Publié le 24 Nov 2016 - 03:43
EN PRIVE AVEC PR IBRAHIMA THIAW (CHERCHEUR A L’IFAN)

‘’L’entretien du patrimoine colonial ou précolonial est un désastre total’’

 

L’entretien des patrimoines matériels et immatériels du Sénégal pose problème. Ce n’est plus un secret eu égard au traitement réservé à bien d’entre eux dont la Gare de Dakar qui a fait récemment l’objet d’inquiétudes venant d’intellectuels. Ils sont choqués qu’on puisse ériger un mur devant cet édifice historique. En outre, cela a remis au devant de l’actualité le sort accordé aux sites sénégalais classés. Au moment où profanes et amoureux du patrimoine échangent sur la question sur les réseaux sociaux, EnQuête a décidé de poser le débat avec un expert. Le professeur d’archéologie et chercheur à l’institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), Ibrahima Thiaw, revient dans cet entretien sur l’importance de nos vestiges. Naturellement, il dénonce le manque d’intérêt accordé à ces derniers, conséquence du mauvais entretien et évoque également les textes juridiques concernant le patrimoine.

 

Comment classe-t-on un site dans une liste de patrimoine ?

Il n’y a pas de critères fixes. Le premier problème du Sénégal, c’est que la plupart des sites qui ont attiré une attention très sérieuse, jusqu’à une période récente, sont des sites liés à la présence coloniale comme la Gare de Dakar, la Chambre de Commerce, la Gouvernance. Un certain nombre de bâtiments dans le Plateau sont également concernés comme Saint-Louis. C’est cela qui a attiré généralement, dès le début. Parce que pendant cette période, c’est le patrimoine colonial qui les intéressait. Du coup, notre patrimoine africain, précolonial notamment, n’était d’aucune importance. Il n’y avait pas un intérêt autour de ça. Ce n’est que récemment qu’il y a eu un peu d’efforts. Mais grosso modo jusqu’à présent, le Sénégal ne donne pas trop de crédit, d’importance aux choses qui nous sont propres. Et c’est le plus malheureux dans la gestion de notre patrimoine culturel national.

A votre avis pourquoi ce manque d’intérêt là?

Avant tout, c’est une décision politique. Il faut avoir une vision, une priorité. Et ce sont aux politiques de faire cela. Moi, en tant que chercheur, je peux m’intéresser au patrimoine précolonial. Je peux m’intéresser au Tékrour, au Gadiaga, au Boundou ancien. Mais si l’Etat n’accorde pas beaucoup d’importance à ce type de patrimoine, c’est problématique. Mais, je crois que l’origine serait liée au fait que la première législation pour la sauvegarde de notre patrimoine est une législation coloniale aussi. Donc, le premier classement était quelque peu orienté vers ce patrimoine colonial.

Que cela soit le patrimoine colonial ou précolonial, pensez-vous qu’ils sont actuellement bien entretenus ?

En termes d’entretien, c’est un désastre total. Il y a deux ans, il y a un site que je suivais particulièrement et qui est celui de Ndayane au cœur de Diourbel, près de l’hôpital. Il est un site très important pour les populations. Il y a de petits tumulus. Egalement, avant les saisons des pluies, on y organise des rencontres. Mais c’est un site qui fait pratiquement office de dépotoir d’ordures. Ce manque de respect pour notre culture et notre patrimoine est, à la limite, indécent. Il y a pire. Dans certains endroits de la vallée du fleuve du Sénégal, certaines entreprises nationales comme la Saed, ou l’Apix pour ce qui est de la région de Dakar, opèrent sans aucun respect des lois et règlements, non seulement sur le plan national mais également sur le plan international.

C’est une destruction extraordinaire. Le site de Grand Kass-Kass, ce tumulus remarquable qui aurait pu, peut-être, être la capitale du royaume du Tekrour, est un désastre aujourd’hui. La Saed est passée complètement dessus. Pareil pour le site de Jaalawaali. J’ai un étudiant qui y a travaillé pour sa thèse, mais c’est un site qui est menacé d’être loti. On voit des travaux partout sur des sites qui sont classés et qui sont censés être les symboles de notre identité culturelle et des symboles forts, parce que datant de bien avant la période coloniale et même parfois de notre connexion avec le monde arabo-berbère. Si nous détruisons ces sites, que va-t-il nous rester comme référents identitaires. Qu’est-ce qui va rester ? Rien du tout. On pensera que notre histoire commence avec l’arrivée des Arabo-berbères ou des Européens. Tout ce qu’il y avait avant est rasé.

