Publié le 6 Jun 2020 - 01:01
ENTRETIEN - MOUBARACK LO, ECONOMISTE

‘’Le gouvernement travaille sur une refonte du Plan Sénégal émergent’’

 

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait prédit des millions de morts en Afrique, face à la pandémie de coronavirus. La réalité lui a donné tort. En sera-t-il de même avec les prévisions alarmistes du Fonds monétaire international (FMI) sur la crise économique qui succédera à la Covid-19 ? L’économiste sénégalais, Moubarack Lo, en semble convaincu et table sur une crise moins dure que prévue pour le Sénégal. Entretien…

 
 
Nous avons vécu, cette semaine, les premières révoltes sociales après trois mois passés avec le virus et les restrictions imposées pour ralentir sa propagation. Etait-il temps d’offrir plus de libertés aux travailleurs ?
 
Le gouvernement a réagi en assouplissant les mesures restrictives. D’abord, cela a été le cas avec la reprise des prières dans les mosquées. Maintenant, les manifestations de rue ont été une vraie défiance à l’autorité ; d’abord, avec les transporteurs, puis avec les jeunes. L’assouplissement permettra sans doute de calmer ces mouvements. Maintenant, le risque sanitaire est encore présent. Au moins, le commerce et le transport devraient retrouver leur normalité, d’ici la fin du mois de juillet. 
 
On parle beaucoup de récession dans le monde et en Afrique. Selon les prévisions du FMI (Fonds monétaire international), la crise économique liée à la pandémie de Covid-19 sera pire que la Grande dépression des années 1930. Comment un pays comme le Sénégal devrait-il ressentir cette crise à venir ?
 
Je ne suis pas d’accord avec les estimations du FMI. La Grande dépression des années 30 n’a rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui. Nous ne sommes pas face à une crise du système économique international. Ce que nous traversons peut être appelé une crise exogène. C’est dû à une maladie qui a provoqué l’arrêt des activités. Il suffit que la maladie prenne fin ou que l’activité reprenne pour que la production redémarre.
 
Même si les résultats économiques de cette année ne seront pas celles de l’année dernière et que la croissance mondiale sera négative, les effets seront bien moindres par rapport à la crise économique des années 30, lorsque la production mondiale chutait de 17 %. On ne va pas atteindre ces niveaux. Je ne sais pas pourquoi le FMI parle d’une comparaison entre ce qui va se passer et la Grande dépression. La crise sera temporaire, avec des pertes d’emploi. Mais une fois que la situation sanitaire sera maitrisée, tout devrait s’accélérer en 2021 et surtout en 2022.
 
Beaucoup d’experts voient cette crise plus dévastatrice de celle de 2008 qui avait été durement ressentie par les Sénégalais. Allons-nous vers une situation pareille ? 
 
Il y avait, en 2008, un contexte différent avec des enjeux électoraux dont les élections municipales et la candidature contestée pour un troisième mandat du président Abdoulaye Wade. Donc, à la crise économique, s’étaient greffées des interrogations économiques. On ne sent pas aujourd’hui un lien entre les manifestations sociales et la situation politique. Le gouvernement travaille sur un plan de relance qui devrait permettre de redynamiser l’activité. Donc, tout ceci devrait permettre d’éviter ce qui s’était passé à la fin des années 2000.  
 
Lors de son adresse à la nation du 23 mars 2020, le président de la République, Macky Sall, prévoyait un ralentissement de la croissance du Sénégal jusqu’à 3 %. Peut-on rester aussi optimiste ?
 
Il faut savoir que la croissance se mesure en comparant la production de cette année à celle de l’année dernière. Le plus probable est qu’elle sera négative. Depuis mi-mars, le pays fonctionne au ralenti. Nous sommes en milieu d’année ; il faut espérer que cela permette de corriger les effets négatifs de la crise sanitaire. Cependant, l’environnement mondial et régional n’est pas favorable. Le commerce sous-régional qui se fait essentiellement par les routes est à l’arrêt, avec la fermeture des frontières. Si l’on arrivait à maintenir une croissance légèrement positive, ce serait déjà beaucoup. Trois pour cent, c’était une estimation en début de pandémie et aujourd’hui, la situation a évolué. Il faudra ré-estimer tout cela à partir d’enquêtes des services officiels. 
 
La relance de l’économie a commencé dans beaucoup de pays. Le Sénégal doit-il faire pareil ?
 
