Publié le 19 Jan 2020 - 02:26
EN PRIVE AVEC SOKHNA BENGA, ROMANCIERE

‘’La notion du bien est liée à l’argent, au Sénégal’’

 

Écrivaine et romancière de référence, Sokhna Benga est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages littéraires, dont   les romans ‘’Le dard du secret’’ (Grand Prix de la commune de Dakar pour les Lettres) et ‘’La balade du sabador’’ (Grand Prix du chef de l’Etat pour les Lettres). Actuellement directrice des Transports maritimes et fluviaux et des Ports du Sénégal, l’autrice sénégalaise la plus prolifique dit être bien organisée, de telle sorte qu’elle va pouvoir nourrir sa passion, tant qu’il lui restera un souffle. Sokhna Benga garde un œil attentif sur le monde, en particulier sur la société sénégalaise. Ainsi, elle se définit comme éveilleur de conscience, porte-voix. Dans cet entretien, elle revient sur son livre ‘’L’or de Ninkinanka’’ qu’elle vient de publier, sur son histoire avec l’écriture, sur la colonisation et le panafricanisme. Entretien.

 

Vous êtes autrice de nombreux ouvrages littéraires. Mais vous semblez plus pencher vers le roman. Pourquoi le choix de ce genre ?

J’ai mes parties poétesse, scénariste et, par moments aussi, nouvelliste (mes nouvelles ne sont pas encore parues), mais je préfère le roman. J’ai écrit aussi une collection de livres pour enfants qui s’appelle ‘’Fadja’’, parce que j’aime bien les collections. Pour mon penchant pour le roman, il s’agit, pour moi, quelque part, par le roman, de parler de ma société, de pouvoir aussi mettre le doigt là où il fait mal. Je pense que nous sommes des éveilleurs de conscience et avons l’obligation d’ouvrir les yeux à notre peuple et de trouver des solutions ensemble.

D’où vous est venue votre passion pour l’écriture ?

Entre l’écriture et moi, c’est quelque chose de bizarre. Mon père était écrivain, et moi je disais que c’était un boulot qui ne m’arrangeait pas. Je suis quelqu’un de très libre dans l’esprit, et je trouvais que l’inspiration, quelque part, emprisonnait la personne dans un rythme de vie assez particulier dans lequel je refusais d’être embarquée. Je suis tombée dans la littérature par hasard, comme je le dis : j’écris parce que j’ai des choses à dire. Et quand j’ai été confrontée au premier sujet qui m’a amenée à écrire, ‘’Le dard du secret’’, j’avais à l’époque 9 ans et je revenais de l’école primaire. Je venais d’apprendre qu’un enfant avait été abandonné dans un pot de tomate de 2 kilos.

Et cette histoire m’a tellement choquée parce que (c’est vrai que nous venions d’une famille assez aisée) je ne pouvais pas concevoir, dans mon esprit d’enfant, qu’une mère soit amenée à abandonner son enfant. C’était pour moi inconcevable et je me suis dit que je ne pouvais pas rester indifférente. Je me suis levée et j’ai commencé à écrire pour dénoncer, parler des enfants abandonnés et surtout du risque qui pouvait exister, si l’enfant survivait. Parce que l’enfant partait en oubliant ses origines. Et dans ‘’Le dard du secret’’, c’est une fille qui était abandonnée et qui, vingt ans après, rencontre son frère et ne sait pas que c’est son frère de même père et de même mère. Ces frères vont se marier, avoir des enfants et c’est seulement là que Hayta va découvrir la vérité sur sa naissance. Pour moi, c’était une façon de dire aux gens : faites attention ! Un enfant n’est pas un jouet, c’est un cadeau de Dieu.

Je pense que le virus m’est entré de par cet évènement et je n’ai plus jamais arrêté. Au Sénégal, on a tellement de choses à dire. Il y a tellement de choses à dénoncer et, par moments, je me dis que ce rôle que j’ai emprunté de porte-voix des sans voix me collera à vie. Car, tant que j’aurai un souffle de vie en moi, j’écrirai. Comme j’ai l’habitude de le dire, je suis issue d’un peuple qui est fait dans la plénitude. Au Sénégal, les gens acceptent le sort, le subissent. J’ai fait le tour du monde, d’autres pays auraient explosé pour moins que ça. Donc, un pays qui est aussi stoïque face aux évènements de la vie, mérite le meilleur. Et tant que je serai là, je dirai le mal qu’ils subissent en silence.

Comment est-ce vous vous organisez pour écrire, vu vos nombreuses responsabilités ?

