Publié le 9 Mar 2023 - 22:22

Les deux hontes de Tondibi

 

Roman de Mamadou Bamba NDIAYE

Ed. Harmattan Sénégal – 2021 – 236 pages

I. INTRODUCTION

Quand Mamadou Bamba Ndiaye m’a fait l’honneur de m’offrir son roman, la première question qui m’est venue à l’esprit, après avoir lu le titre, était de savoir ce qu’était « Tondibi ». Etonné, il m’a répondu, pensant certainement que je savais : « mais Momar, c’est la guerre de Tondibi ! ». J’avoue que ça ne m’avançait pas beaucoup. Mais, je faisais donc comme si… Or, je n’avais aucune connaissance de cette phase de l’histoire africaine, aucun souvenir d’avoir rencontré ce nom dans mes maigres lectures. Il me fallait donc effectuer des recherches pour en savoir plus que ne disait le titre.

J’ai pu ainsi lire le roman avec plus d’aisance même si j’ai été perturbé par son architecture et presque perdu par l’imbrication des récits qui m’empêchait de retrouver le fil conducteur. Cette première lecture m’avait laissé un goût de confusion, avec le sentiment que j’étais passé à côté d’un message important que je ne parvenais pas à saisir avec précision. C’est quand Bamba m’a sollicité pour présenter l’ouvrage à cette séance de dédicace, que j’ai repris le roman pour moi-même d’abord avant les autres, pour me faire une opinion précise des bribes confuses qui m’occupaient l’esprit et trouver des réponses à mes interrogations propres. Alors, j’ai relu « Les deux hontes de Tondibi », crayon en main, pour en percer le secret, ou ce qu’il en était pour moi. C’est dire qu’il faut, pour bien comprendre l’ouvrage de Bamba, payer le prix de la patience et de l’attention et ne surtout pas se laisser emporter par le fleuve impétueux du récit passionnant de Cheikhouna Baké.

II- RESUME DE L’HISTOIRE

La quatrième de couverture présente bien les éléments de compréhension du roman en campant l’histoire de Cheikhouna Ndiaye, Président Directeur Général adjoint d’une puissante multinationale basée à Paris, en proie à un dilemme devant lequel il a du mal à opérer un choix. Le narrateur, Cheikhouna Ndiaye, raconte l’histoire de sa vie.

On est en l’an 2035, Cheikhouna a 49 ans et fête son anniversaire un 28 avril. Occasion, pour lui, de dérouler son parcours, depuis sa naissance d’un père instituteur, ses déviances et errances de jeunesse, ses réussites scolaires puis académiques à Paris, avant sa réussite professionnelle. Son mariage avec l’avocate, Mame Fary Ndiaye, une cousine (répétition de l’histoire car lui-même est le fils de la cousine de son père), lui donnera un fils appelé Petit Abibe.

Sa réussite professionnelle le propulse à la fonction de chef de service commercial de la CRPR, où ses qualités sont appréciées et lui offrent l’opportunité de mener des missions au Kongo pour le compte de sa société qui fera de lui l’adjoint au Président Directeur Général et un actionnaire. Finalement, Cheikhouna est affecté à Ndarouka pour l’exploitation d’un minerai rare et rejoint son poste seul, sans Fary ni Abibe.

Son nouveau statut le met en présence de beaucoup d’interrogations, sur ce qu’il est devenu à force de travail mais également de cynisme et d’ambition sans bornes. Alors, surgissent en lui des remords devant ce qui lui apparaît comme un décalage par rapport aux enseignements et valeurs reçus de ses parents.  

Chemin faisant, Cheikhouna découvre les transformations qui s’opèrent progressivement chez son fils, Petit Abibe, dans son regard chargé de reproches sourds, dans sa manière de prier, son port vestimentaire, ses fréquentations, etc. Autant d’actes qui font penser à une radicalisation idéologique dans l’intégrisme islamiste qui va l’amener à commettre l’irréparable, avec l’attentat qu’il commet en se faisant sauter avec le professeur Lougan connu pour ses idées racistes et islamophobes. (p.225).

