Publié le 3 Aug 2018 - 03:00
ITW - FANTA GUEYE NDIAYE (PRESIDENTE AJS) SUR LES VIOLENCES CONJUGALES

‘’50% des femmes au Sénégal vivent l’abandon de famille’’

 

Ndèye Coumba est devenue tristement célèbre à cause d’une vidéo circulant sur les réseaux sociaux la montrant dans un piteux état, après avoir été battue par son mari. Elle n’a que 17 ans et vit à Touba. Les images émeuvent. Seulement, des femmes qui vivent le même calvaire font légion, selon la présidente de l’association des juristes sénégalaises, Fanta Guèye Ndiaye. Ne croyez pas également que les violences conjugales concernent juste celles physiques. Elles vont au-delà et sont des motifs de divorce en défaveur de celle qui a commis la violence. Les peines encourues par les mis en cause et les amendes sont inquiétantes. Fanta Guèye Ndiaye explique tout ici.

 

En tant que femme, qu’avez-vous ressenti en voyant les photos de la jeune fille battue par son mari à Touba ?

J’étais scandalisée. L’émotion était là, parce qu’en tant que femme, voir une femme, surtout une jeune femme, si on peut le dire ainsi parce qu’elle a 17 ou 18 ans, car tantôt sa famille dit qu’elle a 17 ans tantôt 18 ans, ne peut que nous toucher. On est scandalisé par rapport à l’acte de violence exercé sur une femme. On est indigné. Mais vous savez, ce cas est celui visible parce que les réseaux sociaux ont joué un rôle positif dans cette affaire. C’est grâce à ces derniers que les images ont pu circuler et que les gens ont pu les voir. Mais nous qui sommes dans le combat depuis des années, qui avons des boutiques de droit, qui accueillons des femmes victimes de violences, sommes habituées à ce genre d’images.

Des femmes viennent dans nos boutiques, souvent quand elles se déshabillent pour vous montrer ce qu’elles ont subi, vous êtes scandalisée et indignée. Ce que les gens oublient, c’est que ces violences sont une violation de droit humain de la femme, de sa dignité. Quand on combattait l’esclavage, on disait que c’est une violence contre la dignité humaine. C’est la même chose que les violences que ces femmes-là subissent, surtout dans un ménage et venant d’un mari, un homme qui était censé vous protéger, être votre collaborateur. Je dirais même que plusieurs droits humains de la femme sont violés : droit à la dignité, à l’intégrité physique, l’intégrité morale. Ces derniers sont des droits fondamentaux pour la personne. C’est vous dire qu’au-delà de la femme qui est violentée, c’est la personne humaine qu’il faut voir et se dire que ses droits sont violés.

Combien de femmes victimes de violence conjugale recevez-vous par an dans vos boutiques et peut-on avoir une cartographie des cas que vous traitez ?

Nous menons, depuis quelques années, des campagnes de sensibilisation et de prévention sur les violences. Nous avons formé des para juristes qui nous servent de relais auprès des communautés pour quand même les sensibiliser et attirer leur attention sur des choses et essayer de les aider, de les orienter quand elles sont confrontées à certains cas de violences. Il n’empêche quand même qu’on est cette année un peu inquiet. Nous avons constaté une recrudescence des violences. On l’a dit il y a quelque temps : les auteurs des violences que subissent certaines femmes et petites filles ne se limitent plus aux faits. Ils tuent. Ce sont des cas de viol suivis de meurtre ou de blessures handicapantes pour la femme. On a alerté sur cela à travers des communiqués pour attirer l’attention de tout le monde. Les petites filles sont maintenant, soit kidnappées et violées pendant des jours, soit violées et tuées après.

Quand nous comparons les statistiques de 2017 avec 1319 cas enregistrés sans les chiffres de la région de Kolda et ceux de cette année, rien que pour le premier semestre, on risque à la fin de l’année de se retrouver avec le double ou le triple. Les chiffres qui nous viennent de nos boutiques de la Médina et de Pikine sont inquiétants et ce sont nos lieux témoins. Pikine a enregistré 252 cas dont 194 pour les violences conjugales. On est, rien que pour la région de Dakar, à 606 cas. On se dit qu’on est, soit face à une recrudescence de la violence, soit le silence est brisé.