Au début, c’était difficile, parce que l’inspiration était comme un cheval débridé et à tout moment j’écrivais. Par la suite, je suis arrivée à la domestiquer. Maintenant, je prends mon temps. J’ai une méthode qui me permet de pouvoir écrire beaucoup d’ouvrages. Je fais les ossatures et après, comme un styliste, je les habille. Cet habillage peut prendre des années. ‘’La balade du sabador’’, je l’ai écrit en 3 mois, je pense. Mais le roman a pris 15 ans, parce qu’à part ‘’Le dard du secret’’ que j’ai écrit comme ça parce que j’avais quelque chose à dénoncer, tout le reste a fait l’objet d’enquête approfondie. Ce fut le cas pour ‘’La balade du sabador’’, ‘’L’or de Ninkinanka’’, ‘’Bruit d’ombre’’ ‘’Waliguilan’’. Ils constituent une trilogie qui parle de l’histoire du Sénégal pendant la période coloniale. Une période dont on parle très peu pourtant, qui est tellement lourde de sens que je me suis dit : je ne pouvais pas ne pas parler de toute cette génération de Sénégalais qui s’est enrichie grâce au commerce, à la traite de l’arachide, et qui ont été mis au frigo parce que tout simplement ils avaient pris la décision de créer une intelligentsia sénégalaise qui pouvait un jour permettre aux Sénégalais d’être indépendants. Je trouvais qu’on devait parler de la colonisation parce qu’elle a fait pire que l’esclavage. Elle a amené ce qu’on appelle l’assimilation. Et par assimilation, on entend oublier ce qu’on est, oublier d’où l’on vient et se créer une nouvelle identité.  Je pense que dans ‘’Baayo’’ j’en parle.

Êtes-vous panafricaniste ?

Je suis noire et magnifique (avec un sourire généreux). Je suis africaine ; je suis sénégalaise et je trouve que l’Afrique a sa partition à jouer dans l’histoire du monde. Pas cette partition qui nous est imposée, qui nous a fait croire qu’on a été inutile sur cette terre, alors que l’Afrique est le berceau de l’humanité. On n’est pas le berceau de l’humanité pour rien. On porte en nous les germes de la renaissance. Il est très important que les Africains soient fiers de leur continent autant que le sont les autres.   Je pense que ce n’est pas une histoire d’Europe contre l’Afrique ou quoi que ce soit, mais nous avons notre partition à jouer dans l’histoire du monde. Nous avons notre rythme, notre chanson, notre rêve. Nous avons le droit de nous exprimer, par les moyens que nous avons. 

C’est vrai que c’est difficile, par moments. On a toujours l’impression que l’Afrique a été en dehors des mouvements d’inventions, de créations, alors que l’histoire de l’humanité montre que les civilisations ont toujours cheminé ensemble parce qu’il y a eu des moments de partage d’une intensité rare. Si tout le monde restait dans son coin, peut-être qu’on serait tous morts aujourd’hui (…) Aujourd’hui, nous sommes dans un pays où on connait mieux  l’histoire de l’autre que notre propre histoire, alors que nous avons une partition très importante à jouer dans ce que Senghor appelait la ‘’civilisation de l’universel’’, c’est-à-dire montrer à l’autre qui on est, tirer de l’autre le meilleur et le mélanger à ce que nous avons pour faire naitre quelque chose de plus beau : le métissage culturel.

Que pensez-vous de la décision de la France de rendre aux Africains leurs biens culturels ?

Cette lutte pour que les trésors qui ont été amenés pendant des années, pendant cette période, puisse revenir. Je pense que ‘’L’or de Ninkinanka’’ parle de ce combat-là, de ce bijou qui est partie pendant la période coloniale et qui revient au Sénégal parce que ceux qui l’ont pris ont cru que les pouvoirs qui y sont attachés pourraient être éveillés. Parce que, quelque part aussi, en Afrique, nous avons cet attachement profond pour le mysticisme. Quand je parlais d’hybridité religieuse dans ''La balade du sabador’’, ce n’est pas un mot vain. Ça veut dire qu’aujourd’hui, que ce soit le sabre d’Omar Foutiyou Tall ou d’autres objets, il faut se demander si ces objets doivent rester de manière permanente ailleurs ou revenir. Mais encore, il faudrait que ce soit les objets authentiques. 

Est-ce qu’au Sénégal, il est facile d’écrire sur certains éléments relatifs à l’histoire, eu égard à la polémique consécutive à la sortie des 5 premiers tomes de l’‘’Histoire générale du Sénégal’’ ?

