Publié le 13 Dec 2017 - 21:46
INSTRUMENTALISATION DE LA JUSTICE

Une pratique aux antipodes de la démocratie

 

Droit et politique ne font pas bon ménage. Quand l’un entre dans le prétoire, l’autre en sort. Tous les régimes, de Senghor à Diouf, ont eu à utiliser des magistrats pour combattre des adversaires irréductibles. L’histoire retiendra toutefois les noms de quelques juges qui ont opposé au pouvoir leur devoir d’ingratitude. Retour sur une pratique aux antipodes de la démocratie.

 

Jusqu’où sont-ils prêts à aller pour conserver leur pouvoir ? Sous nos cieux, les crimes de sang  perpétrés contre des opposants ne font pas légion. Mais les atteintes contre leur intégrité physique et corporelle sont multiples. L’utilisation de la loi à des fins de règlement de comptes politiques monnaie courante. A tort ou à raison, ils sont nombreux à inscrire l’affaire Khalifa Sall dans cette même veine. Le juge Magatte Diop sera-t-il, cette fois, le bras armé pour perpétuer une vieille pratique, digne des Etats bananiers ? Va-t-il se limiter à dire le droit dans toute sa rigueur ? Les questions taraudent les esprits.

A chaque régime son lot de victimes. Omar Blondin Diop, leader prometteur dans les années 1970 du mouvement estudiantin, communiste et farouche opposant du régime francophile de Léopold Sédar Senghor, a été moins chanceux. De Bamako où il s’était réfugié, il a été extradé et inculpé pour ‘’terrorisme et espionnage’’ au bénéfice d’un Etat étranger. Finalement, il a été condamné à une peine de 3 ans pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Il mourut en prison. Et le régime avait déclaré une mort par strangulation. Une version qui ne passait pas auprès des proches de la victime et de la jeunesse. Ce fut l’ébullition dans les rues de Dakar. ‘’Le Sénégal était au bord du chaos. Le gouvernement français dut participer aux opérations de maintien de l’ordre’’, lit-on sur Wikipédia.

La famille porte alors plainte et, coup de théâtre. Diallo Diop, frère de la victime, explique, dans une interview accordée à l’hebdomadaire ‘’Jeune Afrique’’ : ‘’Dans un premier temps, le magistrat en charge du dossier avait consulté la main courante qui avait fait état de la demande d’évacuation d’Omar, puisqu’il était blessé par des matons. Après ce constat, le juge d’instruction avait inculpé trois policiers. Mais, dans la semaine qui a suivi, il a été relevé de ses fonctions. Son successeur s’est empressé de prononcer un non-lieu total. Finalement, c’est mon père qui a été condamné pour propagation de fausses nouvelles.’’

Au même moment (1973), un autre homme politique sénégalais, en l’occurrence l’ancien président du Conseil Mamadou Dia, passait des jours sombres dans les geôles de l’intérieur du pays. Ancien Premier ministre de son état, on peut dire qu’il n’a eu droit à aucun traitement de faveur de la part de son ancien ami de président. Arrêté en même temps que Valdiodio Ndiaye, Joseph Mbaye, Alioune Tall et Ibrahima Sarr, tous opposants au régime, son procès reste à ce jour l’un des plus controversés de l’histoire du Sénégal. Pendant que ses compagnons s’en tiraient avec des peines de 20 ans, lui en avait pour la perpétuité. Le plus cocasse, dans cette affaire, est que même le procureur n’avait requis aucune peine à leur encontre. Cependant, jugé par la Haute cour de justice, celui qui faisait office de Premier ministre à l’époque n’avait aucune chance de s’en sortir.

Dans son autobiographie publiée en 2010, ledit procureur lève un coin du voile. Il disait : ‘’Je sais que cette Haute cour de justice, par essence et par sa composition (Ndlr : on y retrouve des députés ayant voté la motion de censure) a déjà prononcé sa sentence, avant même l’ouverture du procès (...) La participation de magistrats que sont le président (Ousmane Goundiam), le juge d’instruction (Abdoulaye Diop) et le procureur général ne sert qu’à couvrir du manteau de la légalité une exécution sommaire déjà programmée.’’

Dia Mamadou et Cie avaient croupi pendant plus d’une décennie à Kédougou. Ils ont été par la suite graciés en 1974 avant de bénéficier d’une loi d’amnistie en 1976.

