Publié le 29 Jan 2014 - 08:31
LIBRE PAROLE

Le socialisme autogestionnaire dans la pensée de Mamadou Dia

 

Il est minuit, l’oiseau de Minerve a déjà pris son envol au crépuscule et le champ de la réflexion théorique se rétrécit de plus en plus, le résultat, pour certains, d’une misère de la pensée, et pour d’autres, d’une crise du savoir qui appauvrit la sphère cognitive, voire gnoséologique.

D’où l’intérêt de se retremper dans l’œuvre ontologique et épistémologique d’un théoricien de l’économie politique comme Mamadou Dia, qui, aujourd’hui, nous offre des matériaux de construction théorique ā même de nous extraire justement de cette crise du savoir.

La pensée de Mamadou Dia a, jusqu’ici, fait l’objet d’études parcellaires sur son rôle en tant qu’acteur politique dans la conduite des affaires du pays comme président du Conseil de la république du Sénégal jusqu’au dénouement de la crise de 1962 née de la dualité du pouvoir entre lui et le Président Senghor.

En ce mois de janvier, anniversaire de sa disparition, il convient de nous engager dans une lecture immanente de son œuvre politico-théorique. En effet, les travaux menés sur l’héritage de Dia ont en général mis l’accent sur le coté tragique de son affrontement politique avec Senghor et la fronde d’un groupe de députés déterminés d’en finir avec l’autoritarisme envahissant d’un président du Conseil coupé de sa base parlementaire,

Tel un lit de Procuste où l’analyse est davantage mutilée pour aboutir aux résultats escomptés, plusieurs versions ont été servies sur les évènements du fameux « coup d’Etat » de 1962, cette dramaturgie qu’il aurait tentée. Cependant force est de reconnaitre qu’aujourd’hui, la reconstitution des faits historiques ayant caractérisé cette crise politique réhabilite Mamadou Dia dans son rôle de patriote, défenseur des intérêts de la nation et du bien commun, face aux velléités de reconquête néocoloniale de la France.

Indubitablement, le Président Mamadou Dia a fortement marqué l’histoire du Sénégal en tant qu’artisan de son indépendance, concepteur et initiateur des reformes structurelles ayant permis d’inscrire le pays sur la voie de la modernité. Les nombreux témoignages sur son héritage politique et la marque de sympathie collectivement exprimée par le Sénégal à son égard illustrent la place exceptionnelle que cet homme d’Etat occupe dans le cœur et le conscient collectif des Sénégalais.

Jamais dans l’histoire du Sénégal il n’y a eu autant de témoignages sur le Président Dia, sous formes de contributions dans la presse, les radio et télévisions privées. Ce qui est quand même remarquable, (l’intention, ici, n’est pas de raviver de vielles blessures ou de remuer le passé), c’est que les témoignages sur le Président Dia sont de loin beaucoup plus nombreux et impressionnants que ceux enregistrés lors de la disparition du Président Senghor.

Et pourtant, tout a été fait pour museler Mamadou Dia, avec l’ultime projet de l’effacer de la mémoire collective des Sénégalais. Cependant, à l’arrivée, une nation toute entière lui a rendu un hommage exceptionnel, inoubliable, inégalé dans l’histoire du Sénégal. Qui plus est, nul autre leader politique ne peut s’enorgueillir d’un statut social historique aussi illustre.

En vérité, Mamadou Dia fait partie de cette race unique d’une fabrique d’homme d’Etat fondamentalement préoccupé par le bien commun, l’épanouissement collectif des citoyens et doté de qualités rares que sont l’humilité, le courage, la capacité de dépassement, l’ouverture d’esprit, l’humanisme, la requête de justice sociale, le respect de l’autre et le combat pour l’égalité des chances..

Un aspect majeur de l’œuvre complexe de Mamadou Dia est la posture multidimensionnelle de l’intellectuel critique engagé, cet intellectuel organique du peuple, à l’opposé du populiste, et animé d’une vision totalisante du champ socio-politique.

Mamadou Dia est de la dimension intellectuelle de ces penseurs dont la totalité de l’œuvre transcende la rigidité des cloisonnements théoriques propres aux disciplines traditionnelles des sciences sociales.

