Quand je ferme une session, c’est pour en ouvrir une autre. Cette 23e édition a été préparée depuis l’année dernière, parce qu’il faut faire le tour, à travers les festivals de Cannes, Venise, Locarno, Saint Sébastien et d’autres petits festivals conviviaux où l’on trouve vraiment des perles. Ainsi, nous travaillons tout au long de l’année avec des réseaux d’amis et de passeurs de cinémas et de films qui sont passionnés comme moi. J’ai le droit de dire comme moi, parce que, quand le cinéma a été créé, un autre continent a été en même temps créé et qu’on appelle celui du cinéma comme disait, je crois, Godard ou Truffaut.

C’est ce continent qui nous permet de rencontrer des gens comme vous, comme d’autres. Chaque personne qui vient devient un ami et garde une part de partage et d’amour. J’étais très content des films qu’on a amenés cette année. On a presque rassemblé les meilleurs films de l’année. On a des films qui viennent d’Egypte, du Liban, de Syrie, d’Afrique bien sûr, d’Europe de l’Est, d’Europe centrale, d’Amérique, d’Iran, de Turquie, de l’Amérique latine surtout. Faire tout ce travail et le partager avec des amis qui adorent le cinéma nous donne l’espoir que le monde va vers un avenir très beau, malgré ce qu’on vit actuellement. Je suis de ceux qui croient que l’art peut nous permettre de vivre dans un monde virtuel qui est à venir et qu’il faut créer pour nos enfants et les générations futures. Il faut construire à partir de maintenant, parce que le monde a été déconstruit.

L’hégémonie du capitalisme et de la matière a détruit le monde. Je crois qu’il faut que l’art essaie d’enlever toute la poussière que la raison a installée dans le monde. Ce dernier n’est pas construit que de raison. Il est également fait de spiritualité et c’est ce qui manque aujourd’hui. Même la religion est devenue matérielle. C’est un fonds de commerce qui est utilisé par beaucoup pour gagner du terrain et refaire la géographie mondiale. Je crois que le cinéma, c’est de la spiritualité ainsi que tous les autres arts. C’est pour cela que j’ai toujours adoré Tarkovski (ndlr réalisateur, scénariste, acteur russe) qui disait que dans une œuvre d’art, il faut de l’amour, de l’espérance, du beau et surtout de la foi. Le cinéma peut nous aider à dépasser cette religion de croyances.

La sélection était cosmopolite comme vous l’avez relevé, seulement, il n’y a pas de films d’Afrique noire. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je crois que c’est l’occasion de le dire, on a déjà un festival de cinéma africain ici au Maroc. Je respecte cette dimension. Mais pour dire vrai, ce qui me manque, c’est un passeur de films africains. Vous savez, celui qui travaille dans ce domaine-là doit avoir des amis partout ; qu’ils soient des programmateurs, des réalisateurs, des amoureux du cinéma. Ici, on a déjà passé Souleymane Cissé. On a invité beaucoup de gens qui ont participé à ce festival soit dans le jury soit en tant qu’invités. Il y a un problème de cinéma en Afrique, il faut le dire. Il n’y a presque pas de films d’auteur. Pour moi, un film d’auteur est un film fragile mais qui ose et qui propose quelque chose de différent, soit par son thème, soit par la technique du cinéma. C’est ce que j’appelle la ‘’techniquesthétique’’ parce que souvent, il n’y a que des filmeurs. Il y a des gens qui filment des réalités mais il leur manque cette transcendance vers l’art.

Vous voulez dire qu’il n’y a pas de cinéma d’auteur en Afrique noire ?

Je crois qu’il y a toujours des perles quelque part, mais je n’ai pas encore l’occasion de les voir. Comme je vous ai dit, la préparation d’un festival est l’affaire de toute une équipe, c’est une entreprise, c’est comme la production d’un film.  Il faut qu’il y ait un réalisateur qui fait les choix et autres, mais il faut un producteur qui l’aide. Je crois que maintenant, j’ai réussi à percer l’Europe de l’Est grâce à mes amis. Vous avez remarqué que cette année, dans le jury, nous avons eu le président du festival de cinéma de Moscou. Pour moi, chaque ami qui vient là devient un passeur qui nous aidera à présenter au public marocain, au public rabattais surtout un cinéma qui a son auteur, qui a son niveau.

Il y a quelques censures, précisément 7, dans le film d’Alejandro Jodorowsky, poésie sans fin. Pourquoi toutes ces coupures ?

