Publié le 6 Dec 2012 - 09:37
FINANCE

Un certain système bancaire sénégalais et nous

 

Il y a quelques semaines, à l’occasion du cinquantenaire de la BCEAO, le Chef de l’Etat du Sénégal s’est ému du caractère élevé des taux d’intérêt pratiqués par le système bancaire dans notre pays et dans la sous-région.

 

Très peu de sénégalais savent qu’en exprimant cette préoccupation, le Président de la République du Sénégal reprenait une vieille revendication, que nos ancêtres saint-louisiens avaient, déjà, formulée, depuis 1901, dans une pétition historique, élaborée par 41 personnalités sénégalaises à l’adresse du Parlement français, pour dénoncer les agissements de la Banque du Sénégal. Créée en 1853, la Banque du Sénégal avait été constituée à partir des dédommagements, qui avaient été demandés par les propriétaires d’esclaves, en guise de compensations, après l’abolition de la traite négrière, intervenue dans notre pays, le 27 avril 1848.

 

De 1853 à 1901, la Banque du Sénégal bénéficiait d’un monopole sans partage. Abusant de ce privilège, elle soumettait les populations du Sénégal à une exploitation systématique. Celle-ci atteignit un degré si insupportable que, le 05 Août 1901, 41 personnalités saint-louisiennes, composées de citoyens arabisants et francisants, profitant du passage, à Saint-Louis du Député guyanais Ursleur, lui remirent une pétition destinée au Ministre de la Marine et des Colonies. Cette pétition, dont les signatures des auteurs avaient, toutes, été légalisées par l’Imam et par les autorités françaises, pour en montrer l’authenticité et le caractère officiel, dénonçait, d’abord, le comportement du Député du Sénégal, Le Comte d’Agoult, élu en 1898. Son mandat parlementaire étrenné, ce dernier s’était établi en France, coupant, presque totalement, toutes ses relations avec ses mandants. Ceux-ci, se considérant « abandonnés par leur représentant naturel », avaient profité du passage du Député Ursleur, à Saint-Louis, pour le charger de transmettre leurs doléances à leur ministre de tutelle, de défendre leurs intérêts auprès de lui et, au besoin, devant le Parlement.

 

Dans cette pétition, après avoir exprimé 7 revendications fortes parmi lesquelles, le manque de travail, la liberté totale du commerce sur le fleuve par la suppression des privilèges, l’attribution de concessions agricoles à la population de Saint-Louis, la réorganisation et le fonctionnement du Service des Poids et Mesures, la construction du wharf de Guet-Ndar, les réformes judiciaires relatives au maintien et à l’intégrité du statut musulman et à la fin de la banalisation de la justice musulmane, les réformes politiques à la suite du comportement d’un magistrat, qui prétendait que « la loi Bérenger n’était pas faite pour les Noirs », les pétitionnaires avaient mentionné un 8ème point, intitulé : « L’exploitation des populations pratiquée par la Banque du Sénégal » (en vérité, il occupait la 4ème position dans le classement adopté par les réclamants).

 

Ils dénonçaient, sous cette rubrique, le caractère excessif des taux d’intérêts pratiqués par cette institution de crédit sur les prêts alloués aux populations contre gages. Celui-ci, qui était de 9%, chiffre déjà considérable à l’époque, dans un contexte marqué par des épidémies et une crise générale, était, systématiquement, majoré d’une prime de 1% supplémentaire, pour chaque renouvellement. Ainsi, tel citoyen, qui avait renouvelé ses prêts sur gages, 12 fois pendant l’année, se trouvait assujetti à acquitter 21% (c’est-à-dire, 9+12%) d’intérêts. Encore que lesdits 9% n’étaient qu’un chiffre plancher, qui pouvait être augmenté en cas de besoin, au point d’atteindre 12 et, quelquefois même, 18%, soit, en un an, 24% ou 30%. Évidemment, les pétitionnaires jugeaient cette pratique, « usuraire pour un établissement jouissant de privilèges ».

 

La Banque du Sénégal, non contente de cela, n’acceptait de gager, que « des matières d’or et d’argent », refusant d’escompter les billets souscrits ou endossés par des Indigènes. Sur un autre registre, ce fut la même banque, qui empêcha la Société Agricole du Sénégal, créée par Galandou Diouf et Abdou Karim Ndiaye, opérateur économique puissant, en 1917, mari de Sophie Ndiaye, sœur de Blaise Diagne, de concurrencer les grosses maisons bordelaises et marseillaises (CFAO, SCOA, NOSOCO, SOUCAIL, PEYRISSAC, etc.), dans le commerce de l’arachide, en refusant de financer son projet.

 

Ce fut, à nouveau, le cas, en 1945, lorsque Guillabert et Amadou Assane Ndoye conçurent le projet de créer au Sénégal, une compagnie aérienne de transport. La même banque tua le projet dans l’œuf, en refusant son financement. On voit, ainsi, que ce qu’a déploré le Chef de l’Etat du Sénégal s’inscrit, en réalité, dans une continuité historique d’une constance rarement démentie entre 1901 et 2012. Pourtant, depuis le 29 Juin 1901, la Banque du Sénégal avait été transformée en en Banque de l’Afrique Occidentale (BAO), preuve, assurément, que le changement de statut n’avait pas modifié les pratiques antérieures. Comment le Sénégal, peut-il se développer, de manière viable, avec des pesanteurs pareilles ? C’est pourquoi, il est heureux que la BCEAO ait appelé les banques de crédit à abaisser leurs taux d’intérêts et à accompagner, sérieusement, comme les banques le font partout ailleurs, le financement des économies de l’UEMOA. Si cette démarche est couronnée de succès, il s’agira d’une rupture historique.

 

Professeur Iba Der THIAM

Agrégé de l’Université, Docteur d’Etat

Ancien Ministre, Ancien 1er Vice-président de l’Assemblée Nationale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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