Bien que plus connu comme théoricien de l’économie politique, sa pensée globale et son étude très pointilleuse de la formation sociale sénégalaise dans la diversité de ses configurations de classes, dans sa constellation socioculturelle, ethnique et religieuse, renferme des déclinaisons interdisciplinaires structurées qui constituent l’étendue d’un champ théorique où cohabitent des démembrements de la sociologie politique, de l’anthropologie économique, de la philosophie religieuse, de l’économie et de la science politique.

En puisant dans la richesse et la diversité de son œuvre, on y retrouve des extraits qui révèlent une finesse théorique et une puissance analytique qui font de Mamadou Dia un éminent penseur de la problématique du développement autogestionnaire.

 C’est sous ce prisme théorique que nous sommes allés à la découverte de la dimension cognitive de sa trajectoire politique. Nous avons pu noter dans ses œuvres une rigueur scientifique principielle qui structure sa pensée théorique, marquée par une préoccupation réelle de construire des postulats épistémologiques pour valider le caractère scientifique de sa connaissance, non pas d’une connaissance abstraite fondée sur une imagination du réel, mais d’une connaissance qui s’appuie sur des données objectives, empiriques, tangibles, concrètes, ā même de légitimer la rationalité de sa construction théorique.

Mamadou Dia a su, d’une façon admirable, marier la dimension ontologique, conçue comme sa vision philosophique, voire sociologique et politico-économique de la réalité de la formation sociale sénégalaise d’avec l’exigence de rigueur épistémologique liée a la méthode scientifique dans la recherche.

L’ouvrage « Nations africaines et Solidarité mondiale » publié en 1960(1) est un traité de sa pensée économique où il élabore les contours d’une économie de relais conçue comme le fondement d’un système socialiste autogestionnaire affranchie des fixations et rivalités politico-idéologiques.

Cependant, c’est dans l’ouvrage « Le Sénégal Trahi : Un marché d’esclaves » publié en 1988(2) que Mamadou Dia révèle davantage sa vision du socialisme autogestionnaire et du rôle de l’Etat dans la matérialisation de ce projet.

Dans sa propre construction théorique, Mamadou Dia indique : « Le socialisme, pour retrouver toute sa plénitude, suppose la liberté, le libre épanouissement de l’homme dans toutes ses dimensions et dans toute sa totalité. C’est pourquoi le socialisme autogestionnaire est un Humanisme intégral.

Mais il y’a plus : il est aussi la solution d’équilibre, plus précisément, la jonction entre la socialisation du monde par les techniques modernes et le processus primaire de socialisation des espaces économiques par les techniques traditionnelles qu’est effectivement le communautarisme.

C’est pourquoi, enfin, notre doctrine d’autogestion socialiste ne se réclame pas uniquement de l’héritage marxiste, mais aussi et avant tout, de l’héritage des traditions des sociétés négro-africaines. Par-là, elle plonge ses racines dans le terreau de nos cultures nationales et de nos expériences historiques ».

Dans la partie intitulée « Essai d’identification de notre modèle d’autogestion socialiste », il précise : « La socialisation de notre espace économique, pour ne pas être une gageure, postule l’engagement total, l’intervention totale de l’Etat socialiste. C’est à ce dernier qu’il appartient de prendre en main les grands travaux d’infrastructures routières, fluviales, maritimes, aéronautiques sans lesquelles il n’y a pas d’intégration physique, pas d’intégration économique et en définitive, pas d’intégration politique.

C’est à l’Etat socialiste qu’il revient, totalement ou en partie, de créer et gérer les grandes unités de production stratégiques, les grandes centrales de production d’énergies hydrauliques, thermiques, voire nucléaire, les grands foyers de production, d’innovations techniques et technologiques indispensables à notre développement scientifique et économique. C’est enfin à l’Etat, responsable devant la nation, de réorganiser et de restructurer les centres de décision de la monnaie, du change, du crédit et des risques.

Cette énumération, qui porte sur l’essentiel, délimite le domaine du secteur de l’Etat socialiste. Il ne peut y renoncer sans trahir ses fonctions vitales à l’égard surtout d’une jeune nation. Au lieu de privatisation, il s’agit du mouvement en sens inverse, c’est à dire de « déprivatisation ». Il doit s’agir, il s’agit non de désengagement, mais au contraire de réengagement, non d’effacement mais de présence sélectivement renforcée. C’est-à-dire que le secteur de l’Etat, ou secteur nationalisé, est un secteur stratégique de l’économie : c’est l’épine dorsale, la pierre angulaire de l’édifice. Nous devons y veiller comme à la prunelle de nos yeux ».