Comme vous le savez, là il y a un enjeu. Le film d’Alejandro Jodorowski est un film qui ose. Je l’ai vu à Cannes, c’est un film très fort, très important qui a dépassé toutes les limites et toutes les censures. Quand je l’ai amené à Rabat, on a ce qu’on appelle l’exception culturelle. Cela fait 23 ans que je fais ce festival, je n’ai jamais eu de censures dans un film. Cette année, il y a eu un petit changement au niveau du gouvernement. On a vu ce qui s’est passé. Quand je l’ai amené, je me suis posé la question : ‘’dois-je condamner ce film qui est déjà dans le programme ou je vends mon âme au diable pour que les gens voient ce film et se réunissent dans un débat pour nous permettre de dire ce qui se passe. Je crois que d’un autre point de vue qui est tout à fait objectif, l’Etat a fait ce qu’il devait faire parce qu’il est responsable des mœurs, des habitudes, des notions de sécurité et je respecte ça. Mais dans l’art, nous pensons qu’on doit censurer la censure. Que chacun fasse son travail et on crée un débat. J’adore les débats quand c’est dans le respect et dans une société mûre.

Comment appréciez-vous les remarques du jury international par rapport à ces censures ?

J’ai toujours essayé de construire le jury avec des professionnels et des regards différents. Je crois que le regard des critiques, des plasticiens, des musiciens, des producteurs, des acteurs, etc. est très important pour juger un film. Le plus difficile est de juger un film et moi je n’aime pas cela. Quand j’ai fait le tour des festivals, c’est pour ramener de très très beaux films, bien construits où il y a du cinéma. Choisir deux ou trois films est juste un élément symbolique.

Il était prévu pour cette édition de rendre hommage à Ousmane Sembène, mais finalement il n’y a pas eu de célébration. Pourquoi ?

Je suis allé voir monsieur l’ambassadeur du Sénégal au Maroc avec mon assistante et la productrice du festival. On était bien reçu et on s’était entendu pour rendre hommage à Sembène et qu’il nous ramène des films de ce dernier. Après, on les a appelés pour avoir les films en vain. Par la suite, monsieur l’ambassadeur m’a expliqué qu’il y a eu un changement au ministère de la Culture, ce qui a fait qu’on n’a pu rendre hommage à Ousmane Sembène. Comme je suis un homme entêté, je suis capricorne, j’aime tout ce qui est parfait, je vais faire cet hommage l’année prochaine.

Comment se fait le choix de ceux à qui vous rendez hommage chaque année ?

Comme vous le savez, le festival international du cinéma d’auteur de Rabat a une philosophie qui est de présenter l’actuel, le nouveau, le jeune. En même temps, il respecte la mémoire de la cinématographie. Un réalisateur qui ne fait pas de film du cinéma n’aura jamais quelque chose d’intéressant. Comme pour un plasticien, ne pas apprendre ce que Léonard Da Vinci a installé dans la mémoire de l’art plastique ou Beethoven comme Mozart en musique, ne peut pas créer de l’art. Je crois que Hegel a déjà annoncé la mort de l’art. Il disait que l’actualité peut créer l’art.

C’est quoi la mort alors. C’est que si on veut voir des œuvres, on a qu’à aller dans les musées. L’art récent, le moderne, c’est-à-dire l’actuel, n’est plus capable de faire cette transcendance vers la spiritualité, l’absolu. Il est pris par le piège de la rapidité, du zapping et de tous ces courants de temps qui amènent les gens. C’est pour cela que moi, à travers le réseau de mes amis, je respecte ces deux pôles-là. Dans ce travail-là, on a amené Roy Anderson et Amal Ayouch. On garde toujours ce féminin masculin qui est en chacun de nous. Quand je vois une femme, je me vois et pareil pour un homme. C’est cette composition de l’être humain qui complète cette sensibilité qui est tout de même féminine. Le cinéma, pour moi, n’est pas une question de sens. Je ne cherche pas les messages, c’est un cinéma d’essence. Le cinéma commence par l’émotion. L’art, s’il est intérieur, installe si possible une idée, mais les idées sont partout. Ce qui manque, c’est de reconquérir de nouveau l’essence pour recevoir le monde avec beauté, joie et amour.

A part Sembène, qui sera là à la 24e session ?

Vous savez, tant qu’il y a l’homme, tant qu’il y a le créateur, il y a toujours de beaux films. Vous savez, la France produit presque 300 films et il n’y en a qu’un ou deux qui sortent du lot. C’est pour cela que maintenant, soit en Afrique, soit dans les pays arabes, il y a un problème de blocage. Au Maroc par exemple, il y a 23 ou 24 films par an. Mais comme vous l’avez remarqué, on a eu des problèmes cette année pour choisir un film qui est un cinéma d’auteur. Parce que quelquefois, l’argent constitue un blocage face à la création. Le Maroc dégage un budget, l’Etat a bien travaillé, l’argent est là mais ce qui manque, c’est de bousculer un tout petit peu les créateurs. Quand même, cette année, on a Faouzi Bensaïdi qui nous a donné ‘’Volubilis’’, un film exceptionnel. On a également ‘’la sueur de la pluie’’ de Hakim Ben Abass qui est exceptionnel. On a un film de grand public qui est ‘’BurnOut’’ de Nour Eddine Lakhmari. Trois films, c’est déjà magnifique.  

BIGUE BOB (de retour de Rabat)

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