Publié le 24 Nov 2015 - 20:07
IBRAHIMA SYLLA (ENSEIGNANT-CHERCHEUR EN SCIENCES PO A L’UGB)

‘’Macky Sall est sur la voie d’être sanctionné’’

 

 

 

L’attitude du président de la République, Macky Sall, consistant à appeler ses lieutenants à mouiller davantage le maillot pour défendre son bilan, trahit une volonté manifeste de rempiler à la prochaine élection présidentielle. Mais ce pari est loin d’être gagné d’avance si l’on en croit Ibrahima Sylla. Cet enseignant-chercheur en sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis est d’avis que Macky Sall, tout comme ses prédécesseurs, est sur la voie d’être sanctionné par les populations sénégalaises. Dans cet entretien avec EnQuête, Sylla estime qu’il y a de fortes chances qu’on assiste à un fort taux d’abstention à la prochaine élection présidentielle du fait de l’électorat sénégalais qui, dit-il, est à la fois versatile et volatile.

 

Comment analysez-vous l’attitude du président de la République Macky Sall qui reproche à ses lieutenants de n’avoir pas bien défendu son bilan ?

C’est l’attitude d’un chef de parti qui s’adresse non pas à la communauté nationale mais à ses camarades de parti. Et c’est cela la première anomalie. Les gens diront que c’est de bonne guerre. Mais cela informe sur l’incapacité de nos chefs d’Etat à rester chef d’Etat et à cesser d’être chef de parti. Parce que ce qui devait intéresser le président de la République, c’est plus la condition économique et sociale du pays et des Sénégalais que la manière dont ces mêmes populations perçoivent sa politique. En politique, la communication est quelque chose de fondamental et il faut nécessairement communiquer. Vous avez beau réalisé un certain nombre de choses, si vous ne communiquez pas sur vos réalisations, les gens sont incapables de les  percevoir. Ce qui fait qu’en amont, au moment où on parle et par rapport à l’avenir, il est extrêmement important de communiquer. C’est cela qui nous permet d’ailleurs de faire la distinction entre informer et communiquer.

Le président de la République, en reprochant à ses camarades de ne pas trop communiquer sur son bilan, veut vendre ses réalisations auprès des populations sénégalaises. Pensez-vous que ces dernières votent en fonction d’un bilan ?

L’électorat sénégalais généralement ne se prononce que rarement en fonction du bilan, en fonction d’une identité politique ou en fonction d’une réalisation concrète. En politique, ce qui peut aider les gens à accrocher, c’est quelquefois la séduction. Barack Obama n’est pas notre président, mais les gens l’apprécient beaucoup au Sénégal et ont le sentiment qu’il a beaucoup fait pour eux tout simplement parce qu’il a une image qui accroche. Il a cette capacité de sourire au peuple et se comporter d’une manière qui inspire confiance.

Dans beaucoup de secteurs aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’Etat n’a rien fait. Mais par rapport à toutes ces réalisations, il manque un discours adapté pour dire aux gens : voilà ce qu’on a fait.

Pourquoi cette nécessité pour le président de la République de vouloir coûte que coûte communiquer sur son bilan ?

Le président de la République pense que l’électorat sénégalais va se décider en fonction d’un bilan. C’est une manière de dire à ses lieutenants : parlez de mes réalisations. Mais si ce n’était que des réalisations, Abdoulaye Wade n’aurait jamais été sanctionné. Je reste convaincu et je crois fondamentalement à la maturité du peuple sénégalais. Il y a des gens qui parlent de la maturité du peuple sénégalais sans y croire. Moi j’y crois fondamentalement. Le peuple sénégalais est extrêmement éveillé et l’éveil frise même une certaine perversité. Ils sont capables de te laisser dérouler ton bilan, chercher à les corrompre, et font semblant comme si de rien était. Parce que la majeure partie des électeurs n’appartient à aucun parti politique. Ils restent chez eux, écoutent et regardent la télévision et attendent le moment venu pour se décider. Les politiques ont tendance à étaler souvent leur bilan, mais ils oublient parfois que beaucoup de Sénégalais peuvent ne pas se retrouver dans leur bilan.