A y regarder de plus près, aujourd’hui, face à la crise financière et économique, qui, présentement, ébranle l’Occident et l’édifice du mode de production capitaliste dans son ensemble, il convient de procéder à une relecture immanente et symptômale, voire, pour reprendre la formule du sociologue allemand Max Weber, une lecture verstehen de la pensée économique de Mamadou Dia, qui est plus que jamais d’actualité.

Là ou de nouvelles écoles (monétaristes…), inspirées de la pensée keynésienne préconisent un retour de l’Etat « managérial », entrepreneur pour mieux réguler l’exubérance de l’économie marchande, face aux dérégulations excessives qui ont grandement contribué à ses dislocations structurelles, la pensée originelle de Mamadou Dia sur le rôle de l’Etat conçu comme un instrument protecteur, réducteur et correcteur des inégalités sociales et de défense du bien commun constitue un corpus à la fois ontologique et épistémologique ā appréhender dans la réflexion visant à formuler des politiques alternatives à l’anarchie capitaliste.

Plus loin dans le même ouvrage il dira : « C’est aussi à ce niveau de la construction du modèle qu’il faut inscrire cette donnée essentielle qui prépare la transition à l’autogestion ; la cogestion ouvrière, la participation effective aux pouvoirs de décision et aux fruits de la création économique. Circonscrire le domaine de l’Etat, c’est tracer par là-même les contours du domaine de l’autogestion. Celle-ci recouvre presque tout le reste, c’est-a-dire des espaces d’activité économique non moins vitaux pour la croissance de l’économie et l’existence de la nation.

Ainsi l’agriculture, ce secteur prépondérant par la population qu’elle occupe et nourrit, l’élevage, la pêche artisanale et l’artisanat constituent l’essentiel du domaine autogéré. C’est un vaste domaine dont il est inutile de souligner le poids politique, social, économique et culturel. C’est le domaine par lequel le socialisme s’insère dans la chair et le sang de la nation, c’est par lui qu’il baigne dans nos traditions, qu’il les enrichit, qu’il les renouvelle, qu’il élabore à partir d’elles un humanisme nouveau. C’est par ce domaine autogéré qu’il devient une pédagogie nouvelle ouvrant notre société à un modernisme repensé et reconstruit ».

Cet ouvrage dans son ensemble, constitue un traité d’économie politique de la formation sociale sénégalaise, en ce qu’il fournit une étude détaillée des secteurs micro et macroéconomiques qui constituent la matrice du système de production en place et explore des politiques de rupture et d’alternative pour l’émergence d’une économie nationale indépendante et ouverte à l’autogestion socialiste.

Analyser la pensée de Mamadou Dia nous permet de cerner la substance analytique, et la complexité des contours théoriques de la richesse de son œuvre. Plusieurs déclinaisons théoriques émergent de la profondeur de sa pensée, par exemple, sa posture sur le rôle des religions dans la société.

Dans un article paru dans la revue « Condition Humaine » n° 131 du 2 mars 1953, sous le titre « L’Eglise et nous », page 57(3) « Lettre d’un vieux militant », il évoque le rôle émancipateur de l’église libérale en ces termes : « Ce serait faire preuve d’un sectarisme étroit hors de saison que de refuser de prendre en considération l’apport de l’idéologie et des institutions chrétiennes dans la lutte de notre temps.

Il y a un militantisme politique chrétien qui a joué un rôle capital dans la décolonisation et que nous saluons respectueusement. Cette église qui fait une synthèse vivante du spirituel et du temporel un gage sûr d’aumône et de charité, la meilleure championne des libertés humaines ».

Abordant le rôle de l’Islam au Sénégal, il dira : « Il faut que l’Islam s’organise et retrouve son unité par-delà les cloisonnements confrériques, face au pouvoir néocolonial, face à ses responsabilités dans les batailles actuelles de libération ».

Plus loin il s’interrogera : « Un Etat national démocratique et populaire peut-il, oui ou non, promouvoir la révolution nationale, démocratique et populaire, sans la participation active et organisée des forces spirituelles singulièrement islamiques ? ».

