Publié le 13 Jul 2018 - 21:02
FOCUS SUR LA COUR DE JUSTICE DE LA CEDEAO

La ‘’bête noire’’ du Sénégal

 

Honnie par certains souteneurs du régime, la Cour de justice de la Cedeao s’est de plus en plus invitée dans l’espace public sénégalais. Elle est devenue le sauveur pour certains hommes politiques.

 

Il y a dix ans de cela, on ne parlait pratiquement pas de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) au Sénégal. Elle n’était connue que des praticiens du droit, ignorée du grand public. Et puis 2013, vlan ! La cour surgit presque de nulle part et s’incruste bien dans le quotidien et le vocabulaire du Sénégalais lambda. Dans les marchés, les grand-places, partout, ses décisions sont agitées par les populations, sans même, pour certains, en connaitre les rôles et attributions, les tenants et les aboutissants. Nous sommes loin, bien loin de cette époque où la haute juridiction n’intéressait que décideurs et défenseurs des Droits de l’homme.

Aujourd’hui, la Cour de justice de la Cedeao supplante même les juridictions nationales dont elle semble devenir la bête noire. En effet, en 2013, dans le cadre de la traque des biens mal acquis, la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) avait interdit de sortie du territoire plusieurs personnalités appartenant au Parti démocratique sénégalais (Pds). Saisie par les avocats du Pds, la Cour communautaire avait contrarié le Sénégal. Dans son arrêt rendu le 22 février, elle avait notamment estimé que l’interdiction de sortie du territoire qui était faite aux responsables libéraux ‘’n’avait pas de base légale, qu’elle ne reposait sur aucun fondement juridique’’. Elle avait aussi épinglé le procureur spécial pour ‘’violation de la présomption d’innocence’’.

Après Karim Wade, Oumar Sarr et Cie, le juge de la Cedeao a remis ça, avec l’affaire du maire de Dakar Khalifa Ababacar Sall. Cette fois, c’est le procureur Serigne Bassirou Guèye qui en fait les frais. La Cour de justice sanctionne la manière dont il a conduit les poursuites contre le maire de Dakar. Mais, au-delà de Serigne Bass, c’est aussi Malick Lamotte et ses assesseurs qui en ont subi un revers. Là où ils ont dit qu’aucun des droits de Khalifa Sall n’a été violé, la Cour prend leur contre-pied et affirme que son immunité parlementaire, son droit à l’assistance, entre autres, ont été violés. La Cour a été sans équivoque sur ces questions. En conséquence, elle estime que la détention de Khalifa Ababacar Sall et Cie est arbitraire et demande à l’Etat de leur payer 35 millions de francs Cfa en guise d’indemnisation. Pour le surplus des prétentions des requérants, la Cour s’est voulue on ne peut plus prudente, ne voulant pas s’immiscer dans les prérogatives du juge sénégalais.

Maitre Assane Dioma Ndiaye, Président de la Ligue sénégalaise des droits humains, apporte son éclairage : ‘’Tout le monde savait que la Cour n’allait pas prononcer la libération de Khalifa Sall et Cie. Même ses avocats le savaient. C’était une demande superfétatoire. Mais cela n’empêche, du moment où la Cour a jugé qu’il y a violation de l’immunité parlementaire, du droit à l’assistance d’un avocat et à un procès équitable, la conséquence immédiate doit être leur libération. Mais c’est une prérogative du juge sénégalais.’’

La balle est donc dans le camp de Demba Kandji, Premier président de la Cour d’appel. Celui-ci aura du mal à jeter l’arrêt de la Cedeao à la poubelle, après le magnifique plaidoyer du procureur général Lansana Diaby. Le temps d’une audience, ce dernier a délivré un cours magistral au bénéfice de la justice communautaire, nouveau ‘’chouchou’’ de certains Sénégalais. Il déclare tout de go : ‘’Lorsque nous adhérons à une communauté, nous devons en assumer les conséquences, en respectant notamment les décisions de ses juridictions. Quand on dit qu’il faut mettre cet arrêt à la poubelle, c’est grave…’’