Comme dans un rêve, le jour de son anniversaire, il reçoit la visite d’un vieil homme (son aïeul) qui lui insuffle le récit de son ascendance. Cette connexion, genre Bluetooth agit comme un mécanisme à remonter le temps, pour aller à la découverte de ses origines lointaines. Ainsi, il apprend que son aïeul Makhoudia Ndiaye est le descendant de Mabanji, de son vrai nom, Diw Ndiaye. Celui-ci, converti à l’Islam, est rebaptisé du nom du prophète Mamadou. Ce nom ajouté à celui de sa mère Bandji Seye, lui donne le surnom de Mabanji. Il est lui-même descendant du légendaire Ndiadiane Ndiaye (de son vrai nom Amar Mouzid Ndiaye), fondateur de l’empire du Diolaf.

C’est cet aïeul, Makhoudia qui a reçu le saint homme Cheikhouna Bake et accédé à sa demande de lui fournir sept enfants de sa famille devant l’accompagner dans sa mission, satisfaisait ainsi une des conditions prescrites au saint homme pour la réalisation de la ville de Tougba.

Cette transmission du récit du Grand-père Makhoudia Ndiaye à son petit-fils Cheikhouna Ndiaye ou ce voyage dans le passé plonge celui-ci dans un océan d’interrogations se résumant à ceci. A quoi sert la restauration de la conscience historique ? Question essentielle posée le professeur Cheikh Anta Diop dans sa quête de la vraie histoire de l’Egypte antique, de l’antériorité de la civilisation noire sur toutes les autres.

Mais Cheikhouna trouvera les réponses dans les enseignements tirés de sa pérégrination spirituelle :

- « le savoir doit servir à bien agir plus qu’à bien dire… » (Séra dixit…).

- « que mon passé soit ma foi et ma force… pas esclave en révolte vibrante, mais solide reconstructeur de ma présence première au monde »,

- « que j’aie l’intelligence de redécouvrir la profonde unité culturelle de l’Ouestafricain… » dont « le germe primordial est le Takrur… »,

- « que j’efface les deux mots honteux de Tondibi, pour écrire à leur place les mots audacieux de solidarité et de puissance qui feront demain la renaissance de l’Etat fédéral ouestafricain. » (p.179)

Autant d’éléments qui concourent à lui préciser sa mission sur terre : « tu es Cheikhouna, donc, agis en Cheikhouna » (p.227). « Tu es avant tout l’incarnation vivante d’un projet, celui de la survie d’un peuple face à la domination coloniale par la formation scientifique et morale de sa jeunesse… accomplis ta mission, celle de mobiliser ton savoir, ton avoir, ton pouvoir, pour guider et servir tes parents démunis, incultes et malheureux… » (p.227).

III. L’INTERET MULTIPLE DU ROMAN

Le roman de Bamba Ndiaye présente une multitude de centres d’intérêt qu’il nous est impossible de les traiter tous. Nous avons eu vraiment l’embarras du choix des points d’intérêt offerts par l’ouvrage. Un choix quelque peu douloureux, tant il y a de la richesse dans « les deux hontes de Tondibi ». Il faudrait certainement des lectures plurielles croisées pour en aborder l’essentiel, sans en épuiser la totalité. Pour notre part, nous en prélevons ces quelques pépites.

1. Sur le plan littéraire

L’ouvrage de Bamba Ndiaye est garni d’évocations littéraires scintillant de mille feux qui illuminent le livre et révèlent la grande culture littéraire en français comme en langue nationale wolof de l’auteur, et son attachement pour la discipline qu’il pratique avec passion. Ses écrits en témoignent largement. Retenons ici, les éléments suivants.

a) « La Chanson de Roland » poème épique du XI° siècle qui raconte la bataille de Roncevaux où Roland, chevalier de Charlemagne, a perdu la vie avec son ami Olivier (dans « l’Êpitre de Kala sur la risibilité du racisme », p.66).

b) « Les Misérables » de Victor Hugo nous est rappelé à travers le dilemme cornélien de Cheikhouna que l’auteur rapproche du drame de Jean Valjean (P.231-232).

c) L’évocation du poète Lautréamont, de son vrai nom Isidore Ducasse, rappelle « les Chants du Maldoror », vers 1869 (p.188).

