Publié le 9 Jan 2019 - 17:51
LIBERTES ET PROTECTION DONNEES PERSONNELLES

Le grand exorcisme de la magistrature

 

Les acteurs de la justice et les pouvoirs publics ont disséqué, hier, à la rentrée solennelle des Cours et Tribunaux, les enjeux sécuritaires, économiques et judiciaires qu’implique le traitement des données à caractère personnel.  

 

‘‘Equilibre kafkaïen’’. C’est le qualificatif qu’a trouvé le conseiller à la Cour d’appel de Kaolack, Ousmane Guèye, pour qualifier les calculs d’épicier auxquels il va falloir procéder pour trouver la bonne recette entre préservation des libertés et le caractère intrusif et invasif des technologies de l’information et de la communication. Le magistrat, qui a eu l’honneur de lire le discours d’usage à la rentrée solennelle des Cours et Tribunaux dont le thème portait sur la protection des données personnelles au Sénégal, a exposé tout le travail de fourmi qu’il va falloir accomplir pour maintenir ce fragile équilibre.

‘‘Aujourd’hui, il s’agit de protéger les individus contre les menaces que font peser les nouvelles technologies sur les libertés, d’éviter que l’utilisation des moyens technologiques n’entraine un recul des libertés individuelles, même si le principe de la liberté de circulation des données personnelles doit être préservé’’, lui emboitera d’ailleurs le procureur général près la Cour suprême, Cheikh Ahmed Tidiane Coulibaly.

Les magistrats et les pouvoirs publics ont disséqué les problématiques où s’entremêlent extraterritorialité, consentement, violation de la vie privée, économie numérique, enjeux sécuritaires. ‘‘Le traitement des données à caractère personnel est, en effet, au confluent de plusieurs droits fondamentaux qui s’entrechoquent, se contredisent et s’opposent’’, poursuit-il.

Avec les lancements d’alerte d’Edward Snowden sur de vastes programmes de surveillance des citoyens par les gouvernements britannique et américain et l’utilisation des données privées de 88 millions d’internautes sur Facebook par Cambridge Analytica à leur insu, les questionnements sur la finalité des données ont poussé les différents décideurs à bétonner leurs législations. ‘‘La profondeur de cette intrusion est effrayante’’, souligne le procureur général. Ceci d’autant que les géants du numérique, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) totalisent 3 000 milliards de capitalisation boursière et multiplient les stratagèmes dans leurs tentatives de collecte des informations à caractère privé pour le compte de privés ou de gouvernements. ‘‘Avec les réactions toujours plus intrusives des gouvernants face à la recrudescence des actes terroristes, cet équilibre est plus que jamais fragilisé au détriment des libertés et droits fondamentaux’’.

Il y a une décennie que le Sénégal a légiféré sur la protection des données à caractère personnel. Une mesure concrétisée par la loi 2008-11 du 15 janvier 2008 portant sur la cybercriminalité, modifiée par la loi 2016-29 du 8 novembre 2016 portant modification du Code pénal, qui a prévu des infractions pénales spécifiques adaptées à la répression de la délinquance informatique, notamment les atteintes aux droits de la personne, au regard du traitement des données à caractère personnel.

Déréférencement, droit à l’oubli

Le Sénégal est dans cette dynamique mondiale. Le chef de l’Etat va doter le pays d’un supercalculateur, le 25 janvier prochain, qui sera installé au Centre national de calcul scientifique de Diamniadio. Le plus puissant en Afrique à ce jour, capable de faire un million de milliards d’opérations par seconde, selon lui. Des hautes performances dans la vitesse de calcul, grâce à son architecture particulière et ses composantes électroniques ultrarapides dans les domaines de prévisions météo, modélisation moléculaire, simulation. Partisan d’une politique numérique déclinée dans le Pse, le président est d’avis qu’on ne peut plus nier l’évidence. ‘‘Ces données constituent un enjeu économique important pour les entreprises et de plus en plus un enjeu sécuritaire pour les Etats. Les données personnelles sont la nouvelle devise de l’économie numérique, alors que, sur le plan sécuritaire, indentification et authentification des individus’’, avance Macky Sall.

