Publié le 23 Oct 2015 - 11:04
FATIME SAKINE, DÉTENUE DDS ET ‘‘LES LOCAUX’’

‘‘57 arabes du CDR sont morts devant moi’’

 

Les témoignages des victimes affluent toujours à la barre des Chambres africaines extraordinaires (CAE). Après Mérami Ali qui a terminé sa déposition d’avant-hier, Fatimé Sakine lui a succédé pour sa part de vécu durant les années de braise au Tchad en 1982 et 1990. L’audience qui reprend lundi sera suspendue dans la semaine du 2 au 6 novembre 2015.

 

‘‘Je suis devenue une demi-personne ; comment ne pas garder des séquelles d’une telle détention ?’’ La complainte devient banale à force d’être ressassée par les détenues des Locaux et de la DDS. Fatimé Sakine, commerçante de profession, a abondé dans le même sens que les témoignages précédents. Tortures, électrocutions, privations de nourriture..., devant des noms redoutés du Tchad sous Habré comme Abakar ‘’Turbo’’, Agba Moussa, Goukouni Moussa, Issa  Arway, Mahamat Djibrine ‘‘El Djonto’’, Saleh Younous dans des prisons tout aussi craintes. Elle aura passé près de deux ans depuis ce jour du 24 octobre 1984 où elle a voulu traverser le fleuve Chari pour ses activités commerciales. La raison ? ‘‘L’extermination des arabes, c’est tout. Comme j’étais arabe du Bata, on m’a arrêtée pour mes parents arabes du CDR’’, justifie-t-elle.

 L’histoire devient plus intéressante quand cette actuelle secrétaire à l’Assemblée nationale tchadienne s’est découvert une vocation de matrone en détention. Elle a été la sage-femme d’occasion qui faisait accoucher les détenues enceintes. ‘‘On demandait à la cuisine le couteau pour le cordon ombilical, sans désinfectant. Trois femmes ont perdu leurs bébés. J’ai fait accoucher en prison ; un bébé est mort car il n’y avait pas à manger et la mère n’avait pas de lait naturellement’’, déclare-t-elle.

Co-détenue de Rose Lokissim,  elle a fait savoir que c’est une prisonnière-espionne qui a dénoncé cette dernière qui écrivait sur les conditions de détention. ‘‘Ils l’ont exécutée trois jours après ma libération’’, déclare-t-elle. Des exactions, elle en aura vues. Comme la mort de près d’une soixantaine de personnes. ‘‘Ils ont amené 57 jeunes arabes de Bata du CDR en prétextant d’une réconciliation, mais c’était un piège. Ils sont tous morts devant moi dans la prison, j’ai consigné leurs noms’’, fait-elle savoir. Mais le plus dur a été d’aborder des abus sexuels à peine  voilés qui ont indisposé le témoin.  Les extractions diurnes de ces détenues des ‘Locaux’ pour la Dds étaient tellement compromettantes que ‘‘les prisonniers m’avaient surnommée Mme Saleh Younouss. C’est très dur de parler de choses comme ça’’.  Des exactions qu’elle aurait subies jusqu’à sa libération survenue le 17 janvier 1986 après un accord entre le CDR et Hissein Habré. Une liberté accompagnée de la rituelle séance de serment pour l’omerta. ‘‘Abakar Turbo nous a fait jurer trois fois sur la Bible pour les chrétiens, et le Coran, après nous avoir demandé de faire nos ablutions.

Vous n’avez rien vu, rien su, rien entendu’’, lance-t-elle, se disant ‘‘très ravie’’ de la comparution de Habré. Mais sa libération sans certificat d’élargissement a semé le doute sur l’authenticité de sa détention. C’est en tout cas ce qu’a essayé d’établir Me Mbaye Sène qui a demandé au témoin de quelles preuves elle disposait de ses passages en prison. ‘‘Maître, je ne suis pas une victime fabriquée mais une victime directe’’, rétorque  Fatimé Sakine qui déclare que sa photo figurait bien dans les archives des détenus de la Dds à sa libération. La succession chronologique des faits narrés a par moments posé problème puisqu’elle déclare avoir été torturée par Mahamat Djibrine en 1986  alors que ce dernier a rejoint la Dds en 1988. ‘‘Ce n’est pas vrai, il était bien là’’, lance-t-elle sur insistance de Me Gningue. Même tactique adoptée par Me Ballal qui s’est étonné de la déclaration de Fatimé d’avoir vu Hissein Habré  à la télé en 1982 alors que la télévision tchadienne a été créée cinq ans plus tard.

Mérami Ali

Hadje Mérami Ali a-t-elle réellement subi des agressions sexuelles dans la prison ‘Les Locaux’ ? Sa concession a-t-elle été pillée ? Sur le premier point, l’absence de mention de viols  sur le PV d’audition du 26 août 2013 était en contradiction avec la narration de sévices sexuels à la barre des CAE. Le deuxième point, pillage de sa concession par les Goran, qu’elle n’a pas mentionné dans sa déposition d’hier figure en bonne place dans le PV d’audition. Dans la continuité de son témoignage d’avant-hier, elle a fait face à l’avocat commis de l’accusé Hissein Habré, Me  Mbaye Sène.

Ce dernier ne s’est pas privé d’acculer cette commerçante de 60 ans devant tant d’incohérences dans sa déposition. ‘‘A l’audition, j’ai dit toute la vérité et je n’ajoute rien d’autre’’, se défend-elle face à l’avocat. ‘‘Vous n’avez pas fait état de sévices sexuels, même sur l’insistance des agents qui vous ont auditionnée, pourquoi ?’’ renchérit-il brandissant le PV. Une offensive qui fera se renier le témoin. ‘‘C’est ma signature certes, mais je ne sais pas où ils l’ont trouvée. Moi je n’ai jamais signé cela et ils ne m’ont pas fait lire cela. S’ils l’avaient fait, j’aurais ajouté les sévices sexuels’’, précise Mérami Ali dans une clameur sourde de l’assistance.

OUSMANE LAYE DIOP

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