Pour la littérature en langue nationale wolof, Bamba nous fait découvrir des aspects de l’œuvre de :

d) Sérigne Moussa Ka est évoqué à plusieurs reprises dans le roman. (p.21-22), « l’Êpitre de Kala sur la risibilité du racisme » (p.63-67).

e) Samba Diarra Mbaye dont la poésie a été largement visitée par celui qui avoue son amour particulier pour ce poète en langue wolof qui l’inspire (p.232, 233, 234)

f) du vénéré Cheikhouna Baké : p.30-31, p.61 poème de C.Baké dédié à la ville de Tougba : extrait de son poème : « Quête du double bonheur » (p.168-169) sur St-Louis

2. Intérêt Historique

Le roman de Bamba Ndiaye peut se lire comme un traité d’histoire sur l’Afrique, tant les éléments de détails historiques sont consignés avec précision à travers l’utilisation d’outils techniques comme les notes en bas de page pour expliciter les aspects soulevés et/ou les documenter. C’est là une démarche scientifique propre aux chercheurs dans la discipline de l’histoire.

L’Histoire de l’empire Ouestafricain déployée sur des siècles (du III° au XVII° siècle) est largement visitée dans le roman.

a)- L’empire du Ghana (ou empire du Ouagadou), un ancien empire africain qui a existé du III° Siècle, avec Kaya Magan Cissé, au XIIIe siècle de notre ère dont le centre se trouve dans la zone frontalière actuelle entre le Mali et la Mauritanie. Ayant pour capitale Koumbi-Saleh, il est le premier des trois grands empires marquant la période impériale ouest-africaine (p.128-131).

b)- L’empire du Mali avec Kanka Moussa empereur du Mali (Ouestafrique). La vidéo le montre au Caire (en juillet 1324, XIV° s). Ses bienfaits sont bien évoqués : partout où il séjourne, il finance la construction d’une mosquée, chaque vendredi. Il distribue des lingots d’or de manière incessante (p.131-133).

c)- L’empire du Songhai est celui des Askia. L’Askia Mouhamed, après son coup d’Etat contre le cruel tyran Sonni (Ali ber). Rénovateur de l’Etat et bâtisseur, de son pèlerinage à la Mecque, il est revenu auréolé du titre de 11° Calife des musulmans, commandeur des croyants (p.133-135).

d) Histoire de la bataille de Tondibi (le 12 mars 1591, XVI° siècle)       entre les troupes de Koram (7.000 hommes) conduites par le gouverneur Jouder et l’armée de l’aksia Isaac empereur de l’ouestafricain (empire du Soudan) forte de 40.000 combattants est remportée par Jouder. Une victoire remportée grâce à la poudre et aux canons des Anglais. Témoignage des actes de bravoure des soldats soudanais qui « s’attachent les genoux et s’assoient sur leurs boucliers jetés au sol » (p.120) pour ne pas fuir et attendre la mort (rappel de la bravoure des guerriers du Cawdior qui chargeaient leurs pantalons de lourdes pierres pour s’interdire de fuir devant l’ennemi).

Cette défaite de l’empire soudanais « marque l’effondrement du pouvoir impérial Ouestafricain. Elle constitue la première honte de Tondibi. A la suite de cette défaite, survient la deuxième honte de Tondibi avec le coup d’état perpétré par les fils de l’askia Mouhamed, destitué et envoyé en exilé à Gourouzey.

L’histoire de la colonisation de l’Afrique et de ses méfaits, avec ses crimes, notamment dans le territoire Chinigalais sous l’administration de Feder dont la cruauté est restée légendaire.