Ainsi donc, la Cour de la Cedeao s’érige en véritable garant des droits des peuples de la Cedeao, contre la toute puissance des pouvoirs publics. C’est sans doute pourquoi Thierno Kane, dans son mémoire soutenu en 2012 à l’Ugb et qui porte sur ‘’La Cour de justice de la Cedeao à l’épreuve de la protection des Droits de l’homme’’, rappelait ceci : ‘’Lorsqu’elle est protégée, nourrie, la graine des Droits de l’homme finit par germer en dépit des vents contraires.’’ En dépit des vents contraires soufflés par les souverainistes dont l’ancienne ministre de la Justice Aminata Touré, le porte-parole du gouvernement Seydou Guèye, le directeur de cabinet du président Oumar Youm, pour ne citer que ceux-là, l’organe communautaire n’a toujours pas fléchi. Il protège la graine semée, espérant qu’elle continuera à germer sur les terres d’Afrique de l’Ouest.

Aux origines de la Cour

L’histoire démarre en 1991. Les gouvernements de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest posent le principe de la nécessité de protéger les droits humains et de renforcer l’Etat de droit. Ils avaient ainsi manifesté, souligne Thierno Kane dans son mémoire, ‘’leur détermination à conjuguer (leurs) efforts en vue de promouvoir la démocratie dans la sous-région, sur la base du pluralisme politique et du respect des droits fondamentaux de l'homme tels que contenus dans les instruments internationaux en matière de Droits de l'homme universellement reconnus et dans la Charte africaine des Droits de l'homme et des peuples’’.

Ainsi s’ouvrait une nouvelle ère pour les citoyens de la Cedeao qui disposaient, à l’instar d’autres aires géographiques régionales, d’un instrument supranational de protection de leurs droits les plus fondamentaux.

Maillon essentiel du dispositif de protection des droits humains dans l’espace communautaire, la Cour de justice jouit d’un statut d’autonomie vis-à-vis de toutes les institutions que compte la Cedeao. Conformément à l’article 15 du traité qui dispose : ‘’Dans l'exercice de ses fonctions, la Cour de justice est indépendante des Etats membres et des institutions de la communauté. Les arrêts de la Cour de justice ont force obligatoire à l'égard des Etats membres, des institutions de la communauté et des personnes physiques et morales.’’

Toutefois, pendant très longtemps, cette justice communautaire était exclusivement réservée aux gouvernements. Ce n’est qu’en 2005 qu’un grand bond a été accompli, avec le protocole additionnel A/SP.1/01/05. A en croire Souleymane Kane, ce protocole a introduit des modifications substantielles, en élargissant les compétences de la Cour. ‘’Le nouveau protocole, rapporte-t-il dans son mémoire, permet à la juridiction communautaire de connaitre de tous les cas de violations des Droits de l'homme intervenant dans le territoire de tout Etat membre et consacre en même temps un accès individuel direct au prétoire de la Cour’’.

Voilà le fondement du bouillonnement noté en ce moment sur le plan de la justice communautaire.

Les sept gardiens du temple

La Cour de justice de la Cedeao est composée de très fortes personnalités reconnues pour leur compétence dans le domaine du droit international. Aux termes de l’article 3 du protocole de 1996, ‘’la Cour est composée de juges indépendants choisis parmi les personnes de haute valeur morale, ressortissant des Etats membres, possédant les qualifications requises dans leurs pays respectifs pour occuper les plus hautes fonctions juridictionnelles ou qui sont des jurisconsultes de compétence notoire en matière de droit international et nommés par la Conférence.’’

Actuellement, la Cour est présidée par Jérôme Traoré, ancien ministre de la Justice du Burkina Faso sous Blaise Compaoré. Les autres membres sont : Yaya Boiro de la République de Guinée, Maria Do Ceu Monteiro Silva (Guinée-Bissau), Micah Wilkins Wright (Liberia), Hameye Foune Mahalmadane (Mali), Friday Chijoke Nwoke (Nigeria) et enfin du Sénégalais Alioune Sall, professeur titulaire des universités. Ils ont tous été nommés, lors de la 44e session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’institution qui s’est tenue à Abidjan, les 28 et 29 mars 2014.

Sur leurs épaules repose la lourde charge de contrôler la violation des droits des citoyens par les juges nationaux.

Mor Amar

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