Publié le 12 Dec 2012 - 09:05
GOUVERNANCE

L’Afrique a besoin de dictateurs, pas de despotes et de tyrans

 

Le titre est provocateur je l’admets. Toutefois, avant de me juger et de m’accabler des qualificatifs les plus ignominieux imaginables, prenez le temps de me lire un tant soit peu. En bons « démocrates » que vous êtes, vous vous devez au moins de respecter la diversité des opinions et de chercher à faire triompher l’opinion réelle.

 

 

Pour les champions de la « démocratie » dite moderne, dictateurs, despotes et tyrans, c’est du pareil au même. Voilà une erreur colossale. En fait, les «démocrates» comme la plupart des gens qui réfléchissent de nos jours sur les questions politiques utilisent un langage tout récent, qui remonte au milieu du 19e siècle, et qui a la particularité d’avoir détourné le sens jusque-là attaché aux concepts politiques élaborés par les philosophes antiques. L’ignorance de cette grande transformation du langage politique a des conséquences énormes, ne serait-ce que parce qu’elle conduit à la situation paradoxale que les analystes contemporains de la politique emploient des concepts sans véritablement les comprendre ! Depuis l’antiquité jusqu’au début du 20e siècle, le mot «despotisme» faisait référence à une autorité politique qui exerce une puissance absolue et arbitraire. Le despote est le souverain qui est au-dessus des lois et qui traite les gouvernés comme des esclaves. Par contraste, le tyran est celui qui parvient au pouvoir suprême en renversant une autorité établie par les lois, la tradition, etc. Là également, c’est le sens que l’on trouve jusqu’au début du 19e siècle tout au moins dans la plupart des dictionnaires français et anglais.

 

 

Cette différence entre le «despote» et le «tyran» est magnifiquement illustrée par Rousseau : « le tyran peut n’être pas despote, mais le despote est toujours tyran » souligne-t-il dans son Contrat Social. Par là, Rousseau veut dire que le despote est le pire souverain imaginable parce qu’il use de la force et de l’arbitraire en vue de régner sur les autres. C’est un usurpateur dans le sens où il outrepasse les limites de son autorité. Le tyran est aussi un usurpateur parce qu’il doit son titre de souverain à des moyens illégitimes. Ceci dit, il arrive que le tyran gouverne en conformité avec les lois de l’Etat. Le tyran devient despote quand il n’est plus limité par l’autorité des lois. Si les termes «tyrans» et «despotes» étaient haïs, «dictateur» et «dictature» étaient aussi neutres que des mots comme «députés» et «sénateurs». De 1694, date de la première édition du dictionnaire de l’Académie Française, jusqu’au début du 20e siècle, « dictature » faisait référence essentiellement à une magistrature exercée pendant six mois à Rome ; le « dictateur » étant le magistrat titulaire de cette charge.

 

 

En fait, à Rome, lors des périodes de crise, le Sénat et les consuls s’en remettaient à l’autorité d’un « dictateur ». Ce magistrat, à qui on donnait le pouvoir absolu, avait la confiance de l’Etat et était chargé de résoudre les problèmes de ses concitoyens. Comme la « dictature » était un régime avec des pouvoirs exceptionnels, elle ne devait durer en principe pas plus de six mois. A la différence du tyran, le dictateur est une autorité légitime, qui a été choisie par ses concitoyens pour un mandat de courte durée. A la différence du despote, l’autorité absolue qu’exerce le dictateur lui a été concédée par ses concitoyens. Toutefois, le dictateur devient despote lorsqu’il cherche à s’installer définitivement au pouvoir ou à utiliser son autorité pour des objectifs en dehors de la mission initiale qui lui a été assignée. Lorsque l’on dit de nos jours que ce début de décennie n’a pas été tendre pour les « dictateurs », comprenez que c’est le langage vulgaire qui s’exprime ainsi. La présente décennie n’a déposé que des « despotes » car un « vrai » dictateur ne reste jamais longtemps au pouvoir. Dans les Républiques, ce sont toujours les despotes qui s’éternisent et qui meurent au pouvoir. Une fois ces clarifications faites, on entrevoit mieux pourquoi l’Afrique a besoin de dictateurs. Jusqu’ici, les nombreux Etats dont elle se compose ont plus souvent été dirigés par des despotes et par des tyrans devenus despotes. Mais des dictateurs, à bien parler, elle n’en a pas compté beaucoup ! Faites les comptes et vérifiez vous-mêmes.