3. Intérêt Politique

Bamba procède à un véritable procès de la colonisation et du système colonial sur l’ensemble de l’ouvrage. Sur plusieurs passages, il dénonce la politique coloniale française de pillage économique et de prédation des richesses, en sus de l’attaque systématique de la culture (p.95-97).

J’ai été particulièrement frappé par la profondeur de la pensée politique de Bamba qui, utilisant l’un de ses personnages principaux, Cheikhouna Baké, expose ses convictions politiques.

C’est ainsi qu’en réponse à l’invite de ses partisans à faire le jihad contre les Rançais, Cheikhouna développe une analyse politique lucide basée sur l’expérience des jihads passés, la situation des populations et la mission que le Seigneur lui a confiée, pour récuser l’usage de la force : « Ma mission est de vous éviter les errements passés et de vous ouvrir une voie nouvelle et heureuse. Ma méthode consiste à lentement broyer le mil de la domination étrangère dans le silence des molaires, loin du tapement bruyant du pilon contre le mortier » (p.105).

Cette lucidité politique est, pour l’auteur, une leçon à apprendre aux jeunes, à nos enfants qui entrent en politique par colère, prêt à donner leur vie pour l’idéal de liberté. Elle correspond à ce que Lénine, Bamba me permettra bien, comme du reste il se l’est permis largement dans son roman, de citer à mon tour Lénine. Celui-ci dans son célèbre ouvrage « La maladie infantile du communisme (Le Gauchisme) » indique ce qui suit : « la politique est une science et un art qui ne tombent pas du ciel … la science veut d’abord que l’on tienne compte de l’expérience des autres pays, surtout si les autres pays capitalistes eux aussi, connaissent ou ont connu récemment une expérience sensiblement analogue. Elle veut en second lieu, qu’on tienne compte de toutes les forces : groupes, partis, classes et masses agissant dans le pays, au lieu de déterminer la politique uniquement d’après les désirs et les opinions, le degré de conscience et de préparation à la lutte d’un seul groupe, d’un seul parti. » (Edition en langues étrangères – Pékin 1970, p.78-79).

Cheikhouna Baké, nous semble-t-il, est dans cette démarche scientifique en tenant compte de l’expérience des jihads des prédécesseurs (El Hadj et Madiakhou) mais également de la situation et de l’état d’esprit des populations qui aspirent à la paix «pour adorer le Seigneur et mener une vie agréable » (p.104)

Voilà sur quoi Cheikhouna fonde son option pour la paix : « C’est pourquoi je veux vous faire aimer la paix. Elle est meilleure que tout. Toute chose conquise par la violence peut être obtenue, et plus encore, par la paix. » (p.105).

Poursuivant, il indique : « l’indépendance ne réside pas dans la solitude ombrageuse mais dans l’intelligence, le courage et l’ouverture. C’est pourquoi, si révoltantes que soient votre frustration et votre colère, souvenez-vous toujours de ceci : j’ai fait de la paix votre arme et votre victoire. Armez-vous de paix et vous triompherez ! Voilà, je vous appelle à ce jihad. Laissez vos ennemis tranquilles, déclarez la guerre à vos propres défauts, soyez vous-mêmes votre champ de bataille» (p.106)

C’est un véritable cour politique magistral que Cheikhouna délivre à ses disciples en parlant de superstition qu’il faut bannir et de travail à sacraliser car « le travail est adoration du Seigneur, exercice décent de la vie, porte de la liberté et clé du bonheur » (p.107).

Ces enseignements politiques sont d’une brûlante actualité avec le développement dans notre pays et à l’international du populisme abêtissant et violent, plongeant le monde dans un océan d’incertitudes. D’autres faits de l’histoire politique africaine sont rappelés à notre mémoire :

- l’exemple d’intégrité de Mamadia, premier chef d’Etat chinigalais. L’histoire du lit rafistolé de Mamadia, etc. Bien connue dans le milieu populaire.

- la tragédie du président du Togo Sylvanius Olympio assassiné pour avoir décidé d’abandonner le franc Cfa pour battre sa propre monnaie ; Lumumba, etc., celle de Félix-Roland Moumié et de sa femme (p.100).

