Publié le 1 May 2015 - 18:08
MANSOUR FALL, INSPECTEUR DU TRAVAIL

‘’Ne pas reverser les cotisations sociales, (…), est synonyme de délinquance sociale’’

 

Mansour Fall, inspecteur du travail et secrétaire général du syndicat des inspecteurs et contrôleurs du travail pour la sécurité sociale, profite de la célébration de la fête du travail pour dénoncer la délinquance sociale à laquelle se livrent les entreprises sénégalaises. Entretien.

 

Le Sénégal célèbre la fête du travail ce 1er mai. Quel sens revêt cette date pour vous ?

J’ai produit, il y a quelques années, une contribution intitulée : ‘’Faut-il supprimer le premier mai ?’’ Je le disais parce que j’avais constaté que l’aspect festif avait pris le dessus. Or la fête du 1er mai doit être un moment de réflexion. Mais malheureusement, rares sont les travailleurs qui connaissent le sens de la fête du travail. Nous la devons aux travailleurs américains, plus précisément des citoyens de Chicago, qui avaient consenti un sacrifice suprême pour défendre la cause des travailleurs. Ils réclamaient un certain nombre d’avantages. Ils ont été pendus, parce qu’à l’époque, on n’acceptait pas ce genre de revendications. Donc ce vendredi, on commémore le sacrifice de ces héros de Chicago. Il faudrait toujours qu’on ait en ligne que le droit du travail doit être un instrument de progrès social.

Aujourd’hui, quel est l’état des lieux concernant le respect du droit des travailleurs sénégalais ?

Vous nous invitez, à travers cette question, à procéder à un bilan, après 50 ans de pratique sociale, par rapport à nos organisations professionnelles et au droit social. Il faut juste dire et reconnaître que c’est un bilan très en deçà de ce qu’on attendait. Il existe des entreprises qui font des efforts  et sous un autre aspect,  le droit social peine à s’implanter dans notre pays. Votre question me fait penser à la formule du célèbre juriste français qui s’intéressait au droit et à la mentalité des Africains. Dans son constat, il disait que c’est un droit qui a du mal à s’imposer dans la société africaine vu que la sociologie n’y était pas favorable pour plusieurs raisons. La première raison est d’ordre sociologique. Dans le cadre des recrutements dans les entreprises, ce sont souvent des recrutements qui se font souvent par lien de parenté, et par conséquent, cela a tendance à impacter sur le respect du droit des travailleurs.

En quoi faisant ?

Si vous embauchez, par exemple, un parent qui est au chômage, vu que nous sommes dans un contexte de chômage de masse, vous avez tendance à le considérer comme un cas social. Dans cette optique, vous n’êtes pas très regardant sur le respect du droit social par rapport à la prise en charge de ce travailleur. Et la prise en charge inclut plusieurs paramètres : d’abord payer les salaires qui sont conformes mais également respecter tous les paramètres qui tournent autour de la sécurité sociale. Sur ce plan véritablement, le droit du travail peine à s’implanter. Un autre phénomène mérite aussi d’être pris en considération. C’est le phénomène de l’économie informelle. La réflexion est aujourd’hui posée devant la relation qui doit exister entre le secteur informel et le droit du travail. C’est un bilan qui est au-delà des espérances ; la morosité ambiante ne favorise pas le respect du droit social au niveau de nos organisations. Il faut qu’on ait, en premier, une posture pédagogique avant d’opter pour la sanction.

La sécurité sociale semble être traitée en parent pauvre. Votre appréciation en qualité d’inspecteur du travail ?

Les missions de l’inspection du travail tournent autour de trois axes : le conseil, la conciliation et le contrôle. Le conseil nous permet de sensibiliser les acteurs partenaires sociaux sur les enjeux relatifs à la sécurité sociale. Je pense, que sur ce plan, il y a lieu de stabiliser la problématique de la sécurité sociale ; on doit trouver un consensus sur un socle minimum.  Car il faut nécessairement qu’il y ait une prise en charge de la sécurité sociale dans le sens de la maladie professionnelle, des Institutions de prévoyance maladie (Ipm), dans le sens de la prise en charge des accidents de travail, des prestations familiales et des maladies, de la prise en charge du risque vieillesse.

Parce que lorsque l’entreprise est défaillante par rapport à la prise en charge de ces trois paramètres, elle impacte au niveau de la demande sociale. Un travailleur qui est victime d’accident et qui n’a pas été déclaré, qui n’a pas de prise en charge ou qui est frappé d’inaptitude,  est lésé dans la mesure où il doit bénéficier, dans les normes, des revenus de remplacement. Idem aussi pour la  vieillesse qui est un risque, il lui faudrait des revenus qui puissent permettre d’assurer la survie. Sous cet angle, j’invite le patronat à prendre conscience de cette démarche pédagogique, l’Etat a aussi un rôle à jouer parce qu’en un moment donné, il faut sanctionner les entreprises récalcitrantes qui sont nombreuses.

