Publié le 7 Aug 2016 - 03:08
EN PRIVE AVEC JULES GUEYE (TROMPETTISTE)

‘’Les instrumentistes ne doivent pas être des suivistes…’’

 

Propriétaire d’un célèbre restaurant terreau de beaucoup d’artistes, sis à Colobane, éleveur et agriculteur à ses temps perdus, Jules Guèye est surtout connu pour ses belles compositions musicales. Il a quatre albums à son actif et prépare la sortie du cinquième. ‘’3 bouches’’, il s’intitulera et sera assez particulier tout comme la carrière de cet artiste qui refuse de faire une ‘’musique du pied’’. Jules préfère plutôt ‘’une musique de la tête’’.  Un véritable défi, car au Sénégal les vrais mélomanes ne sont pas si nombreux que cela. Mais le trompettiste  y croit dur comme fer. Et demande à ses collègues instrumentalistes de ne pas être des suivistes. Entretien.

 

Depuis 2013 on annonce la sortie de votre album ‘’3 bouches’’. Mais jusqu’à présent l’album n’est pas encore disponible sur le marché. A quoi est dû ce blocage ?

C’est vrai qu’on en parle depuis un certain temps,  mais je ne suis pas pressé dans ce que je fais. Je prends tout le temps qu’il faut parce que c’est moi qui fais tout. Je n’aime pas travailler sous pression. Je projette tout de même de sortir l’album dans deux ou trois mois au plus. On a sorti quelques singles en prélude à la mise sur le marché de l’opus. On a fait le lancement de l’album à la RTS. ‘’3 bouches’’, titre éponyme de cette production, est une composition assez particulière. C’est une autre forme musicale. C’est Big D, Penda Sarr et moi qui l’avons fait. Je l’ai titré trois bouches à cet effet car c’est trois ‘’bouches’’ qui ‘interprètent une chanson ici.  Il y a une fille qui habite à Londres et avec qui je travaille beaucoup, Jenny Carter, qui participe à la production de ‘’3 bouches’’.

Vous faites une musique assez éclectique, dans quel registre pourrait-on la classer?

Ce qui me fait un peu mal, c’est qu’on m’identifie à un musicien de jazz. Alors que j’ai une formation beaucoup plus classique. J’ai fait 14 ans de musique classique avec des Russes. Après ma première médaille, j’ai eu mon prix de solfège. J’ai eu après mon prix d’excellence aussi en musique classique. Après ces consécrations, j’ai eu à voyager. Je suis allé en Amérique Latine et en Europe. Je suis revenu au Sénégal comme professeur au conservatoire. Je me suis retiré de l’enseignement pour intégrer d’autres formes de musique. Je travaille avec des musiciens de Salsa. J’ai commencé avec Labba Sosseh et Pape Fall, puis James Gadiaga, etc. cela ne m’empêchait pas de m’essayer à d’autres choses comme la musique religieuse. J’ai joué dans des églises, avec des orchestres arabes. C’était pour avoir une certaine ouverture. Ce qui allait me permettre de m’ouvrir à toutes les formes musicales. Un musicien de ‘’mbalax’’ aura d’énormes difficultés pour jouer des sonorités arabes. Parce que ce n’est pas le même concept, ni le même modèle. Leurs écritures diffèrent.

Accepteriez-vous qu’on qualifie votre musique de world musique ?

Non, moi je ne suis pas dans cet esprit de world musique. Je juge par rapport à mes sensations. Pour moi, un artiste n’est pas un intellectuel. Il ne doit pas composer avec sa tête mais plutôt avec ses sens. Il faut avoir un côté sensuel pour réussir sa musique. Dans nos sonorités, on retrouve un peu des influences ‘’mbalax’’, de musique latine ou classique, de jazz, etc. J’ai fait du jazz pendant un moment avec Sam Sanders qui est américain. Il est même une fois venu à Dakar pour partager ses expériences avec nous. Il a été mon professeur de trompette quand je préparais mon prix d’excellence.

A part feu Prosper Niang, Lamine Faye et vous, il n’y a presque pas d’instrumentistes leaders connus au Sénégal. Votre choix d’être devant et non pas derrière un chanteur serait-il un combat pour une reconnaissance des instrumentistes ?