C’est ici que Mamadou Dia rejoint Max weber dans son appréciation du rôle de la religion dans les processus de transformation sociale, voire de la révolution politico-économique et culturelle en gestation dans nos sociétés africaines.

Mamadou Dia voit dans le christianisme et l’islam des idéologies religieuses qui portent en elles un mouvement émancipatoire et constituent des mécanismes institutionnels pour l’intégration, la régulation sociale, la solidarité et l’équilibre de la société.

Cette posture théorique est encore déclinée dans son ouvrage « Nations africaines et Solidarité mondiale » dans lequel il évoque une révolution post marxienne qui permet l’émergence « d’un type d’hommes nouveaux, animés par une certaine évidence du monde et aussi une certaine intuition des valeurs spirituelles, de la force vitale dont le rythme informe notre esthétique. Cet humanisme spiritualiste s’harmonise tout autant avec la voie chrétienne qu’avec la voie musulmane. »

Aujourd’hui face à la déstructuration de la sphère publique et l’anomie qui tend à se généraliser du fait des mesures austéritaires induites par les politiques d’ajustement structurel du système néolibéral, la problématique de l’intégration du facteur spirituel et des valeurs religieuses traditionnelles dans l’ébauche de projets de construction nationale préconisée par Dia est plus qu’actuelle.

En dernière instance, pour Mamadou Dia, il s’agit de cette osmose théorique entre la doctrine d’autogestion socialiste, qui ne s’inspire pas seulement de l’héritage marxiste, et l’héritage islamo-chrétien des traditions des sociétés négro-africaines.

C’est cette vision holistique dans l’approche ontologique de Mamadou Dia qu’il convient de saisir pour mieux cerner les dynamiques actuelles qui structurent la société sénégalaise et engager la réflexion sur les perspectives de transformation sociale qui en découlent. Prétendre cerner et maitriser la totalité de la pensée complexe de Mamadou Dia relèverait de l’imaginaire. Cependant, s’atteler à déconstruire cette opacité réductrice visant à confiner son œuvre dans le seul champ de l’action politique peut contribuer à mieux faire connaitre la richesse et la profondeur de sa pensée.

Il est minuit, l’oiseau de Minerve a déjà pris son envol au crépuscule et le champ de la réflexion théorique se rétrécit de plus en plus, le résultat, pour certains, d’une misère de la pensée, et pour d’autres, d’une crise du savoir qui appauvrit la sphère cognitive, voire gnoséologique. D’où l’intérêt de se retremper dans l’œuvre ontologique et épistémologique d’un théoricien de l’économie politique comme Mamadou Dia, qui, aujourd’hui, nous offre des matériaux de construction théorique ā même de nous extraire justement de cette crise du savoir.

La pensée de Mamadou Dia a, jusqu’ici, fait l’objet d’études parcellaires sur son rôle en tant qu’acteur politique dans la conduite des affaires du pays comme président du Conseil de la république du Sénégal jusqu’au dénouement de la crise de 1962 née de la dualité du pouvoir entre lui et le Président Senghor.

En ce mois de janvier, anniversaire de sa disparition, il convient de nous engager dans une lecture immanente de son œuvre politico-théorique. En effet, les travaux menés sur l’héritage de Dia ont en général mis l’accent sur le coté tragique de son affrontement politique avec Senghor et la fronde d’un groupe de députés déterminés d’en finir avec l’autoritarisme envahissant d’un président du Conseil coupé de sa base parlementaire,

Tel un lit de Procuste où l’analyse est davantage mutilée pour aboutir aux résultats escomptés, plusieurs versions ont été servies sur les évènements du fameux « coup d’Etat » de 1962, cette dramaturgie qu’il aurait tentée. Cependant force est de reconnaitre qu’aujourd’hui, la reconstitution des faits historiques ayant caractérisé cette crise politique réhabilite Mamadou Dia dans son rôle de patriote, défenseur des intérêts de la nation et du bien commun, face aux velléités de reconquête néocoloniale de la France.

Indubitablement, le Président Mamadou Dia a fortement marqué l’histoire du Sénégal en tant qu’artisan de son indépendance, concepteur et initiateur des reformes structurelles ayant permis d’inscrire le pays sur la voie de la modernité. Les nombreux témoignages sur son héritage politique et la marque de sympathie collectivement exprimée par le Sénégal à son égard illustrent la place exceptionnelle que cet homme d’Etat occupe dans le cœur et le conscient collectif des Sénégalais.