Mais les acteurs de la justice ont appelé de leurs vœux un renforcement de la législation sur le référencement perpétuel d’informations érodées, mais attentatoires à la dignité et non-conformes au respect de la vie privée. ‘‘Les informations à caractère personnel, mises en ligne par la presse électronique, portent, par comparaison à la presse papier, une atteinte sans commune mesure aux droits fondamentaux, notamment au droit au respect de la vie privée et à la présomption d’innocence. La presse en ligne offre des possibilités de duplication et d’archivage qui ont tendance à donner aux informations publiées un caractère permanent, par la consultation facile et à tout moment via un simple clic sur les moteurs de recherche qu’elle permet’’, avance le procureur général Cheikh Tidiane Coulibaly.

Le président Sall est parvenu à la même conclusion, soulignant des ‘‘atteintes d’une particulière gravité à la vie privée des personnes’’ dans l’espace public. Macky Sall est d’avis que la personne concernée dont les données se trouvent sur le web, doit avoir la possibilité de demander leur suppression et défend également la possibilité du déréférencement et du droit à l’oubli. Dans le domaine des rendus judiciaires, le procureur général près la Cour suprême pense qu’‘‘il faudrait veiller à l’anonymisation des publications en matière pénale, pour assurer la protection de la vie privée et de la présomption d’innocence’’, avance Cheikh Tidiane Coulibaly.

Les solutions d’Ousmane Guèye

Le conseiller près la Cour d’appel de Kaolack, Ousmane Guèye, dresse des solutions qui passent par une restructuration et un renforcement de la Commission des données personnelles (Cdp). ‘‘L’ériger en une autorité des données à caractère personnel (harmoniser les textes et renforcer sa légitimité), lui fournir des moyens techniques et des ressources humaines conséquents, prévoir d’autres sources de financement comme des redevances à payer pour ses services et prestations, envisager la création d’un fonds de protection des données personnelles alimenté notamment par les responsables de traitement des données’’, avance le magistrat de Kaolack.

Un volet répressif est aussi visé par l’article 363 bis 2 du Code pénal, dans l’optique de préserver la représentation de la personne, la captation ou la diffusion de l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé sans son consentement. La publication d’un montage réalisé avec l’image ou les paroles d’une personne sans son consentement (art. 363 bis alinéa 3 Cp) est aussi sévèrement sanctionnée (1 an à 5 ans et d’une amende de 500 000 F à 5 000 000 F Cfa). Sans compter que l’autorité judiciaire ou de police peut, par réquisition, faire retirer ou rendre inaccessibles des contenus attentatoires à la vie privée, même hébergés à l’étranger (art. 90-14 Cpp).

‘‘Face à la récurrence des atteintes à l’intimité de la vie privée, le droit intervient pour redonner à l'homme son pouvoir d'autodétermination informationnelle, c’est-à-dire le droit de chacun de décider des conditions d’utilisation de ses données ou du moins d’avoir connaissance de l’usage qui en est fait’’, avance Ousmane Guèye. Il suggère également aux pouvoirs publics de fixer dans un texte la durée maximale de conservation des données personnelles ; d’interdire l’hébergement de certaines données personnelles hors du Sénégal (données de santé, données biométriques, données des services de sécurité).

L’avis de la Cdp doit être obligatoire avant tout traitement de données au profit des pouvoirs publics et pour les projets de lois et de décrets concernant les données personnelles, et les pouvoirs publics doivent saisir la Chambre administrative de la Cour suprême en cas d’avis négatif.  Le conseiller près la Cour d’appel de Kaolack théorise l’exclusion du sursis pour les auteurs de cyber-délits portant sur la vie privée, la représentation des personnes, les injures et les appels à la haine, et la continentalisation de la question par la création d’une instance africaine de la protection des données personnelles.