Les entreprises sénégalaises procèdent elles au reversement des cotisations sociales ?

Il faudra reconnaître que beaucoup d’entreprises ne jouent pas le jeu.

Peut-on avoir des estimations ?

Malheureusement, nous n’avons pas des statistiques concernant la délinquance sociale.

Délinquance sociale ?

Le terme semble chargé, mais je considère que le fait de ne pas reverser les cotisations sociales, au niveau de l’Institut prévoyance retraite du Sénégal (Ipres), de ne pas affilier les salariés aux Ipm, est synonyme de délinquance sociale, même si le terme semble trop chargé. Elle traduit simplement le non-respect des règles fixées par la législation. Autant on parle de délinquance sur le plan fiscal, autant on peut parler de la délinquance au plan social. Car l’invasion fiscale, c’est de la délinquance. Les entreprises ne jouent pas le jeu, en dépit des sanctions pénales prévues par le code de sécurité sociale. Le dispositif sanctionne le travail dissimulé, le fait de faire travailler quelqu’un et de ne pas le déclarer. Au niveau de la Caisse de sécurité sociale (Css) et de l’Institut de prévoyance, ce sont des manquements punis par la loi avec des sanctions allant des peines de prison aux sanctions pécuniaires.

Les entreprises sénégalaises font-elles généralement l’objet de poursuites judiciaires ?

Je n’ai pas connaissance d’entreprise qui ait fait l’objet de poursuite dans ce sens. Mais le dispositif est là ; mais il faut aussi rappeler que nous autres Sénégalais, nous n’avons pas cette culture à attaquer un employeur parce qu’il y a un manquement pénal. Il s’y ajoute que le parquet n’est pas très sensible à ce genre de délinquance. Il est plus porté sur la délinquance classique : comme le vol, le détournement de biens publics entre autres.

 Au niveau de l’inspection du travail, sur quels leviers vous appuyez-vous pour contraindre les entreprises à respecter la loi ?

Vous savez, l’administration du travail a pour vocation de faire respecter la législation du travail, autant dans sa composante droit du travail, que dans sa composante droit de la sécurité sociale. Il faudra reconnaître qu’à ce niveau, nous ne sommes pas très portés vers la saisine du Procureur pour obtenir la poursuite de ces employeurs qui font fi de la législation de la sécurité sociale. Le plus souvent avec la Caisse de sécurité sociale et l’Ipres, on cherche à toucher le porte-monnaie de l’employeur à travers les pénalités. Même si cela a un  certain intérêt, il faudrait parfois que la sanction pénale soit érigée en pédagogie.

Il y a une autre tendance générale dans le cadre du droit des affaires : c’est la dépénalisation. Pour quelqu’un qui prend le risque de créer son entreprise, il serait mal vu que lorsqu’il commet toute de suite une infraction sur le plan pénal, qu’on saisisse le procureur pour obtenir sa condamnation. C’est le revers de la médaille. Nous sommes dans un pays qui est en compétition avec d’autres pays de la sous région en matière d’investissements. Il ne faudrait pas qu’on en rajoute par rapport aux risques mais le dispositif de sanction, il est là. Il existe.

On peut en déduire que c’est la mise en œuvre de la loi qui fait défaut dans notre pays ?

Un problème d’application se pose même si rien ne s’oppose, que par rapport à certains employeurs qui sont récalcitrants, multirécidivistes, que la procédure en la matière soit déclenchée. Que le parquet soit sensible à ce genre de délinquance.

Et c’est cette sorte d’impunité qui encourage la délinquance sociale  comme vous dites ?

Je ne dirais pas impunité. Lorsqu’on est conscient d’un certain nombre de limites des organes de contrôle, certains employeurs l’utilisent comme stratégie. Ils en profitent. Si vous allez dans des pays occidentaux, aucune entreprise n’a le courage de ne pas reverser les cotisations sociales. C’est impensable. Au Sénégal, on n’est pas encore dans les dispositions pour aller dans le sens que prescrit le code dans la prise en charge de la sécurité sociale.

C’est le travailleur sénégalais qui en pâtit ?

Malheureusement ! Mais je pense qu’il faudrait qu’on s’accorde sur un minimum qui consiste à payer les salaires selon le minima fixé par la législation. Il faut également prendre en charge la sécurité sociale. Si on tient compte de ces éléments, on peut faire faire à notre système professionnel un bond qualitatif. Il y a une posture pédagogique à adopter. Généralement, beaucoup d’entrepreneurs sénégalais ne sont pas informés par rapport à ce dispositif. Mais ce n’est pas une excuse dans la mesure où nul n’est censé ignorer la loi. Il faut nécessairement s’imprégner de l’environnement juridique.

