Publié le 29 May 2020 - 22:08
INHUMATION DES VICTIMES DE LA COVID-19

Le virus hante jusque dans les tombes

 

Cette semaine a été marquée par des contestations où soulèvements populaires contre l’inhumation des victimes du coronavirus dans certains quartiers de la banlieue. Des spécialistes contactés par ‘’EnQuête’’ décryptent ces comportements.

 
La psychose liée au coronavirus continue même jusqu’après la mort. En effet, les Sénégalais, en particulier ceux qui vivent dans la banlieue dakaroise, ne diront pas le contraire. Des populations des localités de Malika et Diamaguène Sicap-Mbao se sont opposées, dernièrement, à l’inhumation de victimes de la Covid-19. A Malika, au-delà d’interdire l’accès du cortège funèbre au cimetière, les voitures des sapeurs-pompiers ont été caillassées et des agents blessés.
 
Des scènes déplorables, selon le directeur du Service national de l’éducation et de l’information pour la santé (Sneips).  Pour le docteur Ousmane Guèye, on ne peut pas demander le rapatriement des corps et refuser l’inhumation à ceux qui sont au Sénégal. ‘’On ne peut pas faire autant de bruit pour exiger le rapatriement des corps des compatriotes décédés de la Covid-19 à l’étranger, jusqu’à ce que le gouvernement accède à cette revendication, et interdire l’accès au cimetière aux victimes qui ont succombé au Sénégal’’, se désole-t-il.
 
Seulement, l’Etat a pendant longtemps refusé de prendre le risque de rapatrier les corps des victimes de la Covid-19, pour éviter d’éventuelles contaminations dans la manipulation des dépouilles. Un collectif a été d’ailleurs formé pour obliger le gouvernement à reconsidérer sa décision. Il a finalement eu gain de cause le 11 mai dernier. A cela s’ajoute l’incinération des cadavres dans certains pays qui ont enregistré un nombre important de décès liés à la pandémie. Un ensemble d’éléments qui a sans doute accentué la peur chez une frange de la population.
 
Défaillance de la communication étatique
 
Ce qui amène ainsi le sociologue Dr Ismael Sène à dire que cette crainte a été entretenue par l’Etat dans sa démarche et sa communication autour du rapatriement des corps des victimes de la Covid-19. ‘’Pendant des mois, le discours consistant à dire que ces cadavres pourraient être contagieux a été véhiculé de part et d’autre, à travers les réseaux sociaux. L’Etat était dans cette forme d’imaginaire, pensant que ces corps peuvent être facteurs de contagion. Il fut aussi un temps où on avait entretenu un discours disant que ces victimes de la Covid-19 étaient brûlées ailleurs, comme en Italie, aux Etats-Unis… Toutes ces informations ont consisté à bâtir un imaginaire autour de la Covid-19 qui fait que les gens, pour éviter de s’exposer, pensent avoir le droit de s’opposer à l’inhumation d’un cadavre dans leur cimetière’’, explique le Dr Sène. 
 
Aux yeux du spécialiste, cela démontre la défaillance liée à la communication et au style de sensibilisation qui ont été adoptés par l’Etat et les pouvoirs publics dans cette crise sanitaire.
 
Le directeur du Sneips reconnait ainsi qu’il revient aux autorités sanitaires de clarifier à la population sénégalaise les traitements accordés à ces dépouilles. ‘’Ces corps qui arrivent ici ou qui décèdent à la suite de cette maladie sont bien traités par un protocole bien établi par le ministre de la Santé et de l’Action sociale. Aujourd’hui, ils sont traités par les sapeurs-pompiers, la Croix-Rouge et le corps médical. Donc, il n’y a aucun danger pour enterrer ces corps dans nos cimetières’’, indique Ousmane Guèye.  
 
Le socio-anthropologue Waly Diouf, lui, va au-delà de ces problèmes d’inhumation, pour rappeler la mobilisation des populations de Bambey contre l’implantation d’un centre de prise en charge des cas asymptomatiques, l’opposition des habitants des localités de Thor et de Diender, et le cas des enseignants récemment victimes de stigmatisation dans leur localité de travail. A ses yeux, ces comportements peuvent être considérés comme un moyen, pour ces populations, de se braquer contre la pandémie, d’autant plus que, dit-il, on observe un vide dans la communication sur la question des cas asymptomatiques, mais également dans la gestion des corps de personnes décédées de la Covid-19.
 