PERMISSIVITE SUR LES RESEAUX SOCIAUX

Me Mbaye Guèye sermonne la société

‘‘Nous devons accepter que les réseaux sociaux ne font que nous renvoyer une image assez fidèle de l’état de notre société. Une société ou l’intolérance et l’indiscipline gagnent du terrain quotidiennement. Il faut tout peindre ou dépeindre en noir, sinon vous n’êtes pas patriote ou guerrier. Il ne faut plus prendre le temps de réfléchir, le temps de l’analyse, le temps pour se faire une opinion, sinon vous êtes reprochable de manque de sincérité, de contamination politique, de complaisance. Il faut faire des déclarations puériles, tapageuses et idéalistes pour mériter le sceau du vrai citoyen et la considération des trompettes de la renommée. Il faut tout dénoncer, sinon vous avez peur ou vous êtes affecté de mille soupçons. Il ne faut pas avoir d’avis contraire, sinon vous êtes couvert d’indélicatesses verbales ou d’injures.

Il y a comme un terrorisme de la pensée, qui veut arracher aux autres toute liberté de pensée, de parler et de bien faire, tout bon sens, parce qu’il ne faut plus, aujourd’hui, s’embarrasser de manières, de formes, de courtoisie, de discernement et de bien faire. Cette ambiance, qui est écœurante, en arrive à anéantir toute objectivité et tout bon sens, dans un flot de médisances et de suspicions. Il est à craindre que cet aveuglement emporte toute construction sérieuse et décrédibilise notre expertise. C’est, entre autres, le résultat d’une politisation extrême, j’allais dire violente de l’espace public qui n’épargne personne, même pas les plus hautes autorités publiques et religieuses, encore moins les acteurs de la justice que nous sommes, copieusement insultés par des personnes qui réclament en retour l’impunité, pas plus, ni moins.’’

‘’Un Etat est une nécessité et personne ne doit contribuer à le fragiliser’’

‘’Aujourd’hui, dans notre société déréglée et plus précisément dans la presse incluant les réseaux sociaux, le bon magistrat est celui qui descend du matelas de sécurité que constituent son statut et son serment, pour emprunter le chemin hasardeux des déclarations activistes et attitudes de nature politique. Quant au bon avocat, c’est l’adepte des déclarations fracassantes qui s’écartent des règles de courtoisie et de délicatesse de sa profession. Or, l’Ordre des avocats n’est pas un syndicat. Ce n’est pas une association ou un regroupement politique de contre-pouvoir. C’est une institution qui régule et organise l’exercice de la profession d’avocat, en permettant l’accès du justiciable à la libre défense, par des professionnels du droit astreints à une déontologie exigeante et qui utilisent le droit et rien que le droit pour affirmer les droits et exiger la bonne application de la loi.

Cette situation amène certains à nous reprocher de jouer avec le feu, en souvenir de tous ces pays qui ont déconstruit leurs Etats, avant de prendre plusieurs années pour, non pas poser des actes de développement économique et social, mais reconstruire ce qu’ils avaient déconstruit. Un Etat est une nécessité et personne ne doit contribuer à le fragiliser. Il doit être fort et juste. Fort par sa soumission à la légalité et par sa légitimité, juste de son équidistance et sa neutralité vis-à-vis des citoyens, dont les droits et intérêts doivent être préservés d’égale manière. Devant une telle situation assez préoccupante, la justice a évidemment un rôle primordial à jouer pour préserver notre équilibre. Mais ce rôle commence par les acteurs de la justice eux-mêmes, qui doivent s’astreindre à une formation continue devant leur permettre de maitriser la matière afin de relever les nouveaux défis résultant de l’usage abusif des réseaux sociaux.’’  

OUSMANE LAYE DIOP

 

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