Quelle est la conséquence de cela ?

On va donner raison à l’école coloniale qui a essayé pendant longtemps de faire croire à qui voulait l’entendre que les Africains n’avaient pas d’histoire. Si on veut détruire ces sites-là qui sont les seuls témoins qui restent de cet héritage, on leur donnera raison et c’est nous-mêmes qui détruisons cela. Nous sommes indépendants maintenant. Nous sommes capables de prendre des décisions pour protéger ces patrimoines, les valoriser. Et ce n’est pas simplement à des fins affectives ou émotionnelles. C’est plus profond. Le patrimoine a un côté qui peut même être économique et valorisé pour le tourisme. J’ai travaillé, il n’y a pas longtemps vers Mbacké, dans un super paysage tumulaire, notamment aux environs de Thiéckène. Mais ce sont des paysages magnifiques. Ils sont là disponibles pour la mise en tourisme. Ils peuvent attirer énormément de gens. Ils peuvent beaucoup nous renseigner sur notre histoire, notre identité, les péripéties même qui ont conduit à qui nous sommes actuellement. C’est valable aussi dans beaucoup de régions au Sud-est où j’ai travaillé aussi, à Gorée où j’ai passé près de dix ans à travailler. J’y ai développé pas mal de programmes. Et ça continue mais malheureusement, jusqu’à présent, ça ne semble pas attirer l’intérêt des décideurs.

Est-ce pas ignorance ou par recherche de gain ?

Je pense qu’il y a plusieurs aspects. Tout le monde n’ignore pas la présence de ces sites, leur importance et leur intérêt. Ne serait-ce que pour l’éducation de nos enfants, chaque contrée aimerait montrer où elle habitait, ses valeurs, etc. Il faut noter qu’il y a eu dans l’histoire du Sénégal des moments importants. Ce qu’on peut appeler des sortes de glissements identitaires. Vous prenez le cas de la Vallée du fleuve Sénégal, beaucoup d’historiens vous diront que ça a été un creuset ; presque tous les groupes culturels y ont séjourné. Mais il est curieux que pour les populations hal pulaar qui y habitent, c’étaient des sites occupés par les Sérères. Il s’agit là d’un patrimoine généralement perçu comme préislamique. Et la conversion à l’islam des Haal Pulaar s’est accompagnée d’un glissement identitaire qui a fait qu’ils ne revendiquent plus leurs patrimoines préislamiques. Du coup, ils ne protègent plus ces sites et ne les revendiquent plus.  Dans nombre de cas au Sénégal, c’est le problème auquel on est confronté. Généralement, les sites les plus récents datant des 4 ou 5 dernières années sont des sites pour lesquels il y a encore une mémoire active.

Les populations ont tendance à s’y reconnaître. Mais plus c’est ancien, plus les populations ont tendance à prendre de la distance. Je crois qu’avant et après tout, la préservation du patrimoine culturel se fait à deux niveaux. Il y a un niveau politique. Mais également les populations peuvent avoir cette relation particulière qui a parfois besoin d’être entretenue par le biais de l’éducation. L’éducation au patrimoine, c’est ce qui fait généralement défaut. Hormis, l’université, il n’y a presque rien. Parfois, on reçoit des élèves ici parce qu’il n’y a pas une architecture administrative décentralisée. Il y a bien sûr les centres culturels régionaux, mais on n’y met que les animateurs culturels. Il faut y avoir toute une administration de gens formés à reconnaître, à identifier, à inventorier, à gérer, à conserver, valoriser ce patrimoine pour que les communautés se l’approprient. Qu’elles puissent en jouir parce que ce sont des ressources qu’on y met pour l’entretien. Mais il faut aussi que les populations voient des raisons valables pour y mettre ces ressources.  Je pense qu’avec l’Acte 3 de la décentralisation, chaque collectivité locale aspire à avoir aujourd’hui, dans le périmètre où se situe sa mairie, un patrimoine qui doit être valorisé pour la mise en tourisme.