 

 

Depuis cinq siècles, l’Afrique est en crise parce que ses sociétés n’ont pas été organisées en vue des intérêts de ses habitants mais plutôt en vue d’intérêts hétéronomes. Au 21e siècle, les statistiques pour illustrer cette crise anthropologique sont légion. Dans la plupart des cas, elles se résument aux réalités suivantes : la pauvreté, la famine, l’absence d’emploi décent, le déficit éducationnel, les conflits civils, les atteintes aux droits fondamentaux des personnes, etc. Or, n’est-ce pas là les symptômes que l’on voit lors des guerres ? Si la plupart des pays africains ne sont pas en guerre, leurs populations vivent dans leur grande majorité une situation tout à fait similaire. En 2050, près d’un habitant de cette planète sur quatre vivra en Afrique. Compte tenu des urgences pressantes et des immenses défis qui se manifestent partout sur le continent, c’est un devoir de préparer le terrain pour les générations à venir et de faire en sorte qu’elles vivent dans des conditions meilleures voire plus acceptables que les nôtres. Mais pour l’instant nous n’avons pas encore trouvé une structure politique qui nous permette de sortir de cette Grande Crise.

 

 

Ne me parlez surtout pas des régimes frauduleusement appelés « démocraties » par le 20e siècle et que le 19e siècle nommait « aristocratie élective » et « gouvernement des capables » sans aucune gêne. En Afrique, cette « démocratie » a commencé à chasser les despotes, malheureusement pour mettre à leur place des intrigants. Ce qui n’est nullement une consolation pour ceux qui ont une conception plus ambitieuse des finalités du gouvernement. Le paradoxe avec le mécanisme électoral, outil qui relève plutôt du gouvernement oligarchique et qui n’a commencé à être associé avec la « démocratie » qu’au 19e siècle, tient en ceci. Les électeurs croient que leurs « représentants » vont créer des ruptures et changer les choses dans la direction souhaitée par la majorité. Autrement dit, les électeurs croient que le mécanisme électoral leur permet de sélectionner des « dictateurs », des gens qui peuvent soulager leurs besoins avec autorité durant leur mandat. Or toute l’astuce des systèmes dits « démocratiques » est de s’appuyer sur de nombreux « contre-pouvoirs » - souvent d’ordre financier - en vue d’empêcher l’émergence d’acteurs politiques qui pourraient créer les ruptures exigées par les populations. Si vous n’avez pas encore compris cela, lisez l’histoire de l’actuelle constitution américaine. Vous y perdrez votre innocence à tout jamais !

 

Ne soyons pas naïfs : c’est parce que nos « représentants » ont été « élus » qu’ils ne pourront jamais apporter de ruptures. Pour se faire élire, ils ont dû faire des concessions à certains intérêts et s’opposer à d’autres. Ils ont dû bénéficier de faveurs de donateurs ainsi que de services de compagnons et militants dévoués, groupes qui attendent d’ordinaire un retour sur investissement. Ceci explique que, malgré les nombreuses « alternances » politiques, les élus, quels qu’ils soient, vont avoir tendance à reproduire le même système que les populations leur demandent de combattre. Pourraient-ils faire autre chose que de la démagogie sachant que ce même système est responsable de leur ascension politique ?

