Publié le 9 Jul 2019 - 23:29
LANCEMENT DE LA ZLECAF

L’économiste Chérif Salif Sy passe au crible l’accord

 

Avec le lancement officiel de la première phase opérationnelle de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), le plus dur reste à faire, selon l’économiste Chérif Salif Sy qui, dans un entretien avec ‘’EnQuête’’, se prononce sur les différents aspects qu’implique cet accord grandeur nature. Il milite pour une industrialisation accrue, afin d’avoir une zone de libre-échange ‘’optimale’’.

 

Officiellement, la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) a été lancée, dimanche dernier à Niamey, par les chefs d’Etat et de gouvernement des 54 pays de l’Union africaine (Ua) signataires de l’accord. Cependant, pour une mise en œuvre efficace de cette initiative, l’économiste Chérif Salif Sy estime que les défis, c’est d’abord, pour les chefs d’Etat, d’apprendre davantage des zones créées à travers le monde.

‘’Il faut aussi considérer tous ces économistes africains qui émettent des réserves comme des parties prenantes de l’opération, construire des passerelles avec eux, les écouter et avoir une confrontation d’experts. Parce que la balle est lancée. On ne reviendra plus en arrière. Il faut avancer et vraiment faire en sorte de réussir cette zone, renforcer les capacités industrielles. Ce qui est le plus grand défi’’, dit-il au téléphone d’’’EnQuête’’.

Au fait, pour l’économiste, sans industrialisation, il est ‘’difficile’’ d’avoir une zone de libre-échange ‘’optimale’’. ‘’Encore que ceci ne résout pas tous les problèmes, si on regarde les grands pays industrialisés. Le libre-échange signifie quand même une circulation des biens, des marchandises, mais dans un contexte souvent difficile, les économies n’ayant pas la même compétitivité. Or, les économies africaines sont si faibles’’, dit-il. Selon l’économiste, ce dont les économies africaines ont besoin, ce ne sont pas des ‘’avantages comparatifs’’. Dès lors, M. Sy préconise la mise en place de filets de sécurité, d’un dispositif d’accompagnement des Etats ‘’faibles et vulnérables’’. Mais surtout, faire de cette zone de libre-échange un espace de ‘’coopération et de solidarité’’.

‘’Il faut fonder le libre-échange sur des avantages coopératifs et non ceux comparatifs. (…) Le Sénégal est dans la dynamique d’ensemble. Il ne s’agit pas de tirer son épingle du jeu face aux autres 53 Etats africains. Il faut que tous les Etats africains se réalisent dans ce dispositif. C’est cela la contrainte des Etats faibles, que les grands pays en profitent. Il faut instaurer un climat de confiance, des instruments de veille’’, prévient-il.

‘’Nous avons l’impression d’une sorte de précipitation, depuis l’arrivée de Kagamé’’

Pour l’économiste, l’Afrique est la région du monde où le désir d’unité est la ‘’plus forte’’. D’ailleurs, il rappelle qu’on entend les jeunes, les anciens, les panafricanistes dire qu’ils sont ‘’contents’’ et parmi eux, il y a même des ‘’anti-Cfa’’.

Cependant, M. Sy signale qu’il ‘’ne s’agit pas de freiner’’ l’élan d’intégration africaine.

Sur ce, il appelle quand même à la vigilance. ‘’C’est un peu se poser la question de savoir que pourrait donner la zone de libre-échange dans des espaces où il n’y a pas d’industrialisation effective des Etats. La production manufacturière des pays africains est extrêmement faible. Et les marchés sur le continent sont dominés par les multinationales qui ont de grandes capacités de production et qui bénéficient d’importantes économies d’échelle. Ça, c’est un problème qu’il faut gérer’’, renchérit notre interlocuteur.

Avant de relever le problème de ‘’mise à niveau’’ sur lequel il pense que les autorités monétaires et les chefs d’Etat et les techniciens feront le ‘’travail nécessaire’’. Ceci, pour que cette zone de libre-échange fonctionne ‘’assez-bien’’. ‘’En tout cas, nous avons l’impression d’une sorte de précipitation, depuis l’arrivée du président du Rwanda Paul Kagamé. Et cela ne rassure pas du tout. Il faut y penser. S’il faut faire une zone de libre-échange sans un mécanisme de compensation pour soutenir les Etats faibles, cela peut être un problème. Mais je ne dis pas que cela ne sera pas fait. En cours de route, ils peuvent le faire’’, poursuit M. Sy. 

‘’Le Nigeria est un pays responsable, qui a voulu prendre le temps de réfléchir’’

Pour ce qui est du cas du Nigeria qui a signé l’accord au dernier moment, Chérif Salif Sy soutient que c’est un pays ‘’responsable’’, qui a voulu prendre le temps de ‘’réfléchir’’, pour voir les contours de l’offre qui lui était faite. Même si, compte tenu de sa capacité de production manufacturière, avec des Etats qui n’en font pas, pour dire la vérité des choses, des frontières qui sont des passoirs, la présence de multinationales, le Nigeria devrait, selon lui, ‘’apprécier’’ tout cela avant de prendre une décision.