Moi, je pense qu’être leader, c’est juste de la volonté. Un orchestre est une petite société. Et quand on a une entreprise, il faut forcément qu’il y ait quelqu’un qui mène la barque. Etant instrumentiste, j’ai toujours cherché à voler de mes propres ailes. Quand tu dis que je suis artiste, on te demandera ce que tu as réalisé. Il faut que tu puisses présenter tes œuvres. Etre artiste, c’est être créatif. Si on crée normalement, on devient son propre leader. On a une certaine personnalité. Moi, j’ai toujours cherché à apporter quelque chose au milieu artistique, raison pour laquelle je crée des choses. Quand je le fais aussi, j’invite des gens. S’ils acceptent de venir jouer avec moi, je suis leader de cette production.

Vous pensez donc qu’il est temps que les instrumentistes se mettent au-devant de la scène, au lieu de toujours se laisser guider ?

Je pense qu’il ne faut pas accepter d’être toujours suiviste le long de sa carrière. Il faut accepter de se démarquer, chercher à être autonome et à être leader. Il faut montrer qu’on a les capacités de partir et de se faire seul. C’est vrai qu’au Sénégal il n’y a pas beaucoup d’instrumentistes leaders. Mais au Japon, en Afrique du Sud, en Europe, on en compte à la pelle. Ce sont des gens qui explosent sur la scène internationale. Ils font des thèmes, des improvisations etc et sont suivis par d’autres instrumentistes. C’est important que les instrumentistes sortent de ce petit panier dans lequel on les met. Parce qu’aussi, ce qu’on ne dit pas, c’est que la plupart des compositions musicales sont faites par des instrumentistes. Celui qui en profite, c’est le chanteur. Moi, en musique, je considère que la voix est comme la guitare, le piano ou tout autre instrument. La chanson n’est pas la dominante de ma musique. J’ai fait énormément de musique où il n’y a pas de voix. Juste des musiques instrumentales. Je ne donne pas la priorité à la voix. La voix est un instrument qu’on peut remplacer comme tout autre instrument.

N’avez-vous pas peur que vos messages ne soient pas perçus par le grand public ?

Le problème est que les gens attendent beaucoup plus de paroles dans nos productions. Ceux qui connaissent bien la musique ont un sens de l’appréciation des instruments, que cela soit le saxophone, la trompette ou le piano. Ils ont quand même une vision assez large de la musique et une écoute profonde. Au Sénégal, l’écoute est assez superficielle généralement. Les gens n’écoutent que le choriste et le chanteur. Ils ne se donnent pas la peine d’écouter le fond musical. C’est cela le problème de la musique sénégalaise. Il y a des choses merveilleuses dans la musique. Si tu ne les expliques pas aux gens, ils ne le perçoivent souvent pas. Parce qu’ils écoutent superficiellement les morceaux. Pour moi, le message, c’est la mélodie, les harmonies et le rythme. Ce sont les composantes de la musique. Aussi, il faut vouloir comprendre le message pour y arriver. On peut aussi l’écouter sans en ressentir les mélodies. Parce que la musique est assez vaste. Nous n’avons pas les mêmes sensations. Il y a des gens qui n’aiment pas la musique indienne par exemple. Alors que ces sonorités emportent un certain public.

Votre musique est-elle élitiste ?

Ça, c’est vrai. Au cours des concerts que je donne, je vois qu’il y a une clientèle assez sélective. Je veux tout de même que les gens découvrent ce que je fais et y prêtent attention. Je refuse de m’enfermer dans un cercle. Mon problème avec les gens, c’est que moi je veux qu’ils donnent du temps à l’écoute. Moi, je ne joue pas avec le pied. Souvent, les Sénégalais écoutent la musique avec le pied. Je joue beaucoup plus avec la tête. Il faut que les gens se concentrent pour comprendre ce qu’il y a dedans. C’est pour cela que j’ai besoin de beaucoup de silence dans ma musique que de tensions mélodiques, harmoniques ou rythmiques.

On a remarqué qu’il y a une absence des instruments en cuivre dans les compositions musicales sénégalaises. A votre avis, c’est dû à quoi ?