On ne peut fermer ce chapitre sans souligner l’attachement encore vivant de Bamba à l’idéologie du marxisme avec l’évocation de Marx avec son Capital (p.44, 47) et de Lénine (p.228, 230).

L’actualité de l’intégrisme islamiste avec ses activités terroristes est bien présente dans le roman, à travers l’action du fils de Cheikhouna Ndiaye, Petit Abibe et des organisations islamistes (p.205-207). L’auteur met à jour leurs projets funestes (p.215).

IV- DE L’ESTHETIQUE DU ROMAN

1. Fiction ou réalité ?

Dans ce roman, la fiction côtoie le réel, se mélange avec lui au point que l’on ne peut les distinguer, les démêler. Quand on croit tenir en main le réel, il s’échappe pour nous laisser entre les doigts la fiction. Que ce soit dans le récit, où l’on s’interroge sur la véracité des faits racontés, dans les noms des personnages mis en scène, ou des lieux nommés. Le résultat est le même : on reste dans l’indécision, incapable de trancher. C’est ce jeu de cache-cache entre le réel et la fiction, entre le vraisemblable et le merveilleux que l’auteur joue avec nous, les lecteurs. Si bien que quand il nous interpelle directement, nous promettant de nous édifier sur telle question ou nous assurant de son ignorance sur tel fait, nous ne savons plus à quoi nous en tenir. Bien entendu, nous devinons après coup tout l’amusement jubilatoire avec lequel l’auteur se joue de nous. Faisant preuve d’un froid détachement, il nous laisse là avec notre « douleur » pour passer à autre chose.

Il suffit pour s’en convaincre de se poser la question simple de savoir si Cheikhouna Ndiaye c’est Bamba Ndiaye ou non ? S’il a habité les lieux dits de son enfance ? A-t-il fait carrière dans les mines, même si, aujourd’hui il occupe (réellement) une fonction relevant du domaine, en tant que PCA de la Somisen-SA. Je m’en arrête là...

La dimension du merveilleux dans le roman mérite également d’être saisie, entre autres, à travers l’évocation du Mahdi, Mamadou Touré qui, envoyé de Dieu sur terre ouestafricaine, traverse les siècles pour, à chaque époque, s’incarner à travers les empereurs ou des saints comme Ahmed Baba, pour sauver les hommes… Mamadou Touré, immortel, a commencé sa carrière en 333, quatre siècles avant l’empereur carolingien Charles Magne fondateur de l’empire ouesteuropéen (p.127), indique l’auteur.

2. La construction du narratif « en tiroirs » :

L’auteur utilise bien la technique du « roman à tiroirs » qui lui permet d’enchâsser des récits, les uns dans les autres et de lier ainsi plusieurs destins inextricables. Il réussit ainsi à exprimer la complexité de la vie, du monde, de l’humain. C’est tout un art exigeant cohérence et patience pour construire une œuvre séduisante et digne d’intérêt.

Il semble bien que le choix de l’auteur ne soit pas fortuit dans la mesure où une telle technique s’inscrirait bien dans « la confrontation-fusion entre les traditions narratives orientales musulmanes et occidentales chrétiennes au cours du Moyen Âge… » (Wiképédia). Ce faisant, l’auteur Bamba Ndiaye réussit bien ainsi à inscrire son roman dans des traditions narratives pertinentes et historiquement fondées. Cela confirmerait ainsi l’affirmation selon laquelle, les choix de Bamba ne sont pas le fait du hasard, mais relèveraient bien d’un parti pris délibéré dicté par la vérité historique à laquelle il tient plus que tout.

A mon avis, même s’il est le récit de départ, récit déclencheur du roman à partir duquel tout est enchâssé, le récit principal est bien celui de Cheikhouna Baké pour deux raisons au moins. Raison quantitative : le nombre de pages (10 sur 13 ch.) consacré au récit du saint-homme. Raison qualitative pour les multiples enseignements de celui-ci et l’attachement que l’auteur, qui ne cache pas son allégeance à C.Baké son homonyme.