Le dernier cas est satisfaisant, si c’est cela qui explique cette hausse. L’on sait que quand on dénonce 1 000 cas de violences, il y a 2 000 autres à côté qui sont tues et réglées en famille ou à l’amiable. Il y a des régions où les violences conjugales dominent. Quand je prends l’exemple de Kolda, Ziguinchor et Sédhiou, on se rend compte que les chiffres sont inquiétants. Aujourd’hui, Kolda est à 113 cas dont 99 concernent les violences conjugales. Et l’on sait que les cas étouffés font le triple de ce chiffre. Aujourd’hui, on est parvenu à ce que les gens dénoncent des cas. Dans ces zones-là, les violences conjugales constituent le lot conjugal des femmes. Elles sont banalisées. C’est comme s’il était normal que la femme soit violentée par le mari et même, des fois, par d’autres membres de la famille. Nous essayons d’apporter une contribution à travers les boutiques, mais il reste beaucoup de choses à faire. C’est vrai que le silence est brisé, mais on est toujours confronté à des cas de médiation, le ‘’maslaa’’. C’est un défi à relever. On continue le travail de terrain déjà entamé. Le cas de Touba n’est pas un cas isolé. Il a eu l’ampleur qu’il a eue grâce aux réseaux sociaux qui ont joué un rôle important dans cette affaire.

En droit, qu’est-ce qui est considéré comme violence conjugale ?

Parlons d’abord des violences en général, avant d’en venir à celles conjugales. On dit que c’est tout acte qui entraîne des tourments physiques, moraux, qui touchent l’intégrité physique, morale et sexuelle de la personne. Maintenant, la violence conjugale, c’est quand cette violence-là est subie par l’un des époux et qu’elle est commise par l’un d’entre eux. Donc, cela peut-être le mari ou la femme. Ainsi, c’est dans le ménage que cela se passe. Mais il faut noter que cette violence conjugale prend différentes formes. Elle prend celle physique, morale, économique et sexuelle, dans le ménage. Dans le ménage, entre époux, on peut subir ces différentes violences. Ce qui s’est passé à Touba est effectivement une violence conjugale qui a touché à l’intégrité physique de la femme qui a des blessures qui peuvent la handicaper, même si ce n’est pas à vie. Les cicatrices seront là sur son corps pour lui rappeler cette violence qu’elle a subie.

Qu’est-ce que l’AJS compte faire dans la prise en charge judiciaire de ce cas noté à Touba ?

Nous avons été très tôt saisies, avant-hier (ndlr lundi, l’entretien est réalisé hier), par Ladies Club. Des jeunes de l’AJS font partie de ce groupe. C’est la chargée de communication qui a été saisie de la question. Elle m’a appelée vers 9h pour me faire cas du problème. A l’AJS, on est assez prudent quand même. Puisque cela venait des réseaux sociaux, on a voulu mené des investigations pour voir si les faits étaient avérés.

C’est la démarche de juriste. On a essayé dans ce sens d’avoir des numéros de téléphone et de la famille et de la victime pour vérifier les faits. On s’est rendu compte que c’était avéré. On a cherché en vain le numéro de téléphone de la victime, mais on a pu avoir un membre proche de la famille, une tante, avec qui nous avons échangé et qui nous a confirmé les faits. On ne pouvait pas se déplacer, parce que c’est à Touba. Si c’était à Dakar, on se serait rendu sur place. Quand on a parlé à sa tante, on lui a dit que l’AJS était là pour leur apporter une assistance juridique et judiciaire.

On lui a expliqué qu’on était là pour les aider dans la prise en charge médicale. Vous savez, en cas de violence, la première chose à faire est d’aller à l’hôpital pour que le médecin puisse constater les faits de violence pour pouvoir établir un certificat médical dans lequel sera montrée la gravité des blessures subies. La tante nous a dit que la fille a été amenée à l’hôpital et qu’elle était en train de chercher un certificat médical pour voir quelle suite donner à cette affaire. On lui a rappelé notre volonté. Malheureusement, la famille nous a rappelé pour nous dire qu’elle n’était pas dans les dispositions pour porter plainte. En matière de violence conjugale, ce genre de choses arrive souvent et c’est un problème pour nous les organisations qui luttons pour éradiquer cela. Une violence, tant qu’elle n’est pas dénoncée, elle ne peut pas être prise en charge correctement. L’auteur est là dans la nature et peut récidiver.

Que faites-vous quand vous avez ce genre de cas ?

On est un peu désarmé devant ces cas. Pour le moment au Sénégal, nous n’avons pas de lois qui nous permettent, en tant qu’organisation de la société civile, de porter plainte au nom de la victime. Pour le cas à Touba, quand la famille nous a dit qu’elle est en train de voir si elle va intenter une action en justice ou privilégier la voie de la médiation avec le mari, on s’est dit : il faut qu’on dénonce. C’est ainsi qu’on a fait une dénonciation publique.