Jamais dans l’histoire du Sénégal il n’y a eu autant de témoignages sur le Président Dia, sous formes de contributions dans la presse, les radio et télévisions privées. Ce qui est quand même remarquable, (l’intention, ici, n’est pas de raviver de vielles blessures ou de remuer le passé), c’est que les témoignages sur le Président Dia sont de loin beaucoup plus nombreux et impressionnants que ceux enregistrés lors de la disparition du Président Senghor.

Et pourtant, tout a été fait pour museler Mamadou Dia, avec l’ultime projet de l’effacer de la mémoire collective des Sénégalais. Cependant, à l’arrivée, une nation toute entière lui a rendu un hommage exceptionnel, inoubliable, inégalé dans l’histoire du Sénégal. Qui plus est, nul autre leader politique ne peut s’enorgueillir d’un statut social historique aussi illustre.

En vérité, Mamadou Dia fait partie de cette race unique d’une fabrique d’homme d’Etat fondamentalement préoccupé par le bien commun, l’épanouissement collectif des citoyens et doté de qualités rares que sont l’humilité, le courage, la capacité de dépassement, l’ouverture d’esprit, l’humanisme, la requête de justice sociale, le respect de l’autre et le combat pour l’égalité des chances..

Un aspect majeur de l’œuvre complexe de Mamadou Dia est la posture multidimensionnelle de l’intellectuel critique engagé, cet intellectuel organique du peuple, à l’opposé du populiste, et animé d’une vision totalisante du champ socio-politique.

Mamadou Dia est de la dimension intellectuelle de ces penseurs dont la totalité de l’œuvre transcende la rigidité des cloisonnements théoriques propres aux disciplines traditionnelles des sciences sociales.

Bien que plus connu comme théoricien de l’économie politique, sa pensée globale et son étude très pointilleuse de la formation sociale sénégalaise dans la diversité de ses configurations de classes, dans sa constellation socioculturelle, ethnique et religieuse, renferme des déclinaisons interdisciplinaires structurées qui constituent l’étendue d’un champ théorique où cohabitent des démembrements de la sociologie politique, de l’anthropologie économique, de la philosophie religieuse, de l’économie et de la science politique.

En puisant dans la richesse et la diversité de son œuvre, on y retrouve des extraits qui révèlent une finesse théorique et une puissance analytique qui font de Mamadou Dia un éminent penseur de la problématique du développement autogestionnaire.

 C’est sous ce prisme théorique que nous sommes allés à la découverte de la dimension cognitive de sa trajectoire politique. Nous avons pu noter dans ses œuvres une rigueur scientifique principielle qui structure sa pensée théorique, marquée par une préoccupation réelle de construire des postulats épistémologiques pour valider le caractère scientifique de sa connaissance, non pas d’une connaissance abstraite fondée sur une imagination du réel, mais d’une connaissance qui s’appuie sur des données objectives, empiriques, tangibles, concrètes, ā même de légitimer la rationalité de sa construction théorique.

Mamadou Dia a su, d’une façon admirable, marier la dimension ontologique, conçue comme sa vision philosophique, voire sociologique et politico-économique de la réalité de la formation sociale sénégalaise d’avec l’exigence de rigueur épistémologique liée a la méthode scientifique dans la recherche.

L’ouvrage « Nations africaines et Solidarité mondiale » publié en 1960(1) est un traité de sa pensée économique où il élabore les contours d’une économie de relais conçue comme le fondement d’un système socialiste autogestionnaire affranchie des fixations et rivalités politico-idéologiques. Cependant, c’est dans l’ouvrage « Le Sénégal Trahi : Un marché d’esclaves » publié en 1988(2) que Mamadou Dia révèle davantage sa vision du socialisme autogestionnaire et du rôle de l’Etat dans la matérialisation de ce projet.

Dans sa propre construction théorique, Mamadou Dia indique : « Le socialisme, pour retrouver toute sa plénitude, suppose la liberté, le libre épanouissement de l’homme dans toutes ses dimensions et dans toute sa totalité. C’est pourquoi le socialisme autogestionnaire est un Humanisme intégral.