Actuellement, c’est vrai qu’on n’en trouve pas beaucoup. Parce que ce sont des instruments qui ne sont pas faciles à jouer. Quand je commençais ma formation, on était 17 dans la classe. A la fin, il ne restait que moi. Tous ont abandonné en cours. Il faut une certaine hygiène de vie pour jouer cet instrument. Il faut beaucoup de travail parce qu’il y a trois pistons pour faire sortir toutes les notes. Il faut savoir les maîtriser mais aussi équilibrer la portion d’air qu’on donne à chaque note. Ce n’est pas un instrument à justesse absolue. La trompette est un instrument tempéré. C’est au joueur d’ajuster les choses afin d’avoir un son juste. Il y a plus de pianos dans les orchestres maintenant qui font les parties de cuivres. Au Sénégal, il n’y a pas 4 trompettistes.

Il est autant difficile de trouver un tromboniste. Parce que le trombone aussi, il faut être un géant pour le jouer. Il demande beaucoup d’années de travail. Il est plus facile de trouver des joueurs de saxophone. Il est difficile tout de même d’avoir une section. Cette absence des instruments en cuivre s’explique aussi par une volonté de voyager plus légèrement. Quand on doit aller en tournée  avec plus d’une dizaine de musiciens, c’est lourd. De plus en plus, ils font des programmations des cuivres pour voyager plus facilement.

A mon avis, il serait bien que les musiciens des instruments en cuivre améliorent leur niveau en s’essayant aux jazz, à la musique de variété et en essayant d’être autonome. Il faut refuser de toujours jouer pour les autres. Depuis que je suis dans la musique, cela a toujours été mon combat. Etre indépendant est une force et un plus pour l’instrumentiste. Parce que cela va le pousser à travailler davantage. Car, on se dit qu’on n’est plus là pour jouer pour un seul chanteur avec qui tu fais des parties de 4, 5 ou 6 mouvements seulement. Ici, on a des thèmes à faire, des improvisations et une maîtrise du mouvement harmonique. On connaît aussi les cycles et on arrive à décompter. C’est important pour l’instrumentiste.

L’architecture de votre trompette est particulière. C’est laquelle des trompettes que vous jouez ?

C’est le cornet. Cela fait presque 32 ans que je ne joue qu’avec cet instrument. Il m’est très proche. Le son du cornet est très profond. C’est un instrument qui ne pèse pas et qui n’est pas long. C’est maintenant que j’essaie des fois de jouer avec le fugus. Ce dernier me permet de changer la teneur sonore de mes concerts. Il est beaucoup plus grand et le son est relativement plus gros aussi. Parce que le cornet est entre la trompette et le fugus. Je suis dix fois plus à l’aise avec le cornet qu’avec le fugus. Le son du cornet est doux et fort et on y sent une certaine rondeur.

Vous avez joué avec Labba Sosseh, que retenez-vous de lui ?

Je ne l’ai jamais entendu prononcer mon nom. A chaque fois qu’il me voyait, il m’appelait ‘’Trompeta’’. Même quand on ne jouait pas, il m’appelait ainsi. Je me disais qu’il ne connaissait pas mon nom. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup soutenu. Je faisais pratiquement tout son répertoire. Mais il ne m’a jamais appelé Jules. Avec Labba Sosseh, j’ai eu la chance de rencontrer Pape Fall. J’étais le seul à jouer de la trompette dans les orchestres à ce moment. J’assurais alors toutes les soirées avec eux. Il me forçait à travailler parce qu’il ne devait pas y avoir de fausses notes. Et il nous arrivait de jouer 5 fois dans la semaine. L’African Salsa tournait beaucoup à l’époque. J’ai eu beaucoup plus d’autonomie dans la musique latine parce qu’elle te pousse à improviser. Elle te laisse de l’espace pour cela. Le ‘’mbalax’’, c’est des partitions qu’on a alors qu’avec la musique latine, on a plus de possibilités d’expressions. Cela te permet de pouvoir agresser et dominer l’instrument. Un instrument, quand on ne le domine pas, il nous domine. Il y a des gens qui sont dans ce cas. C’est pourquoi dès qu’ils jouent un tout petit, ils se sentent fatigués. 

BIGUE BOB ET SAFIYATOU DIOUF (Stagiaire)

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