Le récit de Cheikhouna Ndiaye : parcours scolaire, académique et professionnel brillant, avant la découverte de son destin propre, de sa mission à l’exemple de son homonyme. Ce récit enclencheur où le narrateur se raconte ne tient que sur trois chapitres (1-12-13). Personnage marqué par un dilemme (culture occidentale/culture ouestafricaine)

Le récit de Makhoudia Ndiaye, grand-père de C.Ndiaye  : histoire de la famille Ndiaye, destin du grand-père et de ses origines (ch.5). Evocation de l’histoire des gens de Farindiaye, descendants du légendaire Ndiadiane Ndiaye (de son vrai nom Amar Mouzid Ndiaye), fondateur de l’empire du Diolaf.

L’épopée de Cheikhouna Baké: du saint-homme, « accélérateur du destin des hommes » dont l’Odyssée s’étale sur 10 chapitres sur les 13 que comporte le roman.

C’est 44 mois après la mort de son père, que Cheikhouna Baké a décidé de faire une déclaration définissant les rapports qui vont désormais prévaloir entre le roi Ladior et lui, successeur de Mamor, ancien conseiller du Damel. Le Projet de Cheikhouna de fonder la ville de Tougba et les conditions de sa réalisation dictées par le Seigneur sont déclinés

L’administration coloniale dirigée par Feder échafaude toutes sortes d’accusations fantaisistes à son encontre : sédition, complot, insurrection, etc., tout y passe. Mais Cheikhouna, qui se présente comme « l’accélérateur du destin des Baké » (p.81),  refuse de prendre le chemin du Jihad et opte pour une résistance pacifique, en partant des propos que lui a tenus le prophète « le temps du Jihad armé est révolu…», il « est devenu un piège infernal pour les croyants… » (p.82).

Malgré tout, les colons n’ont de cesse de développer leur persécution. Ils procèdent à son arrestation et à sa détention à Saint-Louis. Ils tentent toutes sortes de sévices, en vain : tentative d’assassinat par une vipère introduite dans sa cellule, introduction dans la cage aux lions, etc., avant la tenue d’un procès expéditif dont le verdict attendu le condamne à la déportation au Gabon avec une bourse mensuelle de 50 F (170-176).

3. Usage répété des mots et/ou proverbes wolofs ou d’une traduction littérale du wolof au français : « ombre » (takkandeer), « petits-pieds » (tuut-tànk) (p.84), une autre originalité de l’écriture de Bamba qui mêle le français au wolof, sa langue maternelle, expression irrépressible d’une identité qui refuse de se laisser étouffer par la langue officielle dominante. Et cela donne une saveur particulière au roman. « Lii moom du rekk neex, dang ciy tàqamtiku » !

« toog muy dox » (p.101), « Sujaajati-sujaajaat » (p.109), « sikar » (p.110)

« wàllay », l’âme aime les bonnes choses ! (p.131)

« Reew Badof » nom du Président corrompu…(p.209)

4. Usage de la vidéo : procédé original et heureux de l’auteur consistant à tirer parti des outils de la technologie moderne des Bluetooth et WhatsApp pour permettre de lire l’avenir de ses personnages.

- La vidéo intérieure de A. Lô lui projette les images de l’avenir de son beau-fils promu à un destin plus valeureux (p.76-79).

Les Vidéos intérieures de Makhoudia tournent pour révéler des éléments de l’odyssée de Cheikhouna Baké :

V.1 : Cheikhouna à l’île de Wirwir premier lieu de déportation avec le papillon porteur de leurs poèmes, par lesquels ils échangent des nouvelles (p.85).

V.2 : le destin des 7 enfants de Makhoudia dont le souffle de vie se transfère dans la pierre inaugurale fondatrice de la ville de Tougba. Mission accomplie ! (p.86).