Mais il y’a plus : il est aussi la solution d’équilibre, plus précisément, la jonction entre la socialisation du monde par les techniques modernes et le processus primaire de socialisation des espaces économiques par les techniques traditionnelles qu’est effectivement le communautarisme. C’est pourquoi, enfin, notre doctrine d’autogestion socialiste ne se réclame pas uniquement de l’héritage marxiste, mais aussi et avant tout, de l’héritage des traditions des sociétés négro-africaines. Par-là, elle plonge ses racines dans le terreau de nos cultures nationales et de nos expériences historiques ».

Dans la partie intitulée « Essai d’identification de notre modèle d’autogestion socialiste », il précise : « La socialisation de notre espace économique, pour ne pas être une gageure, postule l’engagement total, l’intervention totale de l’Etat socialiste. C’est à ce dernier qu’il appartient de prendre en main les grands travaux d’infrastructures routières, fluviales, maritimes, aéronautiques sans lesquelles il n’y a pas d’intégration physique, pas d’intégration économique et en définitive, pas d’intégration politique.

C’est à l’Etat socialiste qu’il revient, totalement ou en partie, de créer et gérer les grandes unités de production stratégiques, les grandes centrales de production d’énergies hydrauliques, thermiques, voire nucléaire, les grands foyers de production, d’innovations techniques et technologiques indispensables à notre développement scientifique et économique. C’est enfin à l’Etat, responsable devant la nation, de réorganiser et de restructurer les centres de décision de la monnaie, du change, du crédit et des risques.

Cette énumération, qui porte sur l’essentiel, délimite le domaine du secteur de l’Etat socialiste. Il ne peut y renoncer sans trahir ses fonctions vitales à l’égard surtout d’une jeune nation. Au lieu de privatisation, il s’agit du mouvement en sens inverse, c’est à dire de « déprivatisation ».

Il doit s’agir, il s’agit non de désengagement, mais au contraire de réengagement, non d’effacement mais de présence sélectivement renforcée. C’est-à-dire que le secteur de l’Etat, ou secteur nationalisé, est un secteur stratégique de l’économie : c’est l’épine dorsale, la pierre angulaire de l’édifice. Nous devons y veiller comme à la prunelle de nos yeux ».

A y regarder de plus près, aujourd’hui, face à la crise financière et économique, qui, présentement, ébranle l’Occident et l’édifice du mode de production capitaliste dans son ensemble, il convient de procéder à une relecture immanente et symptômale, voire, pour reprendre la formule du sociologue allemand Max Weber, une lecture verstehen de la pensée économique de Mamadou Dia, qui est plus que jamais d’actualité.

Là ou de nouvelles écoles (monétaristes…), inspirées de la pensée keynésienne préconisent un retour de l’Etat « managérial », entrepreneur pour mieux réguler l’exubérance de l’économie marchande, face aux dérégulations excessives qui ont grandement contribué à ses dislocations structurelles, la pensée originelle de Mamadou Dia sur le rôle de l’Etat conçu comme un instrument protecteur, réducteur et correcteur des inégalités sociales et de défense du bien commun constitue un corpus à la fois ontologique et épistémologique ā appréhender dans la réflexion visant à formuler des politiques alternatives à l’anarchie capitaliste.

Plus loin dans le même ouvrage il dira : « C’est aussi à ce niveau de la construction du modèle qu’il faut inscrire cette donnée essentielle qui prépare la transition à l’autogestion ; la cogestion ouvrière, la participation effective aux pouvoirs de décision et aux fruits de la création économique. Circonscrire le domaine de l’Etat, c’est tracer par là-même les contours du domaine de l’autogestion. Celle-ci recouvre presque tout le reste, c’est-a-dire des espaces d’activité économique non moins vitaux pour la croissance de l’économie et l’existence de la nation.

Ainsi l’agriculture, ce secteur prépondérant par la population qu’elle occupe et nourrit, l’élevage, la pêche artisanale et l’artisanat constituent l’essentiel du domaine autogéré. C’est un vaste domaine dont il est inutile de souligner le poids politique, social, économique et culturel. C’est le domaine par lequel le socialisme s’insère dans la chair et le sang de la nation, c’est par lui qu’il baigne dans nos traditions, qu’il les enrichit, qu’il les renouvelle, qu’il élabore à partir d’elles un humanisme nouveau. C’est par ce domaine autogéré qu’il devient une pédagogie nouvelle ouvrant notre société à un modernisme repensé et reconstruit ».