Le ministère de la Culture et de la Communication a annoncé la réhabilitation de certains sites historiques comme le musée Senghor à Joal, comment appréciez-vous ce geste ?

Le musée Senghor a été un cas qui m’a beaucoup affecté, parce que j’ai fait en partie mes études à Joal. La maison Senghor est très charmante. Cela fait deux ans que je n’y suis pas allé. La dernière fois que j’y étais, c’était lamentable. On ne peut pas avoir un musée sans au préalable y placer des conservateurs, des restaurateurs, etc. Des gens qui sont formés et qui sont habilités à entretenir les collections qui y sont et même le bâtiment. Aujourd’hui, on pense dans ce pays qu’il n’y a que les grands immeubles qu’il faut construire à coût de millions ou de milliards. On ne donne aucune valeur à notre architecture traditionnelle. On rase et on construit sans vraiment se soucier des valeurs. Même dans nos aménagements, la manière dont nos ancêtres construisaient était beaucoup plus adaptée au climat et à d’autres facteurs. Malheureusement, on ne tient plus compte de cela et c’est dommage.

 Vous pensez que les politiques menées ne sont pas bonnes ?

Il n’y a pas de politique cohérente. Dans un pays comme le Mali, par exemple, il y a des missions culturelles pour les principaux sites classés sur la liste du patrimoine mondial. Et elles sont sur place. Vous avez, par exemple, la mission culturelle de Djenné, du pays Dogon, etc. Ce sont des staffs qui sont présents et qui s’occupent constamment de l’entretien, de la protection et qui jouent aussi un rôle d’alerte, s’il y a un problème. Il y a toute une administration qui est sur place. Au Sénégal, il n’y a que la direction du Patrimoine. Il n’y a pas une administration décentralisée pour gérer les sites classés soit sur la liste du patrimoine mondial soit sur celle nationale.

C’est vraiment un désastre. On ne gère pas bien ces sites. A mon avis, il faut aujourd’hui former des restaurateurs, des gens capables d’intervenir au besoin. Mais on ne peut pas tout le temps avoir recours à des conservateurs extérieurs. Je pense qu’une maison comme l’Ifan est dans une position privilégiée pour jouer ce rôle, notamment dans l’enseignement au sein de l’université. L’Ifan est le premier institut du pays à gérer des musées, à accumuler une certaine expérience. Malheureusement, il n’y a pas une implication active dans la formation des conservateurs, des restaurateurs et des gestionnaires de musées. Si nous voulons réussir ce pari-là, il est fondamental de faire de sorte que les gens puissent s’occuper des biens patrimoniaux. Sinon, on va toujours jongler, rafistoler, prendre de mauvaises décisions. Le patrimoine peut devenir un vrai business et générer des centaines, voir des millions d’emplois, à condition qu’il y ait une vision politique digne de ce nom, capable de renverser la tendance.

Si le patrimoine matériel souffre, que peut-on espérer du patrimoine immatériel ?

C’est beaucoup plus complexe. La législation internationale, c’est bien. Seulement, tout est arrimé à ce que les autres ont fait ailleurs. Il n’y a pas une réflexion profonde. Prenons le cas des sites archéologiques. Je suis professeur d’archéologie, mais moi comme les autres ne pouvons pas te dire c’est quoi un site archéologique. Il n’y a pas dans la législation sénégalaise cette définition. Le patrimoine immatériel aussi, c’est un fourre-tout. Que faut-il mettre dedans ? Ce sont des décisions politiques. Cela veut dire que l’Etat doit d’abord définir ses priorités. J’ai entendu, il n’y a pas longtemps, qu’il y a un inventaire du patrimoine immatériel qui est en cours. Mais il faut d’abord passer par ces décisions-là, cette réflexion, pour dire voilà ce que nous entendons par tel terme sur le plan national ; voilà comment nous allons l’identifier, les procédures que nous allons suivre, etc. Tant qu’on ne passera pas par ces préalables, on va gaspiller beaucoup d’argent à ne rien faire et le résultat sera nul.

A plusieurs reprises, on m’a appelé de Gorée pour me dire : ‘’Venez, on a déterré quelque chose ici.’’ Je leur disais : mais non, sur un site classé, vous ne pouvez pas transformer, construire sans passer par une commission qui en examine la faisabilité. Ce sont des procédures très compliquées, mais qu’on se doit de respecter. Personne ne respecte cela.