Comment appréciez-vous le Pacte national de Stabilité sociale et d’Emergence économique (Pnsee) validé par le chef de l’Etat sénégalais ?

Nous osons croire qu’il va amorcer un nouveau tournant, qu’un bond qualitatif sera réalisé surtout en ce qui concerne l’administration du travail, pour lui permettre de faire son travail correctement et convenablement.

Que répondez-vous à ceux qui doutent de son efficacité dans la mesure où il y a un large fossé entre la théorie et la pratique ?

Vous avez raison de souligner que le plus souvent, ce sont des vœux pieux.  On a souvent l’impression que le discours  est en avant par rapport à la réalité. Mais l’Etat a l’obligation d’outiller l’administration du travail, de lui permettre de jouer son rôle, de doter les inspecteurs et contrôleurs du travail de moyens, de recruter suffisamment d’inspecteurs du travail et surtout de mettre en place un dispositif pour les retenir au niveau de l’administration du travail. C’est un tel combat qu’il doit mener pour induire le respect du droit des travailleurs.

Des assurances sont données, il y a de l’optimisme, mais le syndicat des inspecteurs du travail ne tombera pas dans l’optimisme béat. On  restera vigilant. Le président de la République a fait des promesses dans ce sens, le pacs est validé sans réserve. Le gouvernement fixe un cap mais ne se donne toujours pas les moyens d’atteindre ce cap. L’administration du travail est confrontée à deux problèmes majeurs, des problèmes de moyens matériels et humains. Si l’Etat ne met pas en place un système de motivation pour retenir les agents de l’administration du travail, le problème restera entier. Il doit corriger les discriminations  au niveau de la haute administration. Parce que les inspecteurs et contrôleurs sont des agents sortis des agents de l’état sortis de l’école nationale d’administration, une école prestigieuse, le concours est très sélectif. Ils méritent d’être traités au même titre que leurs homologues qui sont dans d’autres secteurs,

Le droit du travailleur n’est pas respecté au Sénégal ?

Il y a beaucoup d’efforts à faire, il faut comme je l’ai dit qu’on s’accorde sur l’essentiel, c’est-à-dire de faire respecter les minima sociaux, la prise en charge sociale en fait partie. Il faudra un dosage entre les intérêts des entreprises et ceux des travailleurs. Sans entreprise il n’y a pas de travailleur, sans travailleur il n’y a pas d’entreprises performantes. Nous devons nous inscrire dans le schéma de questionner notre système de relation professionnelle. Je plaide pour qu’on ait un véritable label social, dans lequel les minimas sont respectés. Imaginez un employé qui travaille dans une entreprise pendant 20 ans, qui se rend à l’Ipres et qu’on lui dise qu’on n’a jamais cotisé pour lui, vous lui signez son arrêt de mort. Des entreprises sont en difficulté mais beaucoup d’autres ne prennent pas au sérieux la question des cotisations sociales.

Les employeurs sénégalais respectent-ils la dignité humaine que garantit le droit du travail ?

Si vous allez aujourd’hui dans certains pays, le salaire et la protection sociale touchent ce qu’on appelle la dignité humaine. Je lisais un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme qui considère le salaire  comme un droit de propriété du travailleur. Elle est allée jusqu’à dire que le salaire est un revenu du ménage, cela n’appartient pas uniquement au salarié, mais le salaire revient à l’ensemble des membres de la famille ; la famille africaine est large, il faudrait que les gens soient sensibilisés par rapport à ces paradigmes-là. Il faut qu’on questionne notre système de relation professionnelle, car l’administration du travail est un instrument qui n’est pas porté vers la sanction, vers l’attitude de réprimer, nous aidons les entreprises à respecter la législation à travers une pédagogie

Le travailleur sénégalais est il, de son côté, exempt de reproches ?

Je pense qu’on doit prendre en considérations plusieurs facteurs et qu’il ne faut pas pointer du doigt les travailleurs sénégalais. Des reproches doivent être faits contre tout le système. Une entreprise se reconnaît à travers un certain nombre de valeurs. C’est plaisant de voir souvent des agents brandir leur fierté d’évoluer dans une entreprise donnée. La législation a doté l’employeur de moyens de coercition contre les travailleurs qui ne respectent pas les règles du jeu mais il faut qu’on soit dans une dynamique qui donne à l’employé le plaisir de travailler. On doit retourner aux enseignements philosophiques et religieux. 

Par Matel BOCOUM

 

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