 ‘’À Bambey, par exemple, la décision du comité régional de gestion d’installer un centre de prise en charge des cas asymptomatiques, a été interprétée comme une manière d’exposer les populations à l’infection à la Covid-19. (…). Dans la même dynamique, les discours collectés autour de l’évènement qui s’est produit à Diameguène traduisent un ensemble de craintes et de peurs face à la décision d’inhumer le corps d’une personne décédée de la Covid-19 dans un cimetière pas loin des habitations’’, analyse M. Diouf.
 
Ce dernier souligne d’ailleurs : ‘’Plutôt qu’une contestation, on peut entrevoir, dans ces réactions, des formes de réception et de perception des informations autour de la Covid-19. Ce qui devrait plutôt attirer l’attention des acteurs, en particulier ceux en charge de la communication.’’
 
A ce sujet, le Dr Guèye du Sneips rassure que les autorités locales des zones concernées ont pris en charge la question. ‘’Elles sont en train d’expliquer à la population comment se comporter par rapport à cette situation. Il faut lancer un appel à la population sénégalaise pour qu’elle garde son calme et qu’elle sache que, si un corps victime de la Covid-19 est bien traité, il ne constituera aucun danger pour la population’’.
 
Les sapeurs-pompiers ne sont pas rancuniers
 
Pendant ce temps, la Brigade nationale des sapeurs-pompiers exprime, dans une note, sa compréhension par rapport à la ‘’crainte et l’appréhension’’ des populations. Les soldats du feu ont ainsi rassuré que ‘’toutes les dispositions sont prises pour que ces corps ne présentent aucun danger, ni pour elles ni pour les personnes de ces services chargés de cette noble tâche’’. La brigade précise d’ailleurs que les dépouilles provenant de l’étranger sont placées dans un cercueil étanche normalisé et celles d’ici ont fait l’objet d’un traitement sécurisé au niveau des morgues. Les éléments de la brigade invitent ainsi les populations à une attitude ‘’respectueuse pour le repos de l’âme des défunts et à un comportement plus citoyen à l’égard de ces services’’.
 
Toutefois, le docteur Ismael Sène pense qu’il revient à l’Etat de changer de discours autour des croyances et convictions qui ont été bâties autour de la prise en charge des victimes du coronavirus. ‘’Avant même de commencer à procéder à l’inhumation, l’Etat devait communiquer autour de cette question, pour faire comprendre que le fait d’avoir un corps enterré à proximité de nos habitations n’est pas synonyme d’exposition à la Covid-19. C’est la deuxième phase du discours que l’Etat n’a pas pu assumer à temps’’, fait-il savoir. Pour le sociologue, le comportement de ces populations est compréhensible car, dit-il, l’Etat n’a pas pris le temps de communiquer avec elles, de les amener à changer de croyances vis-à-vis la maladie. ‘’Ces convictions et ces croyances sont restées et continuent d’influer le comportement des gens. Je pense que ces manifestations et soulèvements sont la preuve de leur existence. Le discours sur les dangers et risques des corps de la Covid-19 a existé et le contre-discours n’a pas été développé’’, souligne-t-il.
 
Parallèlement, le socio-anthropologue estime que l’amplification des réactions contestataires ou revendicatives devrait attirer l’attention des acteurs de la lutte sur la manière dont ils interprètent les discours, attitudes et comportements des populations face aux mesures sanitaires, administratives et judiciaires. 
 
Il est, dès lors, pense Wally Diouf, plus qu’urgent de dépasser les lectures simplistes de ces réactions communautaires, de les appréhender autrement, afin d’y apporter des réponses efficaces et efficientes. ‘’Autrement dit, une analyse et une compréhension beaucoup plus approfondies de ces réactions communautaires observées au Sénégal pourraient permettre d’orienter les approches pour favoriser et améliorer la réception et l’appropriation des mesures de lutte promues contre la Covid-19. D’ailleurs, ceci est à mettre au bénéfice d’une orientation politique basée sur le principe de la responsabilité individuelle et collective face à la Covid-19’’, préconise le spécialiste. Qui recommande, en outre, aux pouvoirs publics d’impliquer davantage les sciences sociales pour éclairer et accompagner, mais aussi socialiser et humaniser les dispositifs médicotechniques de riposte à la Covid-19. 
 
‘’Plutôt que de constituer des acteurs de support qui répondent à la commande d’un dispositif, les professionnels des sciences sociales doivent être investis comme des acteurs à part entière qui prennent place dans les dispositifs de gouvernance où ils opèrent pleinement par leurs approches spécifiques pour contribuer de manière objective à la lutte contre la Covid-19’’.
 
HABIBATOU TRAORE

 

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