Aucun Sénégalais n’assumera que son grand-père à jouer un rôle noir dans l’histoire. Quand on part dans d’autres pays, les gens l’assument. Moi, j’ai vu des gens qui ont revendiqué être des descendants de grands bandits. Mais au Sénégal, tout monde est médecin, entraineur et tout le monde a un grand-père qui est roi. 

Parlez-nous de ‘’L’or de Ninkinanka’’

 C’est une histoire d’amitié. L’argent et le pouvoir sont des éléments très dangereux. C’est en leur présence que les caractères se dévoilent. Des amies d’enfance qui décident de s’approprier d’un trésor de djinn pour avoir le pouvoir et l’argent. C’est aussi l’histoire d’amitié entre Aida et Marie qui ont grandi ensemble, qui sont devenues des ‘’sœurs’’, des ‘’domu ndey’’, comme elles s’appellent. Et ce groupe d’amies se retrouve dans le piège de vouloir gagner de l’argent dans la facilité.  Ninkinanka est le dragon légendaire qui donne l’argent. Mais ce Ninkinanka là est différent de celui de notre légende. Ce Ninkinanka tombe amoureux, et malheureusement, de la personne qu’il ne faut pas : Aida. Alors que le schéma classique voudrait qu’il tombe amoureux de Marie. Donc, c’est un peu cette histoire qui nous enseigne quelque part qu’il y a un principe de vie sur lequel revenir dessus nous amène peut-être à remettre en cause les fondamentaux, les principes qui font qu’une société  soit harmonieuse. Ces gens ont osé vouloir remettre en cause le destin et comme vous le savez, nous sommes tous des croyants. Le destin est un chemin tout tracé. Même si vous y amené une éraflure, cette éraflure va s’effacer et le destin va continuer son chemin. Parce que personne ne peut l’empêcher d’arriver à son but.  ‘’L’or de Ninkinanka’’ nous rappelle quelque part que nous sommes dans un pays où il y a une profusion de proverbes. Mais on ne s’est jamais demandé ce qui a amené cela. Toutes les sociétés bien constituées sont basées sur la discipline, l’ordre, le travail. Nous, nous voulons tout avoir sans travailler.  Moi, je m’amuse avec les proverbes sénégalais.

Pensez-vous que nous sommes dans une société où les gens sont méchants ?

Je ne pense pas que les gens soient foncièrement mauvais. Je pense qu’en l’humain, il y a quelque chose de bon. Tout dépend de l’environnement. Il faut que la société prône elle-même ce qui est bien, que les gens se disent pour une fois la vérité. Allez à Sorano, prenez des millions, jetez-les là-bas, vous êtes le meilleur d’entre tous. Prenez votre force ou autre chose que l’argent pour aider quelqu’un, personne ne verra ce que vous avez fait. La notion du bien est liée à l’argent, au Sénégal. Mais ça, c’est un cheminement social que les gens doivent refuser. Et pour qu’on puisse le refuser, il faut que, quelque part, la machine redémarre. Et cela ne peut se faire qu’avec des femmes fortes et des hommes forts qui ont la notion du refus. On ne se dit pas la vérité. C’est quoi ‘’boula tathio bo fethiul doto fethie’’ ? On nomme quelqu’un et les gens viennent lui dire cela. Or, dans certains pays, quand quelqu’un est nommé à certains postes, il est sous pression. C’est une charge et non un privilège.

Voulez-vous remettre en cause les proverbes sénégalais ?

Pour moi, ces proverbes-là, on devrait les changer. Qu’est-ce que la notion de ‘’Leuk le lièvre et Bouki l’hyène’’ ? Nous devons apprendre à nos enfants des paradigmes qui leur permettent de s’en sortir dans la vie. On prône la ruse et non l’intelligence. L’intelligence, c’est savoir tirer parti, tirer le meilleur de ce qu’on a entre les mains. La ruse, c’est mélanger les choses de sorte d’en tirer ce qu’on veut.

Vous parlez beaucoup de Senghor. Parmi les quatre présidents que le Sénégal a eu à avoir, le quel préférez-vous ?

Oh ! Il ne faut pas m’en vouloir. Moi, j’aime Senghor. J’ai une admiration pour lui. Un président comme Senghor, j’en rêve. Celui qui va amener le respect des institutions, de la République, de la famille, de l’éducation. Vous savez, moi, j’avais beaucoup de respect pour mes enseignants. Pour moi, ils sont des références.

BABACAR SY SEYE (STAGIAIRE)

 

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