‘’Ce qui l’a rassuré, pour le moment, c’est le fait que tous les pays signataires sont d’accord sur le fait qu’on aura une zone de libre-échange qui va être effective progressivement. Mais c’est une affaire qui n’est pas gagné d’avance. Quand bien même l’avenir n’est écrit nulle part. Il faut réfléchir. Le souhait des Africains est effectivement qu’il y ait une Afrique unie où il y a un marché commun, une union douanière, une circulation de la production et des personnes’’, précise-t-il.

L’économiste attire aussi l’attention sur les déclarations des autorités politiques sur les bienfaits de la Zlecaf. D’après lui, d’aucuns traduisent, vraiment, ‘’l’imprudence de certaines autorités et quelquefois le volontarisme’’. ‘’Ce n’est pas parce qu’on veut qu’on obtient forcément ce qu’on veut. Comment peut-on prouver ce genre de déclaration ? J’ai lu que le commerce va passer immédiatement de 13 à 62 % en 2022. Ce n’est pas réaliste et cela décrédibilise le projet. Il faut qu’on soit un peu plus responsable. Il n’est interdit à personne de faire le pari de la réussite de la zone de libre-échange. On ne sait pas encore si les entreprises vont en profiter face au reste au monde. On n’a quasiment pas d’entreprises industrielles. Il faut tenir compte de cela’’, prévient-il.  

Pour lui, avec cette intégration commerciale régionale, il y a un ‘’risque’’ pour les entreprises locales. Car même les entreprises industrielles ‘’ne bénéficient pas d’économie d’échelle’’ comme les grandes industries. Leur coût unitaire de fabrication reste encore ‘’très élevé’’, de même que leurs charges. ‘’Comment, dans ces conditions, compétir avec de grosses industries qui sont à travers le monde ? D’autant plus qu’il y a des risques. Et ça aussi, il faudra que l’Union africaine (Ua) veille à cela. Des pays peuvent faire entrer des produits de ces multinationales et leurs faire traverser les frontières. Ça aussi, c’est des inquiétudes. Cependant, il faut faire des paris, s’y engager, écouter les gens, dans la mesure où leurs réponses sont constructives, pour améliorer, dès à présent, tout ce qui mérite de l’être’’, préconise l’économiste.

Ayant été rapporteur général du Groupe de l’Ua pour la création des institutions financières de l’Union, M. Sy indique que, pour le moment, la monnaie ‘’n’est pas le problème’’ dans ce processus. Mais elle fait partie des challenges à prendre en compte. Bien que l’Ua travaille sur une monnaie unique.

Les points phares du sommet de Niamey

Le sommet de Niamey a été un tournant décisif dans la mise en œuvre de la Zlecaf, avec le lancement officiel de l’accord. Un moment marqué par l’adhésion du Nigeria et du Bénin qui ont apposé leur signature à cette occasion. Ainsi, la rencontre de Niamey a permis aux chefs d’Etat de l’Ua et notamment ceux des pays signataires, d’adopter 5 instruments du traité. Il s’agit, entre autres, des règles d’origine, des listes de concessions tarifaires dans le commerce des biens, du mécanisme en ligne de surveillance et d’élimination des barrières non-tarifaires continentales, de la Plateforme panafricaine de paiements et de règlements numériques (Papss) et de l’Observatoire africain du commerce.

La capitale ghanéenne a été choisie pour accueillir le siège du Secrétariat général de la Zlecaf. Il convient de noter que le Sénégal avait aussi déposé sa candidature pour l’abriter, de même que l’Eswatini (ex-Swaziland). Sur son site, ‘’Jeune Afrique’’ rapporte que la question du passeport unique africain et celle du projet de marché unique aérien n’ont pas connu d’avancées significatives. ‘’Le traité instituant la Communauté économique africaine sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et le droit d’établissement a été signé par 32 pays, lors du précédent sommet à Kigali, l’an dernier. Mais, à l’heure actuelle, il a uniquement été ratifié par le Rwanda’’, renseigne la même source.

Il convient de rappeler que la Zlecaf est la plus grande zone de libre-échange au monde. Elle regroupe 54 pays avec 1,2 milliard de personnes et plus de 3 000 milliards de dollars de produit intérieur brut (Pib) attendus. En plus de créer un marché massif, l’accord élimine 90 % des droits de douane. Ce qui, selon leurs défenseurs, encouragera les investissements directs étrangers en créant et en facilitant l’entrée sur un marché ‘’plus vaste, unique et homogène’’ de biens et de services.

MARIAMA DIEME

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