Quand vous faites une dénonciation publique, le procureur est obligé de l’entendre. Nous avons saisi le procureur qui est dans la localité et c’est le lieu pour moi aujourd’hui de saluer sa démarche. C’est cela qu’on attend de nos autorités judiciaires. Dès qu’il a eu vent des faits, il a réagi. Il y a actuellement une suite judiciaire qui est donnée à cette affaire. Sans le procureur, on n’aurait pas pu avoir cette suite judiciaire-là. C’est vous dire que les procureurs qui ont pouvoir de déclencher des poursuites, c’est important qu’ils se saisissent souvent de certains cas de violence et de permettre à la victime de porter plainte et de pouvoir avoir une satisfaction morale de condamnation de l’auteur de violence et souvent même être dédommagée pour pouvoir se prendre en charge par rapport aux frais médicaux.

Donc, pour Touba, la femme n’a pas porté plainte ?

On a dit que la femme, en définitive, a porté plainte. Elle est jeune et c’est le lieu pour nous de dénoncer encore ces mariages-là en dehors de la majorité- si elle a vraiment 17 ans et en regardant les photos, on sait qu’elle est relativement jeune. Elle est toujours dépendante de la famille à son âge. Si c’était une femme d’âge mûr qui était au fait de certaines choses, elle prendrait elle-même les initiatives. Mais là, l’initiative est laissée à la famille, parce qu’elle est jeune et n’a pas encore cette maturité-là qui lui permette de prendre les choses en main. Et cela, on le déplore. En tous les cas, il paraîtrait que, finalement, la victime a porté plainte et, cela, on voudrait en être sûr. On avait proposé notre assistance judiciaire. Quand on veut agir judiciairement, nous commettons des avocats pour les victimes. La famille nous a dit que Me Babou était sur le dossier. Nous saluons cela, parce que Me Babou est un avocat avec qui nous travaillons souvent. Quand on a des cas de violence et surtout de viol dans les localités de Touba et Mbacké, quand on veut commettre un avocat, on s’adresse à Me Babou. C’est le lieu de saluer le fait qu’il se soit, de manière spontanée, saisi du dossier.

Concernant toujours Touba, on parle de la famille de la victime qui exerce des pressions sur cette dernière pour qu’elle retire sa plainte. Si elle arrive à la faire reculer, l’action judiciaire sera tout de même maintenue ?

Normalement, parce que l’action publique est déclenchée et si la victime retire sa plainte, elle perd l’opportunité de demander des dommages et intérêts, mais l’action se poursuit. Le retrait de la plainte n’y peut rien.

Dans ce genre de cas, qu’encourt le mis en cause ?

Si je ne m’abuse, l’article 166 du Code de la famille dit que la maltraitance, les injures graves, les coups et blessures peuvent être des causes de divorce. Si la femme introduit une demande, il peut être prononcé au tort du mari, parce qu’il est avéré qu’il y a des faits de violence. Il y a une loi pénale qui sanctionne toute forme de violence de quelque nature que ce soit. Maintenant, pour les violences conjugales, quand elles viennent du mari, on est devant une situation aggravante. Dans un ménage, on dit que les époux doivent non seulement se jurer fidélité, mais chacun doit jurer de protéger l’autre. Quand les violences viennent du mari, nous sommes devant un cas de circonstances aggravantes. Il encourt une peine de prison allant d’un à cinq ans et une amende de 200 à 500 mille. Si l’incapacité temporaire de travail dépasse 20 jours, la peine de prison est ferme sans possibilité de sursis. Ce qui veut dire que normalement, le mari doit encourir une peine ferme, pour le cas à Touba.

Quand une femme est battue par son mari, peut-elle aller voir n’importe quel médecin et quelle est la procédure à suivre après ?

Que cela soit la femme, ou tout simplement, toute personne victime de violence doit songer à deux choses : aller voir un médecin pour constater les faits pour montrer qu’on a été violenté et blessé ; après, il faut porter plainte au niveau de la police, quand on est dans une zone urbaine ou à la gendarmerie quand on est dans une localité reculée. On peut aussi porter plainte directement auprès du procureur. Maintenant, les populations ne sont pas toujours informées des procédures à suivre quand elles sont confrontées à des procédures de violence. C’est pourquoi l’AJS a ouvert un peu partout des boutiques de droit uniquement pour venir en aide aux populations qui sont souvent devant une situation qui nécessite une intervention judiciaire. Les populations sont souvent dans le désarroi, parce qu’elles méconnaissent les procédures. Quand la femme ne sait pas qu’elle attitude adopter, elle peut venir directement à la boutique de droit et dès qu’elle y accède, elle est déchargée de tout. Les consultantes, qui sont des juristes avérées et qui sont dans les boutiques de droit prennent tout en charge. La femme est orientée vers un centre de santé, un hôpital, pour constater les faits, se faire soigner et établir un certificat médical dont le coût est pris en charge par l’AJS. Le certificat médical n’est pas gratuit, même si on se bat depuis des années pour cela. Ensuite, elle vous apporte une assistance juridique, en vous aidant à écrire une plainte et à la déposer.