En fait, sous le régime du président-poète, les choses étaient on ne peut plus simples. Soit on était pro-Senghor soit on empruntait la clandestinité. ‘’En fait, il n’y avait à l’époque qu’un pantalon dans ce pays et c’est Senghor qui le portait’’, caricature le doyen Amadou Tidiane Wane qui se remémore une arrestation musclée d’Assane Seck en 1965 à Ziguinchor. ‘’C’était devant moi. Il était emmené manu militari par les forces de l’ordre’’. La liste est loin d’être exhaustive. Membre du Parti du rassemblement africain (Pra), Assane Seck a par la suite rejoint le parti unique d’alors avec ses amis dont Abdoulaye Matar Mbow.

‘’Les brimades ou la prison pour les opposants’’

De 1960 à 1976 (ouverture au multipartisme limité) il en fut ainsi. La lumière tant rêvée des indépendances est restée une chimère pour les opposants au pouvoir. En lieu et place, c’était plutôt des ténèbres, avec une persécution sans répit. Ceux qui avaient choisi de rejoindre le parti étaient récompensés. Pour les autres, c’étaient les brimades ou la prison.

Si Senghor n’a jamais été confronté à une opposition de taille, Diouf n’a pas eu la même chance. Sous son règne, l’opposition prend du poil de la bête, sous la houlette de Me Abdoulaye Wade. Alors se multiplient les cas d’emprisonnement d’opposants politiques, dont le leader de cette opposition. C’était le cas en 1988 et en 1993. Pour la première fois, c’était pour des violences post-électorales. Après procès, l’opposant Abdoulaye Wade, ‘’Pape du Sopi’’, s’en est tiré avec sursis. D’autres responsables du Parti démocratique sénégalais se sont vus infliger de peines plus sévères. C’est le cas du n°2 du parti Boubacar Sall.

Mais comme on a coutume de le dire, à problème politique, solution politique. Après la tempête, c’est le calme. Diouf, qui n’avait pas la même poigne que le président Senghor, revient à de meilleurs sentiments et fait voter à sa majorité une loi d’amnistie. Mieux, il appelle l’opposition incarnée par Abdoulaye Wade à des concertations, lors de son discours à la nation du 31 décembre 1990. Suite au mandat du Bureau politique du Pds, Abdoulaye Wade disait : ‘’Nous avons pris la décision de répondre à l'appel du chef de l'Etat en vue d'une concertation pour la recherche de solutions aux problèmes économiques, politiques et sociaux graves ainsi qu'aux problèmes de la jeunesse qui hypothèquent l'avenir de notre pays.’’

Finalement, Wade se retrouve dans un gouvernement de majorité présidentielle élargie formé le 7 avril 1991. Et le contentieux était ainsi rangé aux calendes grecques. Les affaires judiciaires enterrées. Magistrats et procureurs rangent leurs robes.

Et ce n’était pas la dernière fois que les deux hommes se jouaient de nos lois et de l’opinion. A en croire Amadou Tidiane Wane, Me Wade était ‘’provocateur’’. Et Diouf, souvent, usait de la diplomatie pour éviter une escalade de la violence. Il explique : ‘’Comme je l’ai toujours dit, Abdou Diouf n’a jamais été courageux. A chaque fois que le front social se réchauffait, il appelait l’opposition pour des négociations. Il n’aimait pas le combat. Wade le comprenait et jouait sur ce registre. C’est pourquoi, finalement, Diouf ne maitrisait ni l’Administration, ni l’appareil d’Etat, ni même le parti.’’

Il faut tout de même signaler que même s’il était frileux, comme le dit Amadou Tidiane Wane, certains lui ont reproché d’avoir fait voter la loi sur l’enrichissement illicite en 1981 pour neutraliser ses adversaires à l’intérieur du Ps. D’autres observateurs inscrivent dans le même cadre l’article 80 du Code pénal.

Arrivé au pouvoir en 2000, Abdoulaye Wade va pousser le bouchon encore plus loin, en brandissant le bâton de la prison pour certains de ses adversaires radicaux, la carotte pour les dociles qui acceptent de paître dans les nouvelles prairies bleues. Demandez à Talla Sylla. Sauvagement agressé aux alentours du restaurant Le Regal, le régime libéral a été directement pointé du doigt. Mais l’affaire a été classée sans suite, avec la complicité de certains magistrats.

‘’Sans opposition, le président devient un dictateur’’

Toutefois, selon toujours Amadou Tidiane Wane, ce serait une erreur de lier l’utilisation de la justice à des fins politiciennes aux Etats africains et au Sénégal. ‘’On a vu en France des régimes utiliser la justice pour combattre des adversaires politiques. Cela arrive dans tous les pays. Emmanuel Macron, Président français, n’a-t-il pas usé de ce qu’on appelle ici ‘’la transhumance’’ pour affaiblir les autres partis ? Même si c’est moins grave que les sévices et autres emprisonnements, je pense que la finalité est la même. Il convient toutefois de préciser que dans une démocratie, on a besoin d’une opposition forte. Sans opposition, le président devient un dictateur. Mais on ne peut reprocher à un régime politique de se donner les moyens de sa survie politique en affaiblissant ses adversaires. C’est normal en politique. L’essentiel est que les moyens utilisés soient légaux’’, tranche l’ancien maire de Kanel.