 

Comprenez donc ceci : c’est parce que nos élus ont été élus qu’ils ne feront rien ! C’est cela le paradoxe du mécanisme électoral-censitaire : il ne sélectionne pas ceux qui ont la volonté et le pouvoir de changer les choses mais plutôt ceux qui participent au maintien du système dénoncé par la majorité, système qui leur procure honneurs, ressources diverses et influence. Vous ne me croyez pas. Écoutez donc François Mitterrand. Le Président français aurait confié à son épouse qu’il avait « gagné un gouvernement mais pas le pouvoir ». Une fois élu en 1981, il s’est rendu compte qu’il était incapable de tenir ses promesses préélectorales car les puissances financières étaient plus fortes que lui et que d’une certaine manière, elles étaient de fait les autorités auxquelles il devait obéissance1. Exit donc cette insondable « souveraineté du peuple » ! De la part d’un président d’un pays du G8, cela fait froid dans le dos. Reconnaissons-lui toutefois le mérite de l’honnêteté.

 

 

L’autorité alliée à la vision pour le bénéfice des peuples, voilà ce qui nous manque en Afrique, et de plus en plus aux pays occidentaux. Or c’est en cela que consiste le besoin de « dictature » qui ne peut se résumer en tant que tel au pouvoir absolu pour le pouvoir absolu. En réalité, et c’est là aussi l’une des subtilités du langage politique contemporain, personne ne nomme « dictateurs » les « vrais » dictateurs. On les appelle plutôt « pères fondateurs », « héros de la nation », etc. Prenez les « pères fondateurs » américains : ils ont fait de treize petites colonies la nation la plus puissante et la plus prospère du monde. Pour consolider cette Union, ils avaient dû mentionner dans leur constitution de 1787 que les esclaves noirs sont l’équivalent de « 3/5 » des Blancs. Même les despotes les plus cruels n’oseraient aujourd’hui inscrire de telles choses dans des documents constitutionnels ! Pourtant, les Washington, Jefferson, Madison et autres ont toujours été décrits comme des chantres de la liberté bien qu’ils fussent tous des propriétaires d’esclaves. Pourquoi ? Parce qu’ils ont légué à leurs descendants un héritage appréciable. Prenez également le général de Gaulle. C’est l’un des plus grands dictateurs que la France ait produits. Lui non plus n’est pas considéré de cette manière. On le décrit plutôt comme le libérateur de la France et comme l’artisan de la Ve République.

 

 

Le besoin de «dictateurs», c’est la demande généralement exprimée par les populations de l’émergence d’une élite qui osera s’opposer aux puissances qui les maintiennent dans la misère et qui saura poser les conditions de leur émancipation, choses pour lesquelles les générations futures leur voueront une éternelle adoration. Ceci étant dit, il ne faut certainement pas voir en ces propos un éloge de la « dictature » et des « dictateurs ». En ce qui me concerne, je me méfie de tout pouvoir absolu, quel qu’il soit. Je ne donne ma confiance à aucun « dictateur ». Autrement, ce serait ignorer l’oppression dont ces messieurs sont capables ainsi que la courte distance qui sépare la « dictature » du « despotisme ». Le besoin de « dictateur » dans mon entendement est une référence métaphorique. La satisfaction des besoins en question n’implique nullement une forme dictatoriale. Je pense que les dictateurs ont fait leur temps. La vraie question est comment parvenir à résoudre, dans le respect de la justice, ces problèmes pour lesquels les dictateurs sont les meilleurs spécialistes reconnus. C’est là que réside toute la difficulté de la politique en Afrique : créer le type de performance dont les dictateurs ont le monopole sans utiliser leurs moyens terribles !

 

Plus que jamais, il nous faut faire notre Histoire, avec nos propres mots, nos propres expériences, sur la base de nos propres réalités. Innovons, testons, bricolons et surtout refusons énergiquement l’idée fausse et peu ambitieuse que l’adoption du gouvernement des intrigants, cette « démocratie », est la panacée aux problèmes de l’humanité. Tout au contraire, le défi le plus exaltant que le 21e siècle nous lance est celui d’œuvrer pour faire advenir pour la première fois ce gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.

 

Ndongo Samba Sylla

 

 

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