Si l’Etat met en relief des bourses familiales, combien de gens ont dans ce pays des difficultés à régler leurs problèmes au quotidien  et n’ont même pas vu le début du commencement de ces bourses de solidarité ? Ils vont te dire : nous, nous ne nous sentons pas concernés. Plus tu étales ton bilan, plus les gens vont voir les contradictions qu’il y a par rapport à leurs besoins. Si tu dis : j’ai fait l’autoroute Ila Touba, les gens vont dire et alors ? Et à Saint-Louis, à Podor, en Casamance ? Quel est le bilan, en termes de réalisations concrètes, que le citoyen peut aujourd’hui toucher de ses doigts ? L’un des premiers actes que le président aurait dû poser, c’est de réformer tout de suite les institutions et dire aux Sénégalais : moi, je suis un président de transition, je vais réhabiliter les institutions. Au lieu de cela, on a mis en place une commission ; elle fait son travail et on le met dans les placards. Les gens du pouvoir ont fait beaucoup de faux pas à tel point qu’aujourd’hui, le bilan n’est pas du tout présentable. En termes de réalisations concrètes, je reste, comme beaucoup de Sénégalais d’ailleurs, sur ma faim.

Est-ce à dire que le bilan du président Sall est négatif

C’est bien de dire aux gens : défendez mon bilan ; mais qu’est-ce qu’il y a comme contenu dans ce bilan ? Que vont dire les gens ? Est-ce qu’ils vont étaler les bourses de sécurité familiale ou la baisse du prix de l’essence ? Les gens diront que le prix de l’essence par rapport au prix du baril du pétrole, c’est tellement insignifiant qu’on n’aurait pas dû se limiter à cette petite baisse qu’on a appliquée. Quelque part, vouloir faire le bilan, c’est même tendre le bâton avec lequel le peuple va te frapper. Dans la coalition gouvernementale se trouvent des gens qui ont travaillé dans le cabinet de Senghor, qui ont défendu toute la politique d’Abdoulaye Wade et aujourd’hui, qui se retrouvent avec Macky Sall.

Des gens qui l’ont critiqué pendant longtemps et qui sont aujourd’hui dans son entourage immédiat. Voilà des logiques tellement contradictoires qu’il leur devient difficile d’avoir un fil conducteur sur quoi ils vont communiquer. Ils ne vont pas communiquer pour dire qu’Abdoulaye Wade n’a pas bien travaillé alors que tous les gens qui l’entourent ont travaillé avec lui. Ils ne peuvent pas dire que le Parti socialiste n’a pas bien travaillé alors qu’il n’y a autour de lui que des socialistes qui s’occupent de l’émergence. Il y a suffisamment de contradictions idéologiques, de postures, d’ambitions, de conflits d’intérêts à tel point que les gens se retiennent.

Dans un tel contexte de confusions et d’incertitudes, quelles sont aujourd’hui les chances pour Macky Sall de rempiler à la tête du pays ?

Moi je fais partie des gens qui, jusqu’à preuve du contraire, par rapport aux actes posés par le pouvoir, sont restés sur leur faim. Je discute souvent avec les gens mais partout où je passe, les gens se plaignent et disent que le pays ne marche pas. A côté de la morosité de la situation, il y a le problème des enseignants qui sont très remontés contre le régime. Cela va de l’éducation nationale au supérieur. Tous sont extrêmement remontés contre le régime et prennent leur mal en patience. En 2016, il y aura beaucoup de grèves parce qu’à chaque veille d’élection, les syndicats profitent de ces moments pour revendiquer. A cela s’ajoute le déséquilibre qu’il y a eu dans la distribution des bourses de sécurité familiale.

Beaucoup de Sénégalais ont le sentiment aujourd’hui que les choses vont d’un seul côté. Il y a beaucoup de déceptions sur la réforme des institutions. A la veille de 2016, tout cela constitue véritablement des indices qui ne donnent pas espoir à dire que le président de la République a de fortes chances de rempiler. Même par rapport à ce qui touche la politique internationale, les gens ne sont pas satisfaits. Aujourd’hui, les décisions prises, par rapport au terrorisme, par rapport à la Burqa et par rapport à l’arrestation des imams etc., ne convainquent pas les Sénégalais. Certains jeunes sont aujourd’hui incapables de te dire comment s’appelle le Premier ministre ou les noms de deux ou trois membres du gouvernement.