Le gouvernement travaille sur une refonte du Plan Sénégal émergent (PSE) pour pouvoir l’adapter à la crise sanitaire. Beaucoup d’enseignements ont été retenus. La crise a montré que le pays doit développer des capacités de production intérieure pour réduire la dépendance aux importations. Elle a permis de redécouvrir l’importance du marché régional qui va permettre au Sénégal de garder des points de croissance élevée en cas de crise internationale. Cela devrait permettre d’accélérer les chantiers régionaux, commerciaux et monétaires pour pouvoir bâtir une intégration plus poussée dans le court et moyen terme. 
 
De l’ingéniosité a été notée dans beaucoup de domaines, avec la crise, et c’est le lieu de capitaliser sur ces innovations. Le secteur bancaire devrait jouer son rôle de financement de l’économie. Tout ceci devrait permettre au PSE de repenser ses lignes d’action, tout en gardant ses fondamentaux. 
 
Notre économie, informelle à bien des égards, peut-elle changer la donne sur les prévisions pessimistes ?  
 
Nous avons ce que l’on appelle une économie duale avec un secteur informel et un secteur formel. Dans ce dernier, il y a un sous-secteur exposé aux relations internationales et un autre abrité aux compétitions internationales. Par exemple, la crise n’a pas d’impact sur les sociétés distributrices d’eau, d’électricité ou qui évoluent dans la téléphonie. En s’appuyant sur la consommation intérieure, elles devraient tirer leur épingle du jeu. Leur seule contrainte serait que les ménages réduisent leur niveau de consommation, lorsqu’elles ont été victimes de pertes de revenus. Les secteurs qui dépendent des importations et des exportations vont plus souffrir de la crise avec le ralentissement des échanges mondiaux dans les deux sens. Les entreprises auront du mal à se fournir en biens d’équipements, biens intermédiaires et matières premières. Des entreprises exportatrices ont aussi du mal à acheminer leurs produits ou à faire face à une demande réduite des clients. 
 
Tout ceci fait que le secteur formel devrait souffrir plus que la partie informelle de l’économie essentiellement tournée vers des mécanismes intérieurs. Cependant, le commerce dépend aussi beaucoup des échanges mondiaux, puisque le pays importe beaucoup de biens de consommation.
 
Dans le sous-secteur agricole, avec la réouverture du transport, la seule contrainte devrait être la pluviométrie. L’agriculture est très peu mécanisée et avec les intrants, il ne devrait pas y avoir de problèmes majeurs d’approvisionnement. Donc, je ne vois pas d’impact dans le secteur agricole, si tout est positionné dans les délais. Il en est de même pour l’élevage. En ce qui concerne la pêche, les produits à l’exportation, au début impactés, devraient recommencer à trouver acquéreur, avec le déconfinement dans les pays destinataires. 
 
Sur quoi le gouvernement pourrait-il s’appuyer pour limiter les effets de cette crise et faire redémarrer la machine économique, quand on sait que beaucoup d’investissements ont été effectués dans les infrastructures publiques ?
 
C’est vrai qu’en théorie économique, lors des conjonctures difficiles, l’on peut compter sur la dépense publique pour relancer la production. Dans les premières phases du PSE, l’Etat a fait beaucoup d’efforts. Mais l’investissement privé n’a pas été à la hauteur des attentes, notamment sur de grands projets privés. Le ministre de l’Economie insiste beaucoup d’ailleurs sur la nécessité d’améliorer le partenariat public-privé et de faire en sorte que le secteur privé prenne le relais, pour être le moteur de la croissance, dans les années à venir, par l’investissement dans l’économie où le secteur privé est toujours majoritaire. Mais il faut raisonner en termes d’évolution. C’est l’investissement privé qui permettra au Sénégal d’atteindre des taux de croissance de 8 % et de rejoindre le rang des pays émergents et émergés. Maintenant, l’environnement des affaires reste perfectible, même si beaucoup d’efforts ont été faits. C’est souvent dans les procédures dites spécifiques ou au niveau sectoriel que les choses trainent. Il faudra desserrer tous les goulots d’étranglement qui continuent d’exister, en s’inspirant des meilleures expériences internationales. 
 
Est-ce que les Sénégalais devraient se préparer à vivre l’enfer ?
 
Comme tout bon croyant, il faut demeurer optimiste et considérer qu’il s’agit d’une crise qu’il faudra dépasser et retourner au travail. Que chacun prenne la mesure de sa responsabilité pour combattre le virus, en étant le moteur de sa propre réinvention pour contribuer à la relance de l’activité dans le pays.  
 
Lamine Diouf 

 

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