A votre connaissance, il y a combien de sites classés sur la liste nationale au Sénégal ?

Cela doit faire plus d’une centaine. Je ne connais pas le chiffre exact. Il faut aller voir sur le site de la direction du Patrimoine. Encore que, c’est curieux d’ailleurs, elle ne connaît pas l’emplacement de certains sites. J’ai une étudiante que j’ai mise sur un de ces sites qui est d’ailleurs extrêmement important pour la mémoire collective de ce pays qu’est celui de ‘’Ndeer’’. Le ‘’Talaatay Ndeer’’ dont tout le monde parle. J’étais tellement déçu quand on est arrivé sur le site. Son niveau de destruction était  incroyable. C’est un champ de labours et on fait sortir des objets de partout.

Je n’ai jamais pu penser qu’une Nation qui se respecte pouvait être si négligente par rapport à un site dont on a parlé et qu’on a chanté partout. C’est la triste réalité. La liste est longue, il y a d’autres sites qui sont comme ça. Le ‘’Tata de Yamar Mbodji’’ je crois, est complètement égratigné par les activités de la Saed. Les compagnies minières à l’échelle du territoire national détruisent ces sites, aussi bien patrimoine matériel qu’immatériel. Il n’y a pas eu d’études d’impacts, quand on a voulu construire l’autoroute à péage pour le tronçon concernant Diamniadio-Mbour. Même Dakar-Diamniadio a été complètement escamoté par l’Apix. L’aéroport Blaise Diagne est le plus grand désastre. Ils sont passés sur des vestiges du patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel au vu et au su de tous sans aucun respect pour la législation nationale.

Pourquoi personne ne réagit ?

C’est une bonne question. Il y a eu des réactions, mais peut-être que ces réactions-là ont été étouffées. Peut-être que ceux qui ont réagi ne sont pas allés là où ils devaient aller. On se dit parfois que c’est plus simple de régler les choses en douce. Il y a certains qui crient plus fort et d’autres qui parlent plus doucement. Pour ma part, j’avoue que j’ai essayé, dans le cadre de conversations avec les autorités compétentes qui ne m’ont pas écouté et qui ont fait comme bon leur semblait. Cela m’est resté en travers de la gorge et je me dis que j’aurais dû alerter les journalistes, mais c’est trop tard.

Il y a eu des choses graves qui se sont passées. Il nous faut un plus grand engagement, un plus grand respect pour nos patrimoines. Il faut des règles et des lois. La loi de ce pays sur le patrimoine, connue sous la loi 71-12, n’a pas évolué depuis les années 1970. Les choses ont beaucoup évolué entre-temps en termes de législation, d’études d’impact, ce que les gens font pour la préservation du patrimoine et de l’environnement. Il faut sérieusement la mettre à niveau, si on veut être respecté sur le plan national et international.

Des sites, figurant sur la liste du patrimoine classé par l’Unesco, peuvent-ils faire l’objet de déclassement ?

Oui, si l’Etat-partie ne joue pas son rôle et que les sites ne respectent pas les lois et règlements. S’ils se dégradent au point de perdre leur valeur universelle exceptionnelle. Il faut que cette dernière soit entretenue, respectée et rehaussée constamment. Si l’Etat-partie n’est pas en mesure de faire cela, l’Unesco peut décider de retirer un site.

Quelles peuvent en être les conséquences pour le pays concerné ?

Le Sénégal a eu un peu de succès récemment. Mais il est très mitigé. Les autorités de la direction du patrimoine se sont investies pour avoir des sites listés, mais il n’y a pas eu de suivi après. Il y a toute une série d’engagements qui accompagnent le fait d’avoir un site listé. Ce qui fait que, si l’Unesco vérifiait de près et de manière constante, cela pourrait être un désastre pour beaucoup de pays. Pour le cas du Sénégal, les engagements ne sont pas respectés, parce qu’en réalité, l’un des aspects fondamentaux pour l’Unesco est que l’Etat-partie doit tout faire pour que les populations puissent jouir de ce patrimoine. Que cela ait un impact positif dans leur existence quotidienne. 

BIGUE BOB

 

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