Cet ouvrage dans son ensemble, constitue un traité d’économie politique de la formation sociale sénégalaise, en ce qu’il fournit une étude détaillée des secteurs micro et macroéconomiques qui constituent la matrice du système de production en place et explore des politiques de rupture et d’alternative pour l’émergence d’une économie nationale indépendante et ouverte à l’autogestion socialiste.

Analyser la pensée de Mamadou Dia nous permet de cerner la substance analytique, et la complexité des contours théoriques de la richesse de son œuvre. Plusieurs déclinaisons théoriques émergent de la profondeur de sa pensée, par exemple, sa posture sur le rôle des religions dans la société. Dans un article paru dans la revue « Condition Humaine » n° 131 du 2 mars 1953, sous le titre « L’Eglise et nous », page 57(3) « Lettre d’un vieux militant », il évoque le rôle émancipateur de l’église libérale en ces termes : « Ce serait faire preuve d’un sectarisme étroit hors de saison que de refuser de prendre en considération l’apport de l’idéologie et des institutions chrétiennes dans la lutte de notre temps.

Il y a un militantisme politique chrétien qui a joué un rôle capital dans la décolonisation et que nous saluons respectueusement. Cette église qui fait une synthèse vivante du spirituel et du temporel un gage sûr d’aumône et de charité, la meilleure championne des libertés humaines ».

Abordant le rôle de l’Islam au Sénégal, il dira : « Il faut que l’Islam s’organise et retrouve son unité par-delà les cloisonnements confrériques, face au pouvoir néocolonial, face à ses responsabilités dans les batailles actuelles de libération ».

Plus loin il s’interrogera : « Un Etat national démocratique et populaire peut-il, oui ou non, promouvoir la révolution nationale, démocratique et populaire, sans la participation active et organisée des forces spirituelles singulièrement islamiques ? ». C’est ici que Mamadou Dia rejoint Max weber dans son appréciation du rôle de la religion dans les processus de transformation sociale, voire de la révolution politico-économique et culturelle en gestation dans nos sociétés africaines.

Mamadou Dia voit dans le christianisme et l’islam des idéologies religieuses qui portent en elles un mouvement émancipatoire et constituent des mécanismes institutionnels pour l’intégration, la régulation sociale, la solidarité et l’équilibre de la société.

Cette posture théorique est encore déclinée dans son ouvrage « Nations africaines et Solidarité mondiale » dans lequel il évoque une révolution post marxienne qui permet l’émergence « d’un type d’hommes nouveaux, animés par une certaine évidence du monde et aussi une certaine intuition des valeurs spirituelles, de la force vitale dont le rythme informe notre esthétique. Cet humanisme spiritualiste s’harmonise tout autant avec la voie chrétienne qu’avec la voie musulmane. »

Aujourd’hui face à la déstructuration de la sphère publique et l’anomie qui tend à se généraliser du fait des mesures austéritaires induites par les politiques d’ajustement structurel du système néolibéral, la problématique de l’intégration du facteur spirituel et des valeurs religieuses traditionnelles dans l’ébauche de projets de construction nationale préconisée par Dia est plus qu’actuelle.

En dernière instance, pour Mamadou Dia, il s’agit de cette osmose théorique entre la doctrine d’autogestion socialiste, qui ne s’inspire pas seulement de l’héritage marxiste, et l’héritage islamo-chrétien des traditions des sociétés négro-africaines. C’est cette vision holistique dans l’approche ontologique de Mamadou Dia qu’il convient de saisir pour mieux cerner les dynamiques actuelles qui structurent la société sénégalaise et engager la réflexion sur les perspectives de transformation sociale qui en découlent.

Prétendre cerner et maitriser la totalité de la pensée complexe de Mamadou Dia relèverait de l’imaginaire. Cependant, s’atteler à déconstruire cette opacité réductrice visant à confiner son œuvre dans le seul champ de l’action politique peut contribuer à mieux faire connaitre la richesse et la profondeur de sa pensée.

 * PhD, Professeur de Sociologie

The University of Vermont USA

Notes :

(1) Mamadou Dia « Nations Africaines et Solidarité mondiale » Presse Universitaires de France (PUF) 1960

(2) Mamadou Dia « Le Sénégal trahi : un marché d’esclaves » 1988

(3) Mamadou Dia « L’Eglise et nous » 1953 Revue « La Condition humaine »

 

Section: