Publié le 10 Aug 2020 - 20:29
LUTTE CONTRE LE CORONAVIRUS

Le plan spécial de Dakar

 

Fermant les bars, discothèques et salles de spectacle, interdisant la musique dans les débits de boissons, le gouverneur de Dakar fâche les artistes et n’est pas assuré d’endiguer la propagation de la Covid-19.

 

On en sait un peu plus sur la stratégie du gouvernement pour barrer la route à la propagation du coronavirus. Après les sorties du président de la République et du ministre de l’Intérieur, le gouverneur de la région de Dakar a rendu public, ce week-end, un communiqué pour préciser les contours de la lutte à Dakar. Et ce sont les artistes, barmen et autres promoteurs de spectacle qui risquent d’en pâtir le plus. Pour une durée de trois mois, l’Etat décide de fermer les bars, discothèques et autres salles de spectacle. Aussi, jusqu’à nouvel ordre, les autorisations de faire de la musique, des chants et danses dans les débits de boissons sont suspendues. 

Certains acteurs de spectacle n’ont, d’ailleurs, pas tardé à ruer dans les brancards. Président de l’AMS (Association des métiers de la musique du Sénégal), Daniel Gomes ne décolère pas : ‘’Nous sommes sidérés de constater que notre secteur est le plus pris à partie dans ces mesures. Comment peut-on se lever du jour au lendemain et décider que le mal vient forcément de chez nous, pendant qu'on ferme les yeux sur d'autres formes de rassemblements plus dangereux et qui ne sont aucunement inquiétées ?’’, peste M. Gomes.

Pendant ce temps, d’autres secteurs comme les commerçants, les restaurateurs et les transporteurs, notamment, peuvent continuer à fonctionner comme avant. Seule limite : respect des mesures barrières. Dans les restaurants en particulier, signale l’autorité administrative, il sera procédé à un contrôle systématique du respect desdites mesures par les forces de sécurité. Gendarmes et policiers vont également être positionnés dans les différents plages et espaces publics de la région de Dakar, en vue d’une application rigoureuse des mesures d’interdiction de rassemblements. Dans les lieux de commerce, les moyens de transport, les services publics et privés, les forces de sécurité seront chargées de renforcer le contrôle du respect du port obligatoire de masque. Ce qui renforce la colère du président de l’AMS.

Selon lui, les transports en commun, les marchés et les levées de corps ne sont pas moins dangereux que les lieux de spectacle. Il fulmine : ‘’Nous pensons qu'avant de prendre de telles décisions qui mettent en péril des milliers de ménages, il était de bon ton d'organiser une concertation avec toutes les parties prenantes. Au nom de quoi les artistes sont appelés en première ligne pour la sensibilisation et ensuite sacrifiés sous prétexte qu'ils ont reçu chacun l'équivalent de 1 059 F par jour pour compensation ? Nous avons beaucoup de respect pour nos institutions, mais de grâce, nous avons aussi droit au respect.’’

Ledit montant, d’après l’AMS, représenterait la part moyenne par jour de chaque artiste durant les 4 mois d’inactivité, soit au total 127 148 F CFA. ‘’Pourquoi ceux qui donnent tant de bonheur aux gens sont condamnés à tendre la main pour une somme moindre que le prix moyen d’un mouton de Tabaski ?  Pourquoi tout le monde est déconfiné pour pouvoir travailler pendant que les micros, câbles et autres haut-parleurs agonisent avec leurs compagnons d’infortune ?’’, s’indignait déjà Gomes, furax sur sa page Facebook, le 4 août dernier. En fait, les acteurs des métiers de la musique risquent de souffrir doublement des nouvelles mesures. En plus de ne pouvoir plus se produire, avec la suspension des autorisations de faire de la musique, ils risquent aussi de perdre certaines sources des droits d’auteur.

Les limites d’une stratégie

Cela dit, la pertinence même des mesures édictées est sujette à discussion. Même si nombre de spécialistes s’accordent à les saluer. D’abord, sur le port du masque qui semble être le principal atout du gouvernement, tous concèdent à dire que la plupart des Sénégalais utilisent très mal cet outil de protection. Quand ils ne le mettent pas sous le menton ou bien sous le nez, ils sont simplement en train de le tripoter avec les mains. Ignorant totalement que bien qu’étant un moyen de protection contre la Covid-19, les masques peuvent aussi être vecteurs du coronavirus.

Le docteur Oumar Boun Khatab Thiam alerte : ‘’Il faut savoir que l’utilisation du masque est certes bénéfique, mais peut aussi être facteur de risque de contamination. Un masque, il faut savoir l’utiliser ; il faut savoir l’enlever ; il faut savoir l’éliminer… Sinon, il risque de causer plus de mal. C’est pourquoi j’estime que les mesures coercitives sont toujours nécessaires, mais il faut surtout renforcer la sensibilisation pour que les populations s’approprient la lutte. Sans cela, il sera difficile d’enrayer cette propagation du virus. Les gens mettraient des masques juste pour ne pas être sanctionnés, pas pour se prémunir.’’

Les masques, insistent le Dr Thiam, seraient, dans ce cas, source d’infection. Il ne faut donc pas les utiliser n’importe comment, les jeter n’importe comment. Et d’ajouter : ‘’Dans certains quartiers, ce sont les charretiers qui ramassent les ordures et ils n’ont pas tous les outils de protection nécessaires. Il y a aussi les enfants qui peuvent jouer avec et être contaminés. Toutes ces choses ne peuvent être prises en charge correctement que par l’éducation des citoyens’’, lance l’ancien président du Pronalin (Programme national de lutte contre les infections nosocomiales). L’anesthésiste-réanimateur d’insister sur la disponibilité de masques de qualité en quantité suffisante. ‘’Les masques en tissu artisanaux, indique-t-il, c’est un moindre mal, pour ceux qui ne peuvent pas se payer le luxe d’avoir des masques chirurgicaux. Il faut les laver, sinon ce n’est plus efficace. Ils peuvent être pleins de postillons. Se promener avec un masque pendant plusieurs jours sans le laver, cela ne sert à rien’’, affirme l’expert.

Mesures ‘’salutaires’’ mais ‘’insuffisantes’’

Plus généralement, l’ancien chef du bloc opératoire de l’hôpital Aristide Le Dantec trouve les mesures prises par le gouverneur de Dakar ‘’salutaires’’, mais insuffisantes. ‘’Moi, je pense que la solution la plus efficace est la responsabilisation des communautés. Dans cette phase, je pense que les ASC des quartiers seraient les meilleurs alliés. A ce stade de la lutte, ce n’est plus un problème des médecins, encore moins des autorités, c’est surtout les communautés qu’il faut responsabiliser’’, signale le spécialiste.

Par ailleurs, il faudrait aussi noter que, même dans les pays développés où toutes les conditions semblent réunies pour faire respecter les barrières, seul le confinement a pu enrayer de façon significative la propagation du virus. L’exemple de Wuhan, en Chine, en est la plus parfaite illustration. En Europe, depuis que le déconfinement a été proclamé, le virus a repris son envol. Selon Santé publique France, en ‘’métropole’’, l’ensemble des indicateurs montrent que la transmission de l’infection à Sars-CoV-2 progresse et s’intensifie en semaine 31. Elle concerne toutes les tranches d’âge et plus particulièrement les jeunes adultes.

Procédant à la comparaison de l’évolution de la maladie selon les mois, le ministre de l’Intérieur Aly Ngouille Ndiaye annonçait une tendance à la baisse, en valeur relative. A l’en croire, la maladie a beaucoup évolué au mois de mai 2020. De 757 malades au mois d’avril, elle est passée à 2 737 malades au mois de mai. Entre mai et juin, le nombre de nouvelles contaminations est passé de 2 737 à 3 171. Entre juin et juillet, les nouvelles contaminations sont passées de 3 171 à 3 356.

Ainsi, relève-t-il certes une croissance significative, mais qui diminue au fil des mois.  

Paradoxalement, si on prend au mot le ministre, c’est durant cette période où il annonce une baisse en valeur relative des cas de contamination qu’il y a eu le moins de mesures restrictives. En effet, l’état d’urgence, décrété le 23 mars pour 12 jours, a été prorogé et donc couvert tout le mois d’avril. Cela n’a pas empêché une hausse exponentielle de la courbe de contaminations, selon les chiffres de Ngouille Ndiaye. Au mois de mai, alors même que certaines interdictions avaient sauté, le Sénégal s’est retrouvé, d’après le ministre, avec une baisse de la courbe des nouvelles contaminations. Et la même tendance à la baisse (en valeur relative) a également été enregistrée aux mois de juin et juillet, malgré la levée de l’état d’urgence.

Il faut rappeler que le gouvernement du Sénégal a jusque-là rechigné à prendre des mesures de confinement, parce que, soutiennent les autorités, c’est difficile à mettre en œuvre dans un pays où plus de 90 % des acteurs de l’économie évoluent dans l’informel. 

MOR AMAR

 

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