Après cela, on commet un avocat pour la victime qui viendra suivre la procédure pour qu’on puisse avoir gain de cause. L’AJS ne s’arrête pas là. Dans les boutiques, si on sent que la victime semble être moralement désemparée, l’AJS la prend en charge au plan psychologique. Nous avons signé des conventions avec des cabinets de psychologues, tels que le CGID et nous y référons des victimes. Depuis quelque temps, on est en relation avec le ministère de la Femme, de la Famille et du Genre dans les boutiques qui sont dans les régions. On répertorie les femmes qui sont victimes de violence et qui souvent ont des problèmes de réinsertion sociale et économique. Un projet logé au ministère de la Femme essaie de venir en aide à ces femmes, en finançant des projets générateurs de revenus. Dans la région de Thiès, 40 femmes ont pu être financées dans le cadre de ce projet. Cela est important, parce qu’il permet à la femme qui n’a aucune ressource de se prendre en charge. Souvent, c’est le manque de ressources et d’autonomie financière qui maintient les femmes dans ces liens où la violence est engendrée quotidiennement. Elles sont complètement démunies. Elles ne savent pas où aller. Souvent, elles sont obligées de rester et de subir.

Que faudrait-il faire dans ce genre de cas ?

Il faut un centre de prise en charge de femmes victimes de violence. Quand la femme sait que, quand elle est violentée, elle a quelque part où aller, elle pourrait être prise en charge et être hébergée quelque part, le temps qu’elle se reprenne et qu’elle puisse être assistée. Si elles peuvent à côté avoir de petits financements, la femme ne restera plus là à subir la violence, parce qu’elle est économiquement autonome. Les femmes qui sont souvent financièrement autonomes ne restent pas ou ne veulent pas continuer à accepter la violence. Cela est important.

Vous disiez que les violences physiques sont des motifs de divorce. Et celles morales et économiques ?

Oui, elles peuvent être des causes de divorce. Tout à l’heure, on vous donnera les statistiques de nos boutiques de droit. Le défaut d’entretien, c’est quoi ? Quand le Code de la famille dit que le mari est le chef de la famille, c’est que c’est lui qui a la puissance paternelle. Il doit donc supporter l’essentiel des charges de ménage. Quand le mari délaisse la famille, quitte le domicile conjugal, n’assure plus la dépense quotidienne et la scolarité des enfants, on parle d’abandon de famille. Les textes sont clairs. Si l’abandon de famille est constaté, c’est-à-dire que, si l’homme ne revient pas au bout de 15 jours, ne reprend pas les charges obligatoires qui pèsent sur lui, la femme peut intenter une action. L’AJS est là pour assister ces femmes qui sont dans ces cas-là. Quand une femme vient nous faire part de ce genre de choses, nous constatons l’abandon par huissier et c’est l’AJS qui prend en charge cela. Après, on entame la procédure et le mari est interpellé par le juge, non pas pour divorcer, si la femme ne souhaite pas cela, mais pour un rappel à l’ordre.

S’il ne s’exécute pas, c’est une cause de divorce pour la femme. Il suffit de faire une requête de divorce si vous ne supportez plus. L’abandon de famille a des conséquences dramatiques et sur la femme et sur les enfants. On se focalise souvent sur les violences physiques. C’est vrai qu’elles sont importantes, mais il ne faut pas oublier que les violences morales laissent des séquelles graves. Les jeunes filles qui sont dans les rues et qui vendent de l’eau, des cacahuètes, sont des victimes de l’abandon de famille par l’homme. La femme ne sait pas où donner de la tête. Elle n’a aucune source de revenus. Elle est obligée de livrer ses enfants à la rue pour pouvoir survivre. Nous avons fait une enquête à Pikine, en 2014 ou 2013, sur les petites filles vendeuses. Les résultats étaient catastrophiques. Plus de 80% de ces filles-là étaient victimes de violences sexuelles, allant des attouchements au viol. L’enquête avait révélé que les mamans étaient au courant, mais elles sont démunies et ne disent rien, parce c’est ce que la petite fille apporte qui fait nourrir la famille pour la journée. Donc, cela peut ouvrir la porte à des comportements déplorables. On peut dire que 50% des femmes au Sénégal vivent cet abandon de famille. Notre objectif final est d’arriver à ce que les femmes puissent être autonomes juridiquement, socialement et financièrement. 

BIGUE BOB

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