Mais Wade n’usait pas seulement du bâton, il savait aussi faire usage de ruse pour arriver à ses fins. Interpellé sur son recrutement, Atw rétorque : ‘’Non moi, il m’a manipulé. Il savait que j’avais des bisbilles avec Tanor qui m’avait fait expulser du Bureau politique (du Ps). Il m’a alors convoqué dans un premier temps pour me dire qu’il veut être citoyen de Kanel. J’ai soumis la demande au conseil municipal qui a marqué son accord. Par la suite, il est revenu à la charge pour me proposer une collaboration. Je dois dire que nous nous vouons aussi un respect mutuel.’’

De l’homme politique Abdoulaye Wade, M. Wane avoue ceci : ‘’Il était trop politique et calculateur. Abdoulaye Wade est un génie politique. Dans le bon comme dans le mauvais sens. La seule erreur que je lui connais, c’est d’avoir voulu coûte que coûte imposer son fils. Ce qui lui a coûté cher.’’ Comme nombre de Sénégalais, il reste convaincu que ce dernier est à l’origine des différends entre l’ancien président et ses Premiers ministres Idrissa Seck et Macky Sall.

Abdoulaye Wade ne faisait aucun cadeau à ses adversaires. Il les traquait jusque dans leurs derniers retranchements. ‘’Il était féroce dans l’adversité, alliant finesse et témérité’’, résume l’auteur de ‘’Un chaume de mil au cœur du pouvoir’’. A tort ou à raison, il lui a aussi été reproché d’avoir utilisé la justice pour ‘’éliminer’’ des adversaires dangereux.

Par ailleurs, il y a lieu de signaler que Wade n’avait pas toutes les cartes entre ses mains. Il s’est parfois heurté à un refus de certains magistrats dans l’accomplissement de certaines basses besognes. Dans ce lot, on peut citer le bras de fer entre l’ancien procureur de la République Ousmane Diagne et Ousmane Ngom, alors ministre de l’Intérieur. Le parquetier Ibrahima Ndoye, qui s’est signalé dans le dossier des chantiers de Thiès, en refusant de se soumettre aux directives de la hiérarchie…

Quant au président Macky Sall, qui avait inscrit sa magistrature sous le sceau de la rupture, il n’a guère fait mieux que ses prédécesseurs. La gouvernance ‘’vertueuse’’ tant prônée tend plutôt vers une gestion ‘’tortueuse’’, selon beaucoup d’observateurs citant les emprisonnements de Bara Gaye, Moïse Rampino, Alioune Aïdara Sylla, Bara Sady, Aïda Ndiongue, tous d’anciens responsables libéraux. Au même moment, d’autres ex-partisans du Pds se la coulent douce aux côtés de l’homme fort de l’avenue Léopold Sédar Senghor, alors qu’ils étaient visés par des plaintes. L’actuel président est également accusé d’avoir réactivé un tribunal spécial pour mettre hors d’état de nuire un de ses adversaires, en l’occurrence Karim Wade.

Pour Amadou Tidiane Wane, ‘’dans cette affaire, il s’est plutôt agi d’une vengeance personnelle’’. Contrairement à l’affaire Khalifa Sall où le président a été mauvais joueur, selon toujours M. Wane. ‘’Il s’est mêlé à une guerre qui n’était pas la sienne. Il a joué le jeu de Tanor qui ne peut rien lui apporter, car le Ps est devenu une coquille vide. Il aurait dû demander à Diouf de l’aider à réconcilier les deux parties. Ainsi seulement, le Ps pouvait lui apporter quelque chose. Mais Macky est nul d’un point de vue politique’’.

Ainsi, le maire de Dakar, renvoyé devant les juridictions, est la énième victime d’une pratique qui a su résister au temps et aux régimes. Une pratique qui a permis à Senghor de régner avec ‘’une main de fer’’, Diouf de ‘’diviser’’ son opposition, Abdoulaye Wade de l’affaiblir. Et enfin Macky Sall, selon plusieurs observateurs, l’utilise pour écarter tout bonnement ses adversaires supposés être une menace pour sa réélection.   

Mor Amar

 

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