V.3 : dans son dernier lieu d’exil, Diaryem, Cheikhouna reçoit Astou Diop et ses 2 petits enfants, dernières traces de Makhoudia sur terre que Cheikhouna tient à préserver, en les confiant à son frère Sidi Anta (p.86-87).  

- C’est par la même technique de la vidéo que le parcours africain du Mahdi Mamadou Touré nous est divulgué :

V.1 : il est maître de l’empire du Ghana (ouestafrique) appelé pays des « prairies d’or » avec comme capitale Koumbi-Salé.

V.2 : Incarnation de Mamadou Touré en Kanka Moussa empereur du Mali (Ouestafrique). La vidéo le montre au Caire en juillet 1324 sur la route du pèlerinage à la Mecque, accueilli par le sultan Nasir. On dit de lui que partout où il séjourne, il finance la construction d’une mosquée, chaque vendredi. Il distribue des lingots d’or de manière incessante

V.3 : Mamadou Touré apparait sous les traits de l’askia Mouhamed, après son coup d’Etat contre le cruel tyran Sonni (Ali ber), rénovateur et bâtisseur de l’Etat. De son pèlerinage à la Mecque, il est revenu auréolé du titre de 11° Calife des musulmans, commandeur des croyants.

5. Des morceaux poétiques

-De l’auteur lui-même : p.20, p.78, p.112 (d’allégeance Séra), p.135, p.179

-De Moussa Kala : p.21-22, p.30-31 (S. Moussa Ka ?) :

Epitre de Kala contre le racisme p.63-67

De Cheikhouna Baké : p.30-31, p.61 poème de C.Baké dédié à la ville de Tougba : extrait de son poème : « Quête du double bonheur », p.168-169 sur St-Louis

De Samba Diarra Mbaye : p.232, 233, 234

6. tableau du peintre

Belles images (bleu océan, blanche salive, noire des roches, clarté de l’aube) composition de mouvements, un ballet aux rythmes lents, tout est ici vie (p.226-227), rythme qui apaise et donne la vision du saint homme qui rassure (p.227). L’écrivain se mue en peintre réalisant une belle composition d’un tableau plein de couleurs.

V- CONCLUSION

L’ouvrage de Bamba Ndiaye est assurément d’une richesse exceptionnelle. Il présente l’allure d’un essai d’histoire portant sur les empires de l’Afrique de l’Ouest, celle d’un panégyrique de son Maître Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, dont il magnifie les enseignements spirituels, politiques, sociaux, etc. ; celle d’un militant politique d’option révolutionnaire anti-impérialiste dénonçant les politiques impérialistes de pillage des ressources africaines, de promotion d’un nationalisme progressiste.

Formé au marxisme-léninisme, Bamba n’a pas oublié ses enseignements dont les principes affleurent sur les lignes du texte qu’il nous propose. Même les enseignements de son Maître sont empreints de cette culture du marxisme-léninisme.

Mais Bamba se révèle surtout être un panafricaniste qui tient à l’unité africaine. Un engagement qui suinte à travers l’évocation pleine de nostalgie et de fierté des empires glorieux de l’ouest africain et dont les défaites, à Tondibi et dans l’empire constituent pour lui les deux hontes, les deux affronts que les africains doivent avoir à cœur de laver. Défi historique qui mérite tous les sacrifices et qui doit être un viatique à transmettre aux jeunes du continent.

Peut-être que pour Bamba, ce qui, après tout, importe le plus c’est pour l’homme qu’il est de ne jamais oublier ses racines et de garder intactes dans sa mémoire les valeurs dans lesquelles il a été éduqué. Valeurs humaines fondamentales qui nourrissent son engagement pour sa collectivité, pour son continent et qui déterminent sa mission essentielle, celle d’être au service des siens.

Pour toutes ces qualités, sa richesse incontestable et son humanisme, sans oublier son esthétique d’une originalité inspirante, cette œuvre de haute facture mérite d’être lue et discutée dans un cadre encore plus large.

Dakar, le 5 novembre 2022

El Hadji Momar SAMBE

 

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