Qu’est-ce qui peut expliquer  selon vous cette situation ?

Le pouvoir n’arrive pas à occuper positivement la scène médiatique. Parfois il faut savoir être artiste-politique pour être sur le devant de la scène politique. Et cela, d’une manière positive. Idrissa Seck sait le faire. Me El Hadji Diouf aussi. Un certain nombre d’hommes politiques savent occuper la scène politique. Mais on a parfois le sentiment que la scène politique est déserte. Tout ce qu’on entend le plus souvent, ce sont des cris, des querelles, des scandales. Quand il y a un scandale, on entend les gens parler et après on n’entend plus rien alors qu’il y a tout un art politique qui consiste à faire des déclarations, à réagir spontanément sur un certain nombre de problèmes. Par rapport à tous ces éléments, je reste convaincu qu’aucun parti politique au Sénégal ne peut aujourd’hui dépasser le cap des 25%. Les meilleurs candidats pourraient avoir autour de 25%. Je rappelle souvent que Macky Sall, son meilleur score au premier tour issu d’une coalition, c’est 25% et en valeur absolue, c’est 700 et quelque mille voix sur un corps électoral de plus 5 millions. Ce n’est même pas 10% de l’électorat. Il y a eu beaucoup d’abstentions parce qu’il y avait beaucoup de tension durant la précédente élection présidentielle. Les gens disent que Macky Sall est le président le mieux élu avec 65% des suffrages alors que cela ne veut rien dire.

Peut-on s’attendre à ces tendances en 2017 ou 2019 ?

A la prochaine élection présidentielle, il y aura de nouveaux électeurs composés de jeunes qui vont acquérir la majorité élective. Il y a les défis qui vont être plus pressants, il y a également ce partage du gouvernement qui sera toujours là. Les inondations sont toujours d’actualité, beaucoup d’étudiants n’ont pas été orientés et on a l’impression que les problèmes sont restés intacts depuis des années. Rien n’a presque changé. On a toujours les mêmes enjeux, les mêmes querelles et aujourd’hui, on a franchi une nouvelle étape : les bagarres qui reviennent à l’Assemblée nationale. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il y a un rejet de la politique telle qu’elle se pratique sous nos cieux par les populations elles-mêmes. La conséquence de tout cela risque d’être un fort taux d’abstentions parce que les populations ne se reconnaissent pas dans la politique actuelle.

Un gars comme Idrissa Seck, avec un discours convaincant, même s’il ne gagne pas, peut faire mal. Quelqu’un comme Khalifa Sall peut également faire mal à Dakar, dans sa banlieue et dans certaines régions. Comment peut-on perdre pendant les dernières élections locales Dakar et sa grande banlieue, Thiès, Ziguinchor, Touba et prétendre gagner les prochaines élections ? Au Sénégal, celui qui gagne Dakar et sa grande banlieue remporte les élections. Dakar et sa banlieue font 1/3 de l’électorat. Tous les jeunes sont concentrés dans la banlieue. Les gens n’ont pas toujours cette lecture. Ils persistent toujours à penser qu’on peut acheter l’électorat sénégalais avec de l’argent. C’est qui est arrivé à Abdoulaye Wade et à Abdou Diouf. Macky Sall lui est sur la voie d’être sanctionné. Aujourd’hui tous les ingrédients sont réunis pour qu’il soit sanctionné. Beaucoup de Sénégalais ne se retrouvent plus dans son discours ni dans sa politique. Les Sénégalais ont tourné le dos aux partis politiques et à tous les gens qui ont retardé le Sénégal. Si les Djibo Kâ et les Tanor avaient les compétences nécessaires, le Sénégal aurait décollé économiquement depuis les indépendances. Tous ceux qui se sont alliés avec eux ont été sanctionnés par les populations.  

PAR